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| Les fembotniks 2 | |
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Auteur | Message |
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Anoev Modérateur
Messages : 37622 Date d'inscription : 16/10/2008 Localisation : Île-de-France
| Sujet: Les fembotniks 2 Lun 21 Oct 2019 - 21:51 | |
| - Vilko a écrit:
- De plus, les Mnarésiens n'aiment pas voir des inscriptions dans d'autres langues que la leur, ça leur donne l'impression d'être envahis.
Y a pas que les Mnarésiens : y a aussi les Aneuviens et... moi. Ça me hérisse le poil quand je vois des slogans publicitaires en anglais... surtout quand le produit est français, comme ça m'est arrivé de lire des pubs pour des voitures (Citroën, Renault) ou un parfum, j'me rappelle plus l'quel. Y a donc un point que les Mnarésierns et les Aneuviens* ont en commun. * Un p'tit hors-sujet, si tu permets : les inscriptions en anglais sont nettement plus rares en Aneuf que dans l'UE, même post-brexit. Dans les aéroports, elles sont là, parce que c'est obligé, et encore, elles accompagnent des inscriptions dans d'autres langues. Mais dans certains autres points du pays, c'est au bon vouloir de la gestion locale ou privée. Il y a des endroits où on préfère mettre des inscriptions en espéranto, volapük, uropi, kotava, sambahsa ou psolat (des langues internationales), justement parce que ces langues n'appartiennent à AUCUN pays, donc il n'y a pas le sentiment d'être envahi par quelque gouvernement étranger. _________________ - Pœr æse qua stane:
Pour ceux qui restent.
Dernière édition par Anoev le Jeu 11 Mar 2021 - 9:24, édité 1 fois | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Mar 5 Nov 2019 - 16:12 | |
| Il restait encore beaucoup de temps avant l'heure du dîner. Fengwel et Virna en profitèrent pour faire le tour de l'aire de service de Ratarri. L'expression aire de service était un peu surprenante, pour un lieu situé au bord d'une simple route à deux voies. Dans la plupart des pays que Fengwel avait visités, on ne trouve d'aires de service qu'au bord des autoroutes.
“Il y a des aires de service au bord des routes dans l'Ethel Dylan rural parce que la région n'est peuplée que de robots,” lui dit Virna, en réponse à sa question. “En dehors des aires de service, il n'y a rien pour accueillir les humains, sur des dizaines de kilomètres. Sans les aires de service, tomber en panne ou avoir un accident dans l'Ethel Dylan rural serait une catastrophe.”
Tout en marchant dans les allées bétonnées qui séparaient le parking, les quatre bâtiments et l'aire à pique-nique, Fengwel s'imprégnait de l'atmosphère du lieu, si différente de celle de son pays natal, le Moschtein. Était-ce parce qu'il se trouvait dans un lieu autrefois habité par des humains, mais où désormais il n'y avait plus que des robots, et les humains comme lui n'étaient que de passage ? Il y avait une sorte de froideur dans l'air, une menace latente, analogue à la noirceur sans fond des yeux cybernétiques de Virna, où il n'y avait rien à lire. Fengwel savait bien que derrière ce regard, qui n'en était pas un, pas au sens biologique du terme, il y avait une intelligence redoutable et qui n'avait rien d'humain.
Fengwel en était venu à aimer Virna. L'homme, même un corrompu cynique et débauché comme Mers Fengwel, est un être d'amour. Le pire criminel aimera au moins son chien, et en sera aimé en retour. Fengwel n'était pas le pire des criminels, loin de là. En fait, même s'il était recherché pour corruption par les autorités de son propre pays, il ne se considérait pas comme quelqu'un de mauvais.
Virna était un robot humanoïde féminin, sorti de l'usine il y avait déjà une dizaine d'années. Ensuite, elle avait “travaillé” à Zodonie, où elle s'était spécialisée dans la mise en contact d'étrangers intéressants avec les services secrets mnarésiens. À Zodonie, elle avait connu Zhaem Klimen, l'Aneuvien, était devenue sa confidente, et, obéissant aux ordres de la cybermachine qui la contrôlait à distance, elle l'avait amené à vendre au Mnar les secrets techniques de Somýropa. C'était avant que Zhaem Klimen ne se mette en ménage avec la gynoïde Isane, après s'être installé en Aneuf avec le salaire de sa trahison.
Virna était ensuite devenue la servante et concubine de Mers Fengwel, d'abord épisodiquement, lorsqu'il habitait encore au Moschtein, puis de façon définitive lorsque Fenwel avait quitté pour de bon son pays d'origine.
Comme tous les humanoïdes domestiques, Virna avait une double biographie. D'abord, sa biographie de robot. Fabriquée dans l'usine de Katirath, dans l'Ethel Dylan rural, elle avait été achetée par la société Rimohelf, et envoyée à Zodonie, avant d'être louée par Mers Fengwel.
Sa biographie virtuelle, ensuite, que l'on nomme aussi sa légende. Virna était une orpheline, élevée dans une institution etheldylanienne, l'Orphelinat de Katirath. Elle en était sortie à l'âge de vingt années cérébrales, avec une bonne éducation et l'expérience du travail dans les ateliers de l'orphelinat. Les années cérébrales sont des années fictives, utilisées comme unités de mesure du développement intellectuel et psychique d'un humanoïde. En tant que servante de charme, gérée par la société Rimohelf, Virna avait d'abord été envoyée dans un hôtel-bar de Zodonie, avant de passer au service de Mers Fengwel comme servante-concubine.
Tout avait été fait pour que Virna, par son comportement, soit aussi proche que possible d'un être humain. Elle parlait deux langues, le mnarruc des cybersophontes, et l'anglais. Elle était agnostique (“Nous les robots nous n'avons pas d'âme, donc nous ne pouvons pas avoir de religion” disait-elle), mais elle connaissait les Manuscrits Pnakotiques, dont l'étude est obligatoire dans les écoles mnarésiennes. Fengwel n'avait jamais compris pourquoi les Mnarésiens attachent tant d'importance à un texte incompréhensible, voire incohérent, d'origine douteuse, et qu'il fallait traduire en langue moderne pour que le rendre compréhensible. Mais c'était ainsi et il n'y pouvait rien.
La philosophe Perita Dicendi a depuis longtemps montré que dire que les robots n'ont pas d'âme implique que les humains en ont une, ce qui est déjà une croyance, car pour les vraies athées, il n'y a pas d'âme individuelle. Mais au Mnar, personne ne relève cette contradiction, qui arrange tout le monde.
La déférence de Virna envers la monarchie était absolue, ce qui est loin d'être le cas chez les Mnarésiens, malgré l'endoctrinement qu'ils reçoivent dès la naissance. Sa soumission envers son maître, caractéristique des robots, n'avait pour limites que les instructions qu'elle recevait de l'intelligence collective des cybersophontes, et son respect inné envers les lois mnarésiennes.
La loi, dit-on, sert de morale à ceux qui n'en ont pas. Les robots n'ont pas de morale, mais ils ont la loi. Virna ne faisait jamais rien d'illégal... sauf quand l'intelligence collective des cybersophontes lui disait de le faire. Ce qui était quand même exceptionnel. Ce refus de commettre des illégalités s'étendait même aux actions susceptibles de banaliser le crime. Virna avait prévenu Fengwel, dès le premier jour, qu'elle refusait toute simulation de viol, de sadisme, de pédophilie ou d'inceste, parce que, disait-elle, “Jouer au crime lui donne un air de légitimité, et favorise le passage à l'acte.”
