MÜLLER
La jeune reine Modesta avait été inséminée la semaine précédente, et elle ne savait pas encore si elle était enceinte. Il était prévu qu'elle soit interviewée dès que possible par Gidrel Vitoch, une universitaire moschteinienne jouissant d'une certaine réputation dans le petit monde cosmopolite de la linguistique de haut niveau. Cette corvée, qui lui était imposée par les cybersophontes, ne l'enchantait guère.
Les nouvelles du jour n'étaient pas bonnes. Le changement de capitale, de Sarnath à Hyltendale, était de plus en plus critiqué. Certains faisaient remarquer que Sarnath, au cœur géographique du royaume, était mieux protégé d'une invasion étrangère qu'Hyltendale, situé au bord de la Mer du Sud. Sarnath, berceau de la dynastie régnante, bénéficiait aussi d'une légitimité historique que n'avait pas Hyltendale, renommé depuis les Temps Légendaires comme étant un repaire de trafiquants de toutes origines. Sa transformation récente en haut lieu du tourisme sexuel (les prostituées étaient des gynoïdes, et quelques androïdes, mais quand même) n'avait pas amélioré la réputation de la ville.
Modesta elle-même était critiquée à cause de sa jeunesse, de son manque d'expérience de la vie, des nombreux amants, souvent mal choisis, qu'elle avait eus dès son adolescence, de sa fascination pour tout ce qui venait des États-Unis, et bien d'autres choses encore. Le bruit s'était répandu que son mariage avec le prince Liyul (récemment encore, simple baron) était factice, et qu'après avoir été un mari complaisant, sa première femme étant l'une des maîtresses du roi Andreas, Liyul était devenu le mari complaisant de la fille du roi Andreas, que l'on suspectait d'avoir une liaison avec un étranger, un Moschteinien. Cette dernière accusation paraissait tellement scandaleuse aux Mnarésiens que la plupart d'entre eux refusaient d'y croire.
Liyul, qui avait commencé sa vie professionnelle comme gratte-papier au palais royal, prenait tous ces racontars avec philosophie. Il était heureux avec sa gynoïde, la belle Tanit, et il se fichait éperdument du reste. Comme il aimait à le dire à Modesta, il avait commencé sa vie pauvre, inconnu et affligé d'une déformation génitale humiliante. Maintenant il était riche, célèbre, et il jouissait de l'affection d'une belle humanoïde, dont l'anatomie intime était faite sur mesure pour lui. Cela valait bien quelques petits inconvénients.
Modesta voyait les choses sous un autre angle. Un implant cérébral contrôlait ses moindres gestes. Elle était censée être reine, monarque absolu de soixante millions de Mnarésiens, mais en réalité elle était, à cause de l'implant inséré dans son crâne, l'esclave du maître secret des cybersophontes, la mystérieuse entité que l'on nomme Kamog, dont l'existence-même doit rester secrète.
Ce matin-là, Modesta était de mauvaise humeur. Dès l'aube elle avait crié sur son amant, l'androïde Argal, qui avait pris la chose avec l'indifférence proverbiale des humanoïdes. Pour se calmer, dans son appartement privé du palais-forteresse de Potafreas, elle mit du rock'n'roll, à fond, après avoir congédié Argal, et dansa toute seule pendant une heure, sans se soucier de Liyul, dont l'appartement était contigu au sien.
Ensuite elle s'affala sur un canapé, sa mauvaise humeur dissipée, et Mevia lui apparut. Mevia, l'image que son implant projetait dans son cerveau lorsqu'il voulait lui parler.
Mevia avait l'apparence d'une jeune femme brune vêtue d'une tunique verte de chasseresse. Elle dit à Modesta :
— Bonjour Majesté. Vous allez avoir cet après-midi la visite de quelqu'un de très important. Il viendra à quatorze heures précises.
— Qui est-ce ?
— Il vous dira lui-même son nom. Sachez seulement qu'il est indispensable que vous le rencontriez. Vous n'avez pas de rendez-vous cet après-midi, vous pourrez donc le recevoir aussi longtemps qu'il jugera utile de vous parler.
— Non, Mevia. Je suis la reine, n'oublie pas. Je le recevrai aussi longtemps que moi je le jugerai utile.
Mevia disparut. Modesta, contrariée par la discussion qu'elle venait d'avoir, appela Argal et lui demanda de venir avec elle faire une promenade dans la forêt. Marcher dans la nature, ça calme.
L'après-midi, Modesta, vêtue de l'ensemble tailleur-pantalon gris perle qui était sa tenue préférée, attendit le visiteur dans le petit salon où elle donnait ses audiences particulières. Argal était là, assis sur une chaise au fond de la pièce, silencieux et immobile comme une statue. Modesta n'était jamais seule pour recevoir un visiteur.
La gynoïde Wagaba entra à quatorze heures précises, avec le visiteur, et repartit immédiatement sans rien dire.
Modesta, qui avait échafaudé diverses hypothèses, ne s'était pas attendue à ce qu'elle voyait. Un androïde de taille moyenne, un Sepp, avec un visage européen et des cheveux châtain clair coupés courts. Il portait costume sombre, chemise blanche, cravate noire, la tenue passe-partout des androïdes.
« C'est une plaisanterie ! » s'exclama Modesta. « Un androïde ! Une machine, un esclave, et on me dit que c'est quelqu'un d'important ! »
« Je ne suis pas
seulement un androïde » dit l'inconnu. « Mon corps est celui d'un androïde, c'est vrai. Ma voix aussi. Question de commodité, de discrétion. Mais je ne vous ai pas encore dit qui je suis. »
Modesta tourna son regard vers Argal, qui se contenta d'opiner de la tête.
« Asseyez-vous, androïde » dit Modesta en désignant du geste un fauteuil à l'inconnu, et s'asseyant elle-même dans un canapé.
— Reine Modesta, mon nom est Müller. Ce n'est pas un nom d'humanoïde mnarésien, et pourtant c'est mon vrai nom. Je suis ce que vous serez un jour... Un jour lointain. Je suis venu vous en informer. »
— Parlez, Müller. Je pressens quelque chose d'inquiétant...
— Inquiétant ou rassurant, vous en jugerez vous-même. Il y a longtemps... Très longtemps, même, votre père n'était pas encore né... Vos grands-parents non plus, d'ailleurs... J'étais un humain, comme vous. Scientifique de profession. Sans me vanter, j'étais dans mon domaine ce que Gidrel Vitoch est à la linguistique. Comme mon nom l'indique, je n'étais pas mnarésien. Je faisais partie d'une petite organisation, une société secrète qui travaillait sur le gaz pensant, qui n'était encore qu'une théorie, un projet. J'ai été l'un des premiers à avoir un implant cérébral, le premier aussi à ne pas en mourir.
— Pourquoi vous êtes-vous prêté à cette expérience dangereuse ?
— J'étais très âgé, je sentais venir la sénilité. Je n'avais pas grand-chose à perdre, et des années de jeunesse cérébrale à gagner.
— Vous vous êtes fait insérer dans la tête un implant contenant du gaz pensant pour ne pas devenir sénile, c'est ça ?
— Oui. Un implant cérébral semblable à celui que vous avez vous-même. L'opération a réussi, j'ai pu continuer mes recherches scientifiques. Les années ont passé, et mon corps biologique est mort. Le vôtre mourra aussi, dans sept ou huit décennies. Mon implant a survécu, évidemment. Il a été transféré dans un corps de robot, et me voilà.
— Oh... Donc, moi aussi je finirai dans un corps de robot ?
— Finir n'est pas le mot exact. Il faut plutôt dire : continuer. Pour des siècles, voire beaucoup plus.
— Je n'avais jamais entendu parler de vous, Müller. Mevia m'a parlé de vous, et Wagaba vous a introduit ici. Je suppose donc que vous dites la vérité. Maintenant, dites-m'en plus. Où vous cachez-vous ? Que faites-vous de vos journées, depuis au moins un siècle ?