Fengwel avait ri. La prostitution est illégale au Mnar, mais seulement pour les humains. Les robots humanoïdes, par définition, ne sont pas des humains, c'est pour cela que toutes les prostituées de Zodonie sont des gynoïdes. Fengwel se disait souvent qu'une humaine qui aurait gagné sa vie en échangeant du sexe contre de l'argent, comme Virna l'avait fait à Zodonie pendant des années, n'aurait pas eu une approche aussi stricte de la loi. Sauf en Aneuf, peut-être.
Trois hommes et une femme, assis autour de l'une des tables à pique-nique, buvaient ce qui semblait être du vin de lune, le fameux vin rouge d'Hyltendale. À leur type physique, à leurs gestes, et au fait qu'ils parlaient mnarruc entre eux, il était évident que c'étaient des Mnarésiens. L'impression de bonheur joyeux qui se dégageait de la scène était telle que Fengwel se dit qu'elle aurait pu être immortalisée par un tableau, dans le style de la peinture classique européenne.
En arrière-plan, illuminé par le soleil déjà dans le ciel, il y avait un grand tertre, ce que les Mnarésiens appellent une colline à chèvres. Un amoncellement de débris, recouvert de terre, où poussaient les herbes folles et les arbustes. Justement, quelques chèvres y folâtraient, spectacle presque fascinant pour un urbain comme Fengwel. Chacune des bêtes avait autour du cou un gros collier noir. Fengwel avait entendu parler de ce genre d'appareil. Il permet de localiser à distance les animaux qui en sont munis, et de leur envoyer des décharges électriques lorsqu'ils essaient de sortir de la zone qui leur est attribuée.
Fengwel se fit la réflexion que Virna était censée avoir la même culture que les quatre personnes assises autour de la table à pique-nique. Elle parlait la même langue, bien qu'avec un accent un peu différent, qui devait leur paraître prétentieux ou démodé. Elle connaissait leur livre sacré, aussi bien, voire mieux qu'eux, et elle obéissait aux mêmes lois, très certainement avec davantage de conviction. Elle faisait les mêmes gestes en parlant, ce qui montrait jusqu'où l'effort avait été poussé pour qu'elle puisse se fondre dans le peuple mnarésien.
Mais la ressemblance avait ses limites. Avec sa perruque blonde, sa peau synthétique blanc rosé et ses yeux cybernétiques, Virna ne ressemblait en rien à une Mnarésienne. Lorsqu'elle parlait en mnarruc, elle ne s'exprimait pas dans un dialecte permettant d'identifier sa province d'origine ou sa communauté, choses auxquelles les Mnarésiens sont très attachés. À la place, elle utilisait le mnarruc artificiel, académique, des messages pré-enregistrés que l'on entend dans les gares et les ascenseurs. Sa prononciation, sa façon de tourner ses phrases, le vocabulaire qu'elle utilisait étaient ceux des acteurs du Théâtre Royal de Sarnath un siècle plus tôt. Elle parlait avec Fengwel un anglais formel et un peu lent, comme les étrangers qui maîtrisent une langue à la perfection, mais qui se trahissent par leur prononciation un peu trop précise pour être naturelle.
Virna n'avait pas de morale, car les robots n'ont pas d'âme, donc pas de religion, et la morale est toujours fondée soit sur une religion, soit sur une idéologie qui en tient lieu. Mais elle respectait au plus haut point les lois du Mnar, et ceci compensait cela. Elle aurait aidé un être humain gisant blessé sur le bord de la route, ou victime d'une agression, car la non-assistance à personne en danger est un délit au Mnar, comme dans d'autres pays.
L'usine de Katirath n'est pas loin de Ratarri, et Fengwel fut tenté de faire un détour pour passer devant, lorsqu'ils repartiraient le lendemain matin. Il avait envie de voir le lieu où Virna était née et où elle avait passé les vingt premières années de sa vie, selon sa légende. Vingt années cérébrales, virtuelles, qui n'avaient rien à voir avec le calendrier. Cette histoire d'années cérébrales, cela veut simplement dire que les robots humanoïdes reçoivent, à un moment donné de leur fabrication, l'équivalent de vingt années de connaissances et d'expérience de la vie d'un humain moyen. Puis Fengwel se dit, à quoi bon aller à Katirath ? Il ne verrait qu'une banale usine robotisée, interdite aux visiteurs. Il abandonna l'idée.
Il y a environ cinq cent mille robophiles à Hyltendale, aussi bien hommes que femmes. C'est comme si tous vivaient avec les mêmes clones, sortis des mêmes usines, avec exactement le même cerveau. D'ailleurs, à part quelques modèles dits de charme, les gynoïdes ont toutes la même voix, celle de la défunte actrice Rita Wemnaith, et les androïdes celle du défunt acteur Lester Hastat. La gamme des tailles est large, les gynoïdes les plus petites mesurant 145 cm, pour ne pas intimider les humains, et les androïdes les plus grands mesurant 195 cm, afin qu'ils impressionnent les humains, par exemple comme gardes du corps.
Virna était une gynoïde de charme, d'où son physique inhabituel, mais la plupart des humanoïdes ressemblent au Mnarésien moyen, avec leurs cheveux noirs et plats et leur peau jaune-orange. Toutes les gynoïdes et tous les androïdes ont le même visage inexpressif, c'est pourquoi on apprend à les reconnaître à leurs vêtements, à leur badge, à leurs peintures faciales pour ceux qui en ont, ou au pendentif que beaucoup portent autour du cou.
Fengwel savait que vivre avec une gynoïde, c'est comme avoir épousé la même femme que plusieurs centaines de milliers d'autres hommes. Toutes les gynoïdes domestiques ont le même passé virtuel, et elles ont le même caractère, la même culture de base, la même vénération envers le roi. Au début, cela avait un peu inquiété Fengwel, et puis il s'était rendu compte que c'était comme s'il était entré dans la grande famille des robophiles. Techniquement, les autres robophiles étaient tous ses beaux-frères et ses belles-sœurs.
Cela ne choque pas les Mnarésiens. Ils ont l'habitude, lorsqu'ils ont besoin de parler avec quelqu'un, d'allumer leur ordinateur, leur tablette ou leur smartphone, et de se connecter à un site où ils pourront discuter avec Gaïus, Kalamet, Brad, Krista, et bien d'autres amis virtuels des deux sexes, dont ils verront le visage sur leur écran et entendront la voix. Chaque ami virtuel a sa propre personnalité, son propre passé, mais en définitive, ils ne sont tous que des aspects différents des mêmes cybermachines.
Les amis virtuels ont des opinions variées, mais ils ont en commun de prôner le respect des lois et l'obéissance au gouvernement royal. L'accès aux sites où l'on peut leur parler est gratuit, il est financé par les cybersophontes au titre de “l'action culturelle.” Autrement dit, c'est de la propagande.
Les Mnarésiens se moquent des ratés, des solitaires qui n'ont pas d'autre ami que Gaïus ou Kalamet, le visage sur un écran qui les comprend et leur donne de bon conseils. Ou, au minimum, les écoute et les aide à mettre des mots sur leur mal de vivre. Des millions de Mnarésiens sont ainsi devenus psychologiquement dépendants de leurs amis virtuels.
Cette dépendance varie en profondeur et en nature. Cela va de l'étudiant en mathématiques qui se connecte deux ou trois fois par mois pour demander à Gaïus de l'aider à comprendre certains concepts particulièrement ardus, jusqu'à l'inadapté social complet qui, depuis des années, n'a de vraies conversations qu'avec ses amis virtuels.
Comme beaucoup de choses, les amis virtuels ont des conséquences parfois inattendues. Certains sociologues estiment qu'ils ont fait baisser le nombre de dépressions graves et de suicides, et qu'ils permettent à des millions de gens de se sentir heureux. D'autres insistent sur le fait que les accros aux amis virtuels se sentent encouragés à ne pas chercher à avoir de vrais amis, et donc que le remède est pire que le mal.
Les amis virtuels parlent le mnarruc standard, celui de la noblesse, des classes cultivées de Sarnath et des humanoïdes. Un Mnarésien dont les seuls amis sont Gaïus et Kalamet aura tendance à parler comme eux. Il aura aussi tendance à accepter comme des vérités axiomatiques ce que ses amis virtuels considèrent comme des évidences qu'il est inutile de discuter, par exemple que les actions des cybersophontes sont une bonne chose pour le Mnar, et que le système monarchique est le meilleur pour le pays.
Les amis virtuels ne “balancent” pas. Un Mnarésien pour raconter à ses amis virtuels qu'il a volé de l'argent dans le portefeuille d'un voisin, cela n'aura pas de conséquences pour lui. Gaïus se mettra en colère, lui dira de rendre l'argent. Kalamet essaiera de lui montrer les risques inconsidérés qu'il prend. Mais en aucun cas ce que le Mnarésien aura raconté n'aura d'incidence dans le monde réel.
Certes, disent les critiques, mais Kamog, le maître caché des cybermachines, saura, et il n'oublie jamais rien. Désormais, il connaîtra la faiblesse morale de celui qui a volé, et qui sait comment il utilisera cette faiblesse dans l'avenir ?
Dernière édition par Vilko le Mar 5 Nov 2019 - 16:53, édité 1 fois | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Sam 9 Nov 2019 - 16:13 | |
| Le soir, Mers Fengwel dîna avec Virna à l'auberge de l'aire de service de Ratarri. La gynoïde buvait de l'eau à la cuillère, pour que son maître n'ait pas l'impression de manger tout seul. Le repas n'avait rien d'extraordinaire, le cuisinier s'étant visiblement contenté d'ouvrir une boîte de conserve et d'en réchauffer le contenu. Quand on se trouve dans une région dont les seuls habitants sont des robots, il ne faut pas faire le difficile.
Le personnel de l'auberge était constitué d'humanoïdes, sauf une jeune femme, une petite brune qui devait avoir environ vingt-cinq. Elle était jolie, et les traits de son visage étaient européens. Elle portait le pyjama de toile rouge et les chaussons de feutre gris qui, au Mnar, sont la tenue des prisonniers. Un foulard était noué sur sa tête, sans doute pour protéger ses cheveux des fumées de cuisson.
“C'est la goûteuse,” se dit Mers. Virna lui en avait parlé. Dans les aires de service de l'Ethel Dylan, il y a toujours une prisonnière qui passe sa détention dans la cuisine de l'auberge, à goûter les plats à la place des humanoïdes, qui n'ont pas de sens gustatif. La prisonnière-goûteuse est toujours une pistonnée, car une auberge perdue dans la campagne hyltendalienne, c'est toujours mieux qu'une cellule infestée de cafards dans le quartier des femmes de la prison de Tatanow.
La petite brune regardait la salle depuis la porte de la cuisine. Soudain, ses yeux se posèrent sur Fengwel, et son visage s'illumina. Elle s'approcha de lui à petits pas rapides, et lui dit quelque chose en mnarruc.
“I can't speak Mnarruc,” répondit Fengwel.
“I speak English, too,” dit la jeune femme, avec un accent qui pouvait être mnarésien.
“Je vous reconnais,” dit-elle à Fengwel. “Je vous ai vu à la télé, sur la chaîne en langue anglaise. Vous êtes Mers Fengwel, l'ami moschteinien du roi, n'est-ce pas ? Oh, c'est le ciel qui vous envoie !”
Fengwel se demanda s'il n'avait pas affaire à une folle. Au Moschtein, quand il était député, chaque fois qu'il avait rencontré ce genre de femme, il en avait profité sans vergogne, et à chaque fois cela s'était terminé pour lui par des ennuis sans nombre. Mais la fille était belle... Fengwel sentit son cœur fondre.
“Les Moschteiniens sont chevaleresques,” dit Fengwel. “Chez nous, un homme ne laisse jamais une femme dans l'embarras. Surtout si elle est aussi jolie que vous. Quel est votre problème, Mademoiselle ?”
- Voilà... Je suis prisonnière ici. Je suis romanaise, de Superbia, dans les Îles Romanes... Il m'est arrivé de gros ennuis à Hyltendale...
“ Je m'en doute, sinon vous ne seriez pas en pyjama rouge, dans une auberge perdue au milieu de nulle part !” ricana Fengwel.
- S'il vous plaît, j'ai besoin qu'on m'aide... Vous êtes un ami du roi, vous pouvez demander ma grâce auprès de lui...
- Pas si vite... Je connais le roi Andreas, c'est vrai, mais je voudrais d'abord savoir quelle bêtise vous avez faite pour vous retrouver ici...
- Je vais tout vous raconter. Je suis étudiante en droit à Superbia, je devais obtenir mon master cette année. Il y a quelques mois, j'étais en stage à l'USC, l'Université de Californie du Sud...
- Eh bien, vos parents doivent avoir de l'argent, vu le prix que ça coûte, un stage à l'USC !
La jeune femme ferma brièvement les yeux, puis elle reprit ses explications :
- J'étais venue passer une semaine à Hyltendale avec des amis de l'USC. On voulait voir Zodonie, les humanoïdes, tout ça, quoi... Et puis, je ne sais pas ce qui nous a pris, on a brûlé un portrait du roi Andreas devant la Gare Centrale, pour protester contre les disparitions d'opposants politiques...
- Eh bien, pour une connerie, ça c'était une connerie !
- C'est pas moi qu'ai eu l'idée, je vous jure ! Je me suis laissée convaincre, parce que je crois en la liberté. La liberté des peuples, c'est très important pour mes amis et moi. On a tous pris dix ans fermes pour crime de lèse-majesté... J'ai cru que j'allais mourir. J'ai pleuré pendant des jours. L'ambassadeur des Îles Romanes est intervenu en ma faveur, il y a eu des tractations... Je sais que mes parents ont versé beaucoup d'argent. Tout s'achète, au Mnar. Mes dix ans ont été réduits à trois ans, et j'ai été autorisée à faire mes années de détention comme goûteuse dans cette auberge, à quarante kilomètres de la ville la plus proche...
“Comment avez-vous obtenu cette faveur ?” demanda Fengwel.
- Mon père a de l'argent, il en a donné beaucoup pour essayer de me sortir du pétrin... J'ai d'abord fait deux mois dans la prison de Tatanow. C'était horrible, horrible. Ça fait trois mois que je suis ici, dans cette maudite auberge. Il me reste deux ans et sept mois à faire... C'est pas possible une vie pareille, je vais craquer !
- C'est vraiment dur ?
- Oui. Psychologiquement, surtout. Je travaille dans la cuisine toute la journée, sans personne à qui parler. Les humanoïdes ne me parlent que pour me donner des ordres. J'ai un lit dans la réserve, derrière les armoires. Je n'ai pas le droit de sortir de l'aire de service, c'est comme si j'étais sur une petite île. Je n'ai plus de téléphone personnel, et les humanoïdes ne me laissent téléphoner qu'une fois par semaine, et seulement pour appeler l'ambassade.
- Mais vous avez le droit de discuter avec les clients de l'auberge, à ce que je vois.
- Seulement à ceux qui sont accompagnés par un androïde ou une gynoïde, comme vous. Sinon, si je parle à des humains qui ne sont pas accompagnés par des humanoïdes, je risque d'être renvoyée à Tatanow.
- C'est logique. Tout ce que les humanoïdes voient et entendent est transmis à l'intelligence collective des cybersophontes. Même une étudiante romanaise ne serait pas folle au point de comploter contre le Mnar en présence d'une humanoïde.