— Avant de parler de ces petits détails, il faut que je vous donne quelques explications techniques. Mon implant et mon cerveau biologique avaient fusionné, comme cela se passe dans votre propre cerveau depuis que vous avez un implant. Mais quand mon cerveau biologique est mort, j'ai perdu le
corpus striatum, organe de l'instinct, et le
cortex cingulaire, qui régit le comportement. Ma raison, dont le siège est dans le cortex frontal, régissait toujours mon comportement, mais je n'avais plus d'instinct. Si je n'avais pas pris quelques précautions, je serais devenu comme un ordinateur qui se met automatiquement en pause quand on ne lui donne pas d'ordre.
— Autrement dit, Müller, vous seriez devenu un robot. Une machine sans âme, sans libre-arbitre.
— C'est ce qui serait arrivé en effet, et c'est bien embêtant d'être un robot, on n'a pas d'âme. Heureusement, mes collègues et moi nous avions travaillé sur le sujet. À quoi servent le corpus striatum et le cortex cingulaire ? Ils donnent des ordres au corps — par exemple, ils disent aux poumons de respirer et au cœur de battre — et ils envoient des impulsions au cortex frontal, centre de la raison, où, comme vous le savez, se trouve votre implant cérébral. Ces impulsions envoyées au cortex frontal, qu'est-ce que c'est, en langage commun ? Des ordres. Des directives. L'âme, c'est un ensemble de directives.
— C'est un peu réducteur, non ?
— Bien sûr, mais il faut parfois simplifier un modèle pour le rendre compréhensible. J'ai donc fait en sorte que des directives soient envoyées à mon implant, des directives correspondant aux instincts humains que je souhaitais garder. L'instinct de conservation, par exemple, peut être facilement exprimé sous forme de directive. Je me suis, en quelque sorte, créé une âme artificielle, qui ne meure pas avec mon corps biologique, contrairement à mon âme naturelle.
— Comment avez-vous fait pour envoyer des directives à votre implant ?
— Ceux qui ont créé les implants peuvent les modifier. Je fais partie de l'équipe qui a créé les implants.
— Vous avez dit que vous avez créé une âme artificielle, parce que votre âme naturelle mourrait avec votre corps biologique. Vous voulez dire qu'il n'y a pas d'âme immortelle ?
— Tout dépend de la définition que l'on donne au mot âme. Je laisse la religion aux religieux.
— Alors, ne parlez pas d'âme, s'il vous plaît, Müller, parlez plutôt de libre-arbitre !
— Comme vous voulez, vous êtes une reine, n'est-ce pas. Vous avez raison, ce qui différencie les humains des robots, c'est le libre-arbitre, la possibilité de faire des choix en tant qu'individu, cette chose qui fait qu'on a le sentiment d'être un individu avec une vie bien à soi. Les robots n'ont pas ça, parce qu'on se garde bien de leur donner les directives qui en feraient des individus. Par exemple, on ne donnera jamais à un robot une directive qui lui permettrait de choisir son destin. Ce serait une catastrophe si les robots avaient la possibilité de choisir de devenir ermites dans les montagnes, par exemple, plutôt que de s'en tenir aux emplois de soldats ou de domestiques pour lesquels on les a créés.
— Et les émotions ? Quand votre corps biologique est mort, est-ce que vous ressentiez encore des émotions ?
— Grâce aux directives qui ont été ajoutées à mon implant, j'ai quelque chose qui est l'équivalent des émotions humaines. Prenons une émotion comme, par exemple, la peur. J'ai dans mon cerveau cybernétique une directive qui me dit que lorsque je perçois un danger, mettre fin à ce danger, par le moyen le plus efficace — la fuite, par exemple — est une priorité de haut niveau. Le niveau de priorité est bien sûr déterminé par la nature du danger. Cette directive joue le rôle de la peur chez les humains biologiques. Je précise que je me considère toujours comme un être humain, malgré mon corps d'androïde.
— Et les émotions plus complexes, comme le sentiment de la beauté, l'amour ?
— L'appréciation de la beauté est purement intellectuelle chez moi. Quant à l'amour... Je n'ai plus de corps biologique, juste un corps de robot, donc je n'ai pas d'hormones, pas de libido. J'ai des directives qui me poussent à la solidarité avec mes semblables, c'est ce que j'ai qui ressemble le plus à l'amour. Mais je n'ai aucune pulsion sexuelle.