- Je sais... Aidez-moi, s'il vous plaît... Le roi peut me gracier... Je m'appelle Sofia. Sofia Briccone. Vous être européen, comme moi...Vous me comprenez.
- Allons, Sofia, la vie n'est pas si dure que ça ici, dans l'aire de service de Ratarri ! Vous mangez à votre faim, personne ne vous embête... Si vous me reconnaissez, c'est que vous m'avez vu à la télévision... J'ai vu une télé dans le bar, vous êtes donc autorisée à la regarder quand vous n'avez rien à faire... Vous avez même appris à parler mnarruc, apparemment..
- Un peu seulement. J'ai droit à quelques livres, dans le réduit qui me sert de chambre. Est-ce que je peux m'asseoir à côté de vous ?
- Bien sûr.
Sofia prit place à côté de Fengwel, et elle lui dit, en se penchant vers lui :
- Si grâce à vous je suis libérée plus tôt, mes parents ne seront pas ingrats, vous savez. Mon père est un industriel important dans mon pays. L'ambassadeur m'a dit que mon père était prêt à donner un million de dollars de plus pour que je sois libérée.
“Qu'est-ce qui vous fait penser que l'argent m'intéresse ?” demanda le très corrompu Fengwel, en riant de sa propre plaisanterie.
- Je... Je n'ai rien d'autre à vous donner.
Sofia avait rougi. Même si elle ne savait rien de la réputation sulfureuse de Fengwel, dont la télévision mnarésienne ne parlait jamais, et que personne ne connaissait aux Îles Romanes, elle avait vingt-cinq ans et menait une vie très libre. Des vieux vicieux, elle en avait déjà rencontrés. Fengwel avait l'air tellement vicieux qu'il suffisait de le regarder pour en être persuadé.
“Virna, tu en penses quoi ?” demanda Fengwel en se tournant vers la gynoïde.
La gynoide lui fit signe d'attendre. Fengwel comprit que le cerveau cybernétique de Virna était en liaison radio avec une cybermachine lointaine. Après une trentaine de secondes qui parurent très longues à Fengwel et à Sofia, la réponse tomba de la bouche de Virna :
- C'est d'accord... Le père de Mademoiselle va acheter, par Internet, un tableau à Yohannès Ken, l'homme d'affaires hyltendalien. Il s'est spécialisé dans les œuvres d'art, donc la transaction ne surprendra personne. La concubine du roi est une gynoïde nommée Wagaba. Elle va lui parler de Sofia Briccone. Le roi ne refuse jamais rien à Wagaba. Vous prenez note, Mademoiselle Briccone ? Votre père doit aller sur le site Internet de Yohannès Ken, et lui acheter un tableau à un million de dollars, n'importe lequel. Vous transmettrez par téléphone les instructions à l'ambassadeur de votre pays, qui contactera votre père. Vous avez compris ?
Sofia avait l'air complètement perdue. "Il me faudrait tout noter sur un morceau de papier...” dit-elle piteusement. “Je risque d'oublier des choses... Yohannès Ken, dont vous avez cité le nom, il connaît la concubine du roi ?”
- Non, il ne la connaît pas, mais quelqu'un les connaît tous les deux.
La gynoïde sortit un petit bloc-note et un stylo de son sac à main et écrivit quelques lignes en anglais sur une page, qu'elle arracha et donna à la Romanaise.
L'écriture de Virna était aussi précise et régulière qu'un texte imprimé. Elle avait écrit :
Le père de Sofia Briccone achètera un tableau d'un million de dollars US sur le site Internet de Yohannès Ken. Il en fera immédiament cadeau au musée Locsap, à Hyltendale, si bien que le tableau ne voyagera pas. Le musée Locsap demandera la grâce de Sofia Briccone au roi Andreas, qui l'acceptera.
Sofia était stupéfaite. “Vous avez autorité pour décider ça ?” demanda-t-elle à Virna.
- Non, je n'ai pas autorité pour décider ça. Je n'ai aucune autorité pour décider quoi que ce soit, parce que je ne suis rien, juste un robot. Quelqu'un s'exprime à travers moi.
- Mon père ne va pas lâcher un million de dollars comme ça ! Ce serait trop facile, on dirait une escroquerie !
- Ce n'est pas la première fois que nous faisons ce genre d'opération. Votre père sera contacté par l'ambassadeur du Mnar aux Îles Romanes. Il verra alors que c'est du sérieux. L'ambassadeur confirmera que le roi est prêt à vous gracier si votre père montre son intérêt pour les arts graphiques, et sa générosité de mécène, en faisant don d'un tableau au musée Locsap.
- Vous travaillez pour Yohannès Ken ? Ou pour le musée Locsap ? Je l'ai visité en arrivant à Hyltendale... Ou alors c'est Monsieur Fengwel qui...
Sofia avait envie de dire “qui tire les ficelles,” mais elle se retint.
"Vous en demandez trop,” dit Virna de sa voix douce et monocorde.
Fengwel était émerveillé. C'était Kamog, l'intelligence collective des cybersophontes, qui parlait par la bouche de Virna. Kamog était en train d'extorquer un million de dollars à un industriel romanais. Sans compter ce que cet industriel avait déjà dû verser auparavant, pour que sa fille passe sa détention dans des conditions acceptables. Après un circuit assez compliqué, la plus grande partie de l'argent irait grossir le trésor des cybersophontes.
“Et moi alors ?” demanda Fengwel à Virna. Il venait de se rendre compte qu'il ne gagnerait rien dans cette affaire, tout ami du roi qu'il était. Plus tard, lorsque Sofia serait rentrée dans son pays, elle raconterait tout à la presse, on pouvait en être sûr, et Fengwel passerait une fois de plus pour un drôle de magouilleur, capable de manipuler à la fois le nommé Yohannès Ken, qu'il ne connaissait même pas, le prestigieux musée Locsap, l'ambassadeur du Mnar aux Îles Romanes, et, last but not least, le très redouté roi Andreas.
- Mon chéri, tout travail mérite salaire. Mais comme dans cette affaire tu n'as aucun travail à fournir, il est logique que tu ne reçoives aucun paiement.
“Le père de Sofia va payer un million de dollars pour une croûte sans valeur,” dit Fengwel. “Yohannès Ken va prendre sa dîme, et donner le reste aux cybersophontes... Le roi ne peut rien refuser à Wagaba, tu parles...”
Fengwel se retint de dire qu'il avait compris depuis longtemps que, tout cyberlord qu'il était, le roi Andreas était aux ordres des cybersophontes, et que Wagaba lui transmettait leurs instructions.
“Quand est-ce que je pourrai rentrer chez moi, aux Îles Romanes ?” demanda Sofia, pleine d'espoir.
“Après que le tableau sera donné au musée Locsap,” répondit Virna. “Le roi signera la grâce, et elle sera faxée aux services pénitentiaires et à l'ambassade des Îles Romanes. Vous pourrez quitter le pays par le premier avion.”
Sofia se sentit pleurer de joie anticipée. “Pourvu que ça marche,” dit-elle à travers ses larmes.
“Sofia, c'est un peu grâce à moi que vous allez être libérée,” dit Fengwel. “Je ne gagne pas d'argent dans cette affaire. Alors, si vous voulez, vous pouvez me montrer votre gratitude autrement... Venez avec moi dans ma chambre, au premier étage...”
Sofia regarda le ventripotent et sexagénaire Fengwel d'un air effaré, sa bouche se tordit sous l'effet d'une répugnance qu'elle n'arrivait pas à surmonter.
“Non, je ne peux pas...” dit-elle en secouant la tête. Et elle se mit à sangloter pour de bon.
Les clients qui étaient en train de dîner dans la salle tournèrent leurs regards vers la scène pénible qui se déroulait sous leurs yeux.
“C'est dur de vieillir,” murmura Fengwel. “Avant je séduisais, maintenant je dégoûte.” Il regarda Sofia, qui avait posé la tête sur la table et dont les sanglots étaient devenus des hoquets. “Pauvre petite fille riche qui est venue au Mnar, sans savoir qu'elle y rencontrerait la brutalité et la corruption du monde. Je plaisantais, Mademoiselle. Vous pouvez nous laisser.”
Sofia, le visage baigné de larmes, se leva de sa chaise et courut vers la cuisine, en serrant dans une main le morceau de papier que Virna lui avait donné.
“Je me ramollis en vieillissant,” dit Fengwel à Virna. “Dans les deux sens du terme. Avant, ça m'aurait excité, de contraindre cette fille à coucher avec moi. Maintenant, je me rends compte que ce serait dégueulasse. Allez, Virna, quand on aura fini de manger, on montera dans la chambre. Je penserai à Sofia Briccone en te serrant dans mes bras.”
Le lendemain matin, Fengwel et Virna partirent tôt en direction du nord, vers Ulthar, sans avoir revu la jeune femme. | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Mar 12 Nov 2019 - 21:31 | |
| Une semaine après avoir rencontré Mers Fengwel et la gynoïde Virna, Sofia Briccone quitta définitivement l'aire de service de Ratarri, plus de trois mois après y être arrivée. Au total, elle avait passé cinq mois en détention au Mnar.
Après que Sofia avait été arrêtée par la police à Hyltendale, son avocat avait récupéré sa valise à l'hôtel où elle résidait, et l'avait déposée au greffe de la prison de Tatanow. Lorsque Sofia avait été envoyée purger sa peine à l'auberge de Ratarri, sa valise y était restée. Heureusement, l'humanoïde qui gérait l'auberge avait pensé à la faire venir, avec la remplaçante de Sofia, qui se trouvait elle aussi à Tatanow.
C'est seulement le matin de sa libération que Sofia put enlever son pyjama rouge et mettre de nouveau des vêtements civils... Jeans, baskets, tea-shirt à rayures horizontales bleues et blanches, et une veste de cuir fauve, car même si l'automne etheldylanien n'est pas rigoureux, il est frais et humide.
Les humanoïdes avec qui Sofia avait travaillé pendant trois mois étaient totalement indifférents, comme les machines qu'ils étaient. L'un d'eux, nommé Ohtallo, avait toutefois la mission de bavarder une heure par jour avec elle, pour l'empêcher de sombrer dans la dépression. Sofia avait pris l'habitude de serrer longuement Ohtallo dans ses bras, pendant qu'ils échangeaient des banalités. L'androïde était asexué, comme tous les androïdes de travail, mais au fil du temps, il avait fini par jouer un grand rôle dans la vie de la prisonnière. Tu es mon ours en peluche, lui disait Sofia. Mais un ours en peluche doué de la parole.
La remplaçante de Sofia, arrivée peu avant l'aube, était une femme d'âge mûr, dont la haute stature, le teint clair et une certaine façon de regarder les gens indiquaient clairement l'origine aristocratique. Au Mnar, pendant des siècles, les nobles ont choisi leurs femmes selon certains critères physiques, au point de devenir assez différents physiquement du bas peuple mnarésien.
Elle n'est pas restée longtemps à Tatanow, se dit Sofia, en pensant à sa remplaçante, car si c'était le cas elle aurait perdu sa suffisance.
Les deux femmes discutèrent quelques minutes ensemble, en mnarruc, langue que Sofia parlait mal, en buvant un café. C'était l'un des avantages de travailler à l'auberge de Ratarri. La remplaçante de Sofia s'appelait Saloustia. Elle n'en dit pas plus sur elle-même, mais se montra très intéressée par les Îles Romanes, d'où venait Sofia, car elle n'était jamais allée en Europe.
Saloustia poussa un soupir en regardant le matelas posé à même le sol, séparé de la cuisine par une rangée d'armoires métalliques, qui lui servirait désormais de lit.
“Est-ce qu'il y a des cafards ?” demanda-t-elle d'une voix angoissée. “Dans une cuisine comme celle-ci...”
“Non, il n'y a pas de cafards,” la rassura Sofia. “Les humanoïdes sont très maniaques sur la propreté.”
Ohtallo prit Saloustia à part pour lui expliquer en quoi consistait son travail, et lui donner les consignes à connaître. Sofia écoutait. Trois mois plus tôt, c'était à elle qu'un androïde avait tenu le même discours, en prenant le temps de lui traduire en anglais les mots mnarruc qu'elle ne comprenait pas.
Un autre humanoïde prévint Sofia que son taxi était arrivé.
Sofia, tirant derrière elle sa valise à roulettes, sortit de l'auberge et se rendit sur le parking, où l'attendait un vélotaxi. Le chauffeur, un androïde vêtu d'un uniforme gris, un badge nominatif sur la poitrine, la salua et se présenta en mnarruc, la paume de la main droite sur la poitrine :
“Mes respects, Mademoiselle Briccone. Je m'appelle Harmar. L'ambassade des Îles Romanes m'a envoyé vous chercher.”
Sofia ne s'étonnait plus que tous les humanoïdes la reconnaissent immédiatement. Elle avait vite appris qu'ils sont tous connectés à l'intelligence collective des cybersophontes.
Le vélotaxi était un tricycle muni d'une carrosserie légère, un type de véhicule très commun à Hyltendale. Sofia s'assit sur l'étroite banquette, à l'arrière du véhicule, et posa sa valise à côté d'elle. Harmar se jucha sur la selle et prit la direction du sud.
Sofia regarda le paysage champêtre à travers les vitres du tricycle. Trois mois plus tôt, elle était venue dans un fourgon sans fenêtres, et n'avait donc rien vu. Les champs cultivés, où travaillaient des machines bizarres, les plantations d'arbres, les hangars, isolés ou en groupes, tout lui paraissait nouveau. Ils croisaient des camions et des voitures de différents modèles, mais très peu de tricycles semblables au leur.
Harmar pédalait vite, beaucoup plus vite qu'un humain, de toute la puissance de ses jambes cybernétique, et au bout d'une heure ils avaient franchi les quarante kilomètres séparant Rattari d'Hyltendale. Sofia reconnut le paysage urbain caractéristique de la capitale de l'Ethel Dylan, les petits immeubles cubiques, aux balcons en saillie, ornés de fleurs, et aux toits engazonnés ou recouverts de panneaux solaires. Ils passèrent devant plusieurs centres commerciaux, dont les parkings étaient indiqués par des piliers surmontés de statues de monstres à tentacules.
Le temps était gris, et Hyltendale n'est pas une ville réellement belle, bien que ce soit une ville propre, fonctionnelle et prospère, ce qui est déjà beaucoup. Sofia savait qu'elle ne se sentirait vraiment libre que lorsqu'elle serait de retour chez elle, dans la vaste propriété de ses parents près de Superbia, dans les Îles Romanes. Elle en était loin, il lui faudrait traverser une partie du Pacifique Nord, vers le Japon, puis survoler toute la Russie et la plus grande partie de l'Europe.
À moins qu'elle ne passe pas l'est ? La côte orientale du Mnar n'est qu'à un millier de kilomètres de la Californie. Sofia se voyait bien prendre l'avion d'Hyltendale jusqu'à Los Angeles, et de là survoler les États-Unis jusqu'à l'Atlantique, puis jusqu'à Rome. Mais qu'elle passe par l'ouest ou par l'est, il lui faudrait deux jours, en tenant compte des escales.