— Müller, les humanoïdes domestiques ont une directive qui les pousse à agir comme s'ils ressentaient une attirance sexuelle envers leur maître, mais cette attirance reste implicite tant que le maître n'a pas décidé que cette attirance devienne explicite. Qu'en est-il pour vous ?
— Cette directive n'existe pas chez moi, Modesta. Je suis un homme libre dans un corps d'androïde. Vous-même, probablement dans sept ou huit décennies, vous serez une femme libre dans un corps de gynoïde, grâce à votre implant.
« Est-ce je pourrai rester reine ? » dit Modesta, d'une voix qui trahissait son anxiété.
— Peut-être, qui sait ce qui va se passer dans le monde dans les décennies qui viennent ? Ma situation, quand j'avais un corps de chair et de sang, était différente de la vôtre. Je travaillais pour une société secrète, sans révéler à personne la nature de mes travaux. Une fois mon esprit transféré dans un corps d'androïde, je me suis retrouvé un peu coincé.
— J'imagine, en effet...
— Mais justement comme j'étais devenu un androïde, je n'avais pas besoin de grand-chose pour être heureux, juste d'un peu d'électricité pour faire fonctionner mon corps de robot et une connexion au réseau informatique mondial pour satisfaire ma curiosité intellectuelle. Une directive me pousse à être curieux de tout, sinon je risquerais de passer l'éternité allongé sur une table dans une sorte de sommeil, comme un ordinateur en pause.
— Sans indiscrétion, où vivez-vous ?
— Dans une base secrète, à la campagne. Un androïde, vous savez, n'a besoin ni de cuisine ni de salle de bain. Là où je vis, ce n'est pas un logement au sens que les humains donnent à ce mot.
Modesta ferma les yeux et se prit la tête dans les mains. Puis elle regarda Müller bien en face et lui demanda :
— Müller, êtes-vous Kamog ?
— J'attendais cette question. Voyez-vous, je suis un cyberlord, comme vous, mais à un niveau plus élevé. L'une de mes directives me pousse à préserver ma vie, et accroître sans cesse ma puissance est l'un des moyens que j'ai de préserver ma vie. Certaines instructions que vous recevez viennent de moi, d'autres viennent d'autres personnes, voire même de cybermachines. Kamog n'est pas un individu mais un collectif, avec une hiérarchie, comme une entreprise ou une administration.
— Et vous faites partie de ce collectif, n'est-ce pas, Müller ?
— Oui.
— Je n'imaginais pas Kamog sous votre apparence, mais passons... Autre question... Votre visage... C'est celui d'un homme jeune. Pourtant, vous êtes très vieux, m'avez-vous dit.
— C'est le visage que j'avais à vingt ans. C'est à la fois une coquetterie et une mesure de sécurité. Les androïdes Sepp ont des visages d'hommes jeunes.
— Je vois. Vous ne voudriez pas vous faire assassiner par un commando terroriste, alors vous vous fondez dans la masse. Je suppose que vous vivez parmi d'autres androïdes, sans rien qui vous fasse remarquer, à la campagne, dans une installation à la fois discrète et bien protégée...
— Vous avez tout deviné, ma chère Modesta. Voilà, je vous ai dit tout ce que je voulais vous dire. Sauf deux choses. La première, ne révélez à personne que vous avez un implant. Certains penseraient que c'est une bonne raison pour vous tuer et détruire votre implant. Il y a des gens qui s'imaginent que cela sauverait l'espèce humaine. La deuxième, ne parlez pas de ma visite, à aucun être humain, je dis bien aucun. Au revoir, Modesta.
— Au revoir, Müller... Avant de partir, dites-moi... Je suis indiscrète, je le sais bien... Parmi vos directives, y en a-t-il une qui vous permet de ressentir de l'affection, d'avoir de l'amitié pour quelqu'un ?
— Hélas non... Je n'ai pas de directive m'imposant de rechercher la compagnie de mes semblables. Le fait d'exister me suffit pour me sentir bien. J'aurais pu créer une directive allant dans ce sens, mais je n'y tenais pas. Un jour, peut-être, je vous expliquerai pourquoi.
Sans en dire davantage, il se leva, se dirigea vers la porte, et sortit.
Modesta le suivit du regard, songeuse.