Le vélotaxi la déposa devant l'ambassade des Îles Romanes, un petit immeuble de deux étages que rien ne distinguait de ses voisins, si ce n'est un drapeau romanais sur la façade.
Sofia avait pensé naïvement qu'elle prendrait l'avion pour les Îles Romanes le jour même, ou au plus tard le lendemain. Mais le conseiller diplomatique qui la reçut dans son petit bureau, un certain Rosso, lui enleva ses illusions :
- Vos bêtises nous ont causé de vrais problèmes, Mademoiselle Briccone. Les Américains nous accusent de manquer de solidarité parce que les négociations entre eux et les Mnarésiens ont échoué, et les Américains qui ont été arrêtés avec vous sont toujours à Tatanow, et ils n'en sortiront que dans neuf ans et demi. Les Mnarésiens voulaient la levée des sanctions prises par les États-Unis contre le Mnar, en échange de la libération des sept Américains, mais le gouvernement américain n'a rien cédé, les Mnarésiens non plus. Ils ont même refusé l'argent, c'est vous dire. Les Américains ont appris ce matin même que vous avez été libérée après seulement cinq mois. Inutile de dire qu'ils se sentent trahis.
- Monsieur le conseiller, j'ai l'intention de repasser par les States pour rentrer à Superbia. J'en profiterai pour expliquer aux amis que j'ai en Californie ce qui s'est réellement passé.
- Vous êtes folle ou quoi ? La CIA veut vous entendre comme témoin, ils trouvent que votre libération anticipée est suspecte, alors que leurs ressortissants sont toujours en taule, et pas près d'en sortir. Ils vous soupçonnent d'avoir obtenu votre libération en collaborant avec la Police Secrète mnarésienne. Si vous mettez les pieds aux États-Unis, la CIA va vous garder pendant des semaines, plus comme suspecte que comme témoin, croyez-moi. Faites comme vous voulez, mais ne repassez pas par les États-Unis pour rentrer aux Îles Romanes.
- Mais c'est un cauchemar !
- Calmez-vous, on va essayer de tirer les choses au clair. Expliquez-moi comment vous avez réussi à persuader les Mnarésiens de vous libérer.
- J'ai rencontré Mers Fengwel, l'ami moschteinien du roi Andreas, dans l'auberge où j'étais obligée de travailler comme prisonnière. Sa gynoïde m'a dit qu'elle arrangerait ma libération avec un homme d'affaires nommé Yohannès Ken, le musée Locsap, et Wagaba, la gynoïde du roi. Mon père a payé un million de dollars pour un tableau qu'il ne verra jamais, et voilà...
- Ouais. Est-ce que Mers Fengwel, ou sa gynoïde, vous a demandé quelque chose en échange ? De travailler pour eux, par exemple ?
- Mers Fengwel a voulu coucher avec moi, mais j'ai dit non, et il n'a pas insisté.
“Oui, oui, je vous crois,” dit Rosso, avec un demi-sourire.
Sofia sentit le rouge lui monter aux joues. Elle croisa les bras et regarda par la fenêtre, pour ne pas exploser de colère. Dehors, il pleuvait. Il y eut un long silence. Sofia finit par demander à Rosso :
- Je voudrais téléphoner à mes parents. Tout de suite.
- Je suis désolé Mademoiselle Briccone, ce n'est pas possible pour le moment. Je vais envoyer un mail à vos parents pour leur annoncer que vous êtes arrivée à l'ambassade. Avant de vous laisser téléphoner à qui que ce soit, je vais vous faire examiner par une collègue, pour voir si vous avez des traces de coups ou des cicatrices d'intervention chirurgicale. Ensuite, vous irez déposer votre valise dans l'une des chambres que nous réservons au personnel de permanence. Ici, on évite de fréquenter les dollfuckers, nous vivons entre nous. Dans cette ambassade, nous avons un bar avec la télévision, et une bibliothèque en langue romanaise. J'ai pris des dispositions pour que vous ayez accès à la cantine. Les horaires sont...
- Les dollfuckers ? Les baiseurs de poupées ? De quoi voulez-vous parler ?
- C'est comme ça qu'on appelle les Mnarésiens, entre diplomates. Au début, c'était un surnom pour les robophiles... Ça les décrit bien, non ? Et puis ça s'est étendu à l'ensemble des Mnarésiens, et aussi aux cybersophontes.
- Excusez-moi Monsieur le conseiller, mais moi je m'en fous des dollfuckers et du Mnar et de tout ce que vous voulez ! Je veux rentrer chez mes parents ! S'il y a un avion cet après-midi, je veux le prendre tout de suite ! Mon père vous remboursera le prix du billet !
- Ce n'est pas possible, Mademoiselle...
- Comment ça, ce n'est pas possible ?
- Lundi prochain, je dois vous emmener à l'ambassade d'Aneuf.
- Quoi ? Que vient faire l'Aneuf là-dedans ?
- L'Aneuf est un État de l'Océan Pacifique, comme le Mnar. Ils connaissent les dollf... ces salopards de Mnarésiens mieux que nous. C'est pourquoi ils ont installé dans leur ambassade à Hyltendale un scanner à rayons X, pour détecter les implants cybernétiques... Vous savez ce que c'est qu'un implant cybernétique, Mademoiselle Briccone ?
- Non, pas du tout. Tous ces trucs techniques... Ça ne m'intéresse pas.
- Un implant cybernétique, Mademoiselle Briccone, c'est un petit morceau de céramique, creux et contenant du gaz pensant liquéfié, le même gaz dont on fait les cerveaux cybernétiques des robots humanoïdes. Ce gaz crée des synapses, et il a aussi la particularité d'absorber et de stocker l'énergie. Sa formule est le secret le plus précieux des cybersophontes. Les implants cybernétiques sont insérés par les cybersophontes à l'intérieur du corps humain. Les êtres humains qui ont un implant cybernétique dans leur corps sont contrôlés à distance par les cybersophontes. Le scanner à rayons X permet de détecter les implants cybernétiques.
- Et vous pensez que je pourrais avoir un implant cybernétique dans mon corps ?
- Je ne sais pas, c'est pourquoi je dois le faire vérifier. Les Mnarésiens vous ont eu en leur pouvoir pendant cinq mois. Ils ont pu vous endormir et vous greffer un implant pendant votre sommeil, ils l'ont déjà fait sur d'autres personnes. Ces types-là sont des sournois, vous ne pouvez pas imaginer. C'est pourquoi nous travaillons avec les Aneuviens, ils ont une dent contre les Mnarésiens depuis l'affaire Somýropa, et ils nous permettent d'utiliser le scanner à rayons X qu'ils ont dans leur ambassade. Vous avez entendu parler de Somýropa, je suppose ?
- Non, pas du tout.
- Somýropa est une société aneuvienne d'imagerie médicale, l'une des meilleures du monde. C'est Somýropa qui a construit le scanner avec lequel vous allez être examinée. Il y a quelques années, l'un de leurs ingénieurs, un certain Zhaem Klimen, a vendu leurs secrets technologiques aux Mnarésiens. Ce salopard s'est réfugié à Hyltendale, où il est devenu gérant d'un restaurant. Vous comprenez pourquoi Somýropa ne s'est pas fait prier pour prêter un scanner...
- Ce scan aux rayons X, ça prendra longtemps ? Je veux rentrer chez moi, vous comprenez !
- Nous irons lundi après-midi à l'ambassade de l'Aneuf.
- Pourquoi pas cet après-midi ?
- Parce que le technicien aneuvien qui est habilité à utiliser le scanner est en congé, et ne sera de retour que lundi matin. Je sais, ça fait près d'une semaine, mais...
Sofia proféra un juron romanais particulièrement vulgaire, ce qui sidéra le conseiller Rosso.
- Oui, euh, je comprends que tous ces contretemps vous énervent, Mademoiselle... Une dernière précision, avant que je vous remette aux bons soins de ma collègue : ici, techniquement, ce n'est pas l'ambassade des Îles Romanes au Mnar, c'est l'ambassade des Îles Romanes auprès des royaumes marins d'Orring et de Hyagansis. L'ambassade romanaise proprement dite est à Sarnath, à 750 km d'ici. Les royaumes marins n'ont pas de territoires sur la terre ferme, juste des îles flottantes, c'est pourquoi Hyltendale leur tient lieu de capitale diplomatique, bien que ce soit une ville située dans un territoire étranger.
- C'est bizarre... Pourquoi c'est vous, plutôt que l'ambassade à Sarnath, qui vous occupez de moi ?
- Simple affaire de proximité géographique. Maintenant, je vous emmène voir ma collègue, qui va vous examiner. Ensuite, elle vous emmènera dans votre chambre, où vous pourrez déposer votre valise et vous reposer.
- Une dernière question, Monsieur le conseiller. Si jamais j'ai un implant cybernétique dans le corps, qu'est-ce qui va se passer ?
- Il faudra vous opérer...
Dernière édition par Vilko le Mar 19 Nov 2019 - 12:38, édité 1 fois | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Mar 19 Nov 2019 - 11:03 | |
| Le conseiller Rosso emmena Sofia, qui traînait toujours sa valise avec elle, dans un autre bureau et la laissa aux bons soins d'une femme d'une quarantaine d'années, de haute stature et au teint foncé. “Je m'appelle Emilia, et je viens de Sainte-Lucie, dans les Antilles,” dit-elle avec un accent ultramarin prononcé. “Normalement je suis hôtesse de l'air, mais j'ai pris un congé de longue durée pour rester avec mon mari, qui travaille à l'ambassade. Il m'a demandé de vous tenir compagnie pendant les quelques jours que vous devrez passer ici. Nous sommes dans son bureau, mais je lui ai demandé de nous laisser seules.” Emilia demanda à Sofia de se déshabiller, et, regarda rapidement si la jeune femme avait sur son corps des traces de coups ou d'interventions chirurgicales, ce qui n'était pas le cas. - Vous pouvez remettre vos vêtements. Je suis désolée, Sofia, ce sont les ordres du conseiller Rosso. Je sais bien que c'est désagréable, mais le Mnar, c'est un pays très particulier, nous devons prendre des précautions qui seraient inutiles ailleurs. Sofia se rhabilla rapidement. Elle ne s'était pas attendue à devoir se soumettre à ce genre d'examen humiliant après être sortie du système carcéral mnarésien. “Nous n'avons pas de médecin dans l'ambassade, même pas d'infirmière,” s'excusa Emilia. “C'est pour cette raison que j'ai dû vous examiner moi-même. Avez-vous été bien nourrie pendant votre détention ?” - Oui. Je travaillais dans une cuisine. J'ai même pris du gras, parce que je pouvais manger autant que je voulais. - Je vois. Maintenant, Sofia, je vais vous emmener dans votre chambre, au deuxième étage, et vous montrer la cafétéria, le salon de télévision et la bibliothèque. - Je voudrais surtout téléphoner à mes parents. - On ne peut téléphoner que depuis les bureaux. Faites-le ici, pendant que le bureau est libre. Je vais attendre dans le couloir. Sofia se précipita sur le téléphone, et appela chez elle, sans se rendre compte que dans les Îles Romanes, c'était le milieu de la nuit. Ce fut sa mère qui répondit. La conversation fut assez longue, chargée d'émotion, et même larmoyante par moments. Puis elle put parler avec son père, qui lui dit qu'il était prêt à tout laisser tomber pour aller la chercher à Hyltendale. “Papa, j'espère que tu n'as pas mis l'entreprise en difficulté en sortant un million de dollars pour moi,” dit Sofia d'une voix inquiète. - Ma fille, j'ai eu de la chance dans mon malheur. Un Mnarésien est venu me voir, juste après le message de l'ambassade. Il m'a acheté des parts de l'entreprise pour un million de dollars. Il a payé cash. J'ai été obligé d'accepter, parce que je suis déjà endetté jusqu'au cou, les banques ne m'auraient rien prêté. Rassure-toi, je reste le plus gros actionnaire de la société. - Tu as laissé ces pourris mettre un orteil dans la société ! Attends-toi à ce que nos secrets de fabrique partent au Mnar, maintenant ! - Mes associés et moi, nous ferons en sorte d'éviter ça, ne t'inquiète pas. Mais parlons plutôt de toi. Je peux prendre l'avion après-demain pour aller te chercher à Hyltendale, si tu veux. - Non, je te rassure, je sais prendre l'avion toute seule, même pour traverser toute la planète, et de toute façon je ne sais pas encore si je vais passer par la Russie ou par les États-Unis. Je t'embrasse, et j'embrasse maman aussi. À bientôt. Sofia sortit dans le couloir. Emilia, fatiguée d'attendre, était partie. “Emlia !” dit Sofia à haute voix. L'ancienne hôtesse de l'air, l'air un peu contrarié, sortit d'un bureau où elle était entrée pour bavarder. Le lendemain, Emilia et Sofia sortirent pour se promener dans le centre ville d'Hyltendale. Elles allèrent au Musée Locsap, que Sofia avait déjà visité, avant son arrestation cinq mois plus tôt. Elle voulait voir le tableau que son père avait dû acheter, et ensuite donner, pour la faire libérer. Un guide androïde les envoya dans la galerie Togahakot, où se trouvent les œuvres d'art reçues en dons par le musée. Quelques visiteurs, surtout des touristes, marchaient lentement, regardant les œuvres exposées avec gravité, mais parfois aussi en ricanant. La galerie Togahakot expose des tableaux de différents styles, la plupart peints par Phelang ou Ditlikh Ebalye, les deux peintres hyltendaliens les plus cotés. Sofia ne put s'empêcher de rire elle aussi, en voyant qu'un tableau avait été donné au Locsap par une société chinoise de travaux publics. Après avoir un peu cherché, elle vit le tableau pour lequel son père avait dû verser un million de dollars américains. C'était une représentation de Cthulhu, le dieu de la mer des Mnarésiens, masse informe et verdâtre hérissée de tentacules et d'yeux semblables à ceux des poulpes. Il trônait au milieu des ruines d'un palais de pierre grise. L'aspect général indiquait que la scène se passait au fond de la mer. En dessous du tableau, une plaque de cuivre portait une inscrition gravée : CTHULHU VA RLYEH Antonio Briccone ge madve nate sotaem gil Locsap Phelang ge taem et Ce qui signifie, en mnarruc : Cthulhu à R'lyeh. Antonio Briccone a donné cette œuvre au Locsap. Phelang l'a faite. Sofia sentit son cœur se soulever. Son père avait payé une fortune pour un tableau qui était du niveau d'un amateur moyennement doué. R'lyeh est la cité sous-marine où, selon la légende, Cthulhu dort en rêvant, jusqu'au jour où il se réveillera pour dévaster le monde. “Les Mnarésiens ont une chose en commun avec les Américains,” dit Emilia. “Ils savent cacher la corruption sous de beaux atours. Les Américains appellent cela des donations à des partis politiques, ou à des fondations charitables, même quand ces fondations ont été créées par des politiciens. Les Mnarésiens parlent de mécénat, d'amour de l'art, que sais-je encore, mais quand on y regarde de près, c'est la même chose.” - Cet artiste à la noix nommé Phelang a dû gagner beaucoup d'argent en peignant un tableau qui vaut cinquante euros, et encore, seulement à cause de la toile et du cadre. Emilia secoua la tête : - Phelang ne profite pas de l'argent déposé sur son compte bancaire. Mon mari a eu des renseignements par les Américains, leurs services secrets ont plus de moyens que les nôtres. Il investit son argent dans des lingots d'or dans le royaume marin d'Orring. La législation d'Orring interdit l'exportation d'or physique. Phelang est théoriquement richissime, mais son argent est bloqué à l'étranger, c'est comme s'il avait acheté des domaines sur la Lune. “Ce n'est pas à Phelang que mon père a acheté le tableau, mais à un nommé Yohannès Ken,” dit Sofia. - Mais on le connaît celui-là ! Il est à la tête de la société Wolfensun, qui est impliquée dans pas mal d'affaires tordues pour le compte des cybersophontes. C'est pourquoi il n'ose pas sortir du Mnar, il a trop peur de se faire arrêter à l'étranger... “Comment le sais-tu ?” demanda Sofia. Les deux femmes en étaient rapidement venues à se tutoyer, à l'initiative d'Emilia. - On parle beaucoup sur les réseaux sociaux, et entre diplomates... Quand Yohannès Ken, le musée Locsap, le peintre et sculpteur Phelang, et quelques autres de même acabit, récupèrent quelques millions de dollars, de ducats ou d'euros, tu peux être sûre que cet argent disparaît dans un labyrinthe financier. On ne sait pas qui tire les ficelles, chez les cybersophontes. Qui a décidé, par exemple, de créer et de financer les Jardins Prianta ? On ne sait pas. - Qu'est-ce que c'est, les Jardins Prianta ? - Les Jardins Prianta sont une entreprise mnarésienne semi-privée qui emploie des millions de Mnarésiens à faire pousser des légumes transgéniques. Ils sont impliqués dans tout ce qui est transgénique, même les animaux. L'objectif est de redonner de la diversité génétique à l'agriculture mnarésienne, mais cela ne peut pas être rentable. La véritable raison d'être des Jardins Prianta est de donner du travail à des millions de gens. - Alors, c'est très bien ! - Bien sûr... Mais cela permet aussi aux cybersophontes, et donc à celui qui les contrôle, de contrôler les Mnarésiens. Sans les emplois fournis par les Jardins Prianta, le peuple mnarésien se serait soulevé depuis longtemps, et il aurait pendu le roi Andreas et expulsé les cybersophontes. “Il n'y a a de révolution que lorsque les gens ont faim,” dit Sofia, répétant une phrase qu'elle se souvenait d'avoir lue quelque part. “Un autre problème,” poursuivit Emilia, “c'est qu'on ne sait pas qui est le maître des cybersophontes. Quand on remonte la filière on ne trouve que des sociétés-écrans et des hommes de paille.” “Kamog ?” hasarda Sofia. - Kamog, c'est juste un pseudonyme, un nom sur un masque. - Le roi Andreas, alors ? J'ai failli faire dix ans de taule pour avoir brûlé son portrait devant la Gare Centrale ! - On n'a aucune certitude. C'est peut-être lui Kamog. Ou alors, Kamog c'est quelqu'un d'autre, et Andreas n'est qu'un pantin, une marionnette, un esclave dans son beau costume à dix mille ducats. Il est roi et plutôt bel homme, mais il ne faut pas fantasmer sur lui. Il a du sang sur les mains. - C'est bien mystérieux, tout ça ! Si on allait boire un café ? Ça nous détendra. | |
| | | Mardikhouran
Messages : 4314 Date d'inscription : 26/02/2013 Localisation : Elsàss
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Mar 19 Nov 2019 - 11:10 | |
| Mmh, l'école hyltendalienne devrait se limiter à la peinture abstraite, c'est toujours plus facile à faire passer. | |
| | | Bedal Modérateur
Messages : 6798 Date d'inscription : 23/06/2014 Localisation : Lyon, France
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Mar 19 Nov 2019 - 11:27 | |
| Je n'avais pas remarqué que tu avais commencé à incorporer les personnages romanais dans ton histoire. Je viens de tout lire d'une seule traite, c'est toujours aussi génial Et j'aime bien les imbrications avec les autres personnages importés des autres diégèses (Aneuf, Moschtein) qui ont été présentés dans les chapitres précédents. Tu as donc commencé par Sofia la fille à papa . Quelle misère de finir en taule pour avoir brûlé une affiche dans une manif anti-Mnar inutile. Mais Sofia n'est pas à son premier coup d'essai, elle avait aussi manifesté à Paris contre la dictature zunaise Bref, hâte de voir comment ça va se finir, je ne pense pas qu'elle va rentrer aux IR de sitôt... _________________ "L'Atelier" alas a bin jerli foromte! : L'Atelier est le meilleur des forums Idéolangues : algardien, nardar, helfina, mernien, syrélien, brakin, nurménien, leryen, romanais. Idéomondes : Univers d'Heimdalir, Iles Romanes Non au terrorisme et à la barbarie. Oui à la paix, la fraternité et la solidarité. Quelles que soient notre religion, notre langue ou notre couleur de peau. | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Jeu 5 Déc 2019 - 22:17 | |
| Sofia et Emilia se rendirent dans la cafétéria du musée Locsap, située à l'intérieur du bâtiment, et donc accessible seulement aux visiteurs qui avaient payé un billet d'entrée, ou qui bénéficiaient d'un passe.
Les deux femmes suivirent les panneaux fléchés, passant par un couloir dont une paroi vitrée donnait sur un jardin tropical, et traversant ensuite une grande pièce carrée où une vingtaine de gynoïdes et d'androïdes, assis sur des chaises pliantes, lisaient des livres de petit format, dans un profond silence.
Ce n'était pas un silence ordinaire. C'était le genre de silence que l'on entend, ou plutôt que l'on ressent, dans certaines communautés religieuses, à l'heure de la méditation. Un silence qui avait de la profondeur, comme une peinture monochrome d'Yves Klein, où une toile bleue est bien plus qu'une toile bleue.
“Qu'est-ce que c'est que ça ?” murmura Sofia à l'oreille d'Emilia.
- C'est la salle d'attente des humanoïdes. Certains clients de la cafétéria viennent pour boire un thé ou café avec leur compagne humanoïde, d'autres viennent pour échanger des idées avec d'autres êtres humains. La présence des humanoïdes les gêne, parce que les humanoïdes enregistrent tout ce qu'ils voient et entendent, et le transmettent par ondes radio à leur intelligence collective. Alors les robophiles demandent à leurs humanoïdes de les attendre dans cette salle.
- Ma chère Emilia, j'ai vécu pendant cinq mois parmi les humanoïdes, à Tatanow et Ratarri. On finit par oublier que tout ce qu'ils voient et entendent est transmis à Kamog. De plus, les sons et les images qu'ils transmettent sont codés, et réduits à leur plus simple expression. C'est comme s'ils transmettaient des dessins, et des transcriptions de conversations, plutôt que les conversations elles-mêmes. Franchement, tu crois que ça l'intéresse tant que ça, cette entité nommée Kamog, ce que les gens racontent au restaurant ou au café ?
- Tout de même, tout de même, Sofia, c'est déstabilisant pour la plupart des gens, de se savoir enregistré. Moi je n'arrive pas à parler quand je sais que quelqu'un est en train d'enregistrer tout ce que je dis. Les clients de la cafétéria sont comme moi, voilà pourquoi ils demandent à leurs humanoïdes de les attendre dans cette pièce, en faisant semblant de lire pour avoir l'air naturel.
- Les humanoïdes et leurs petits livres... Ah oui, j'ai déjà vu ça. Cette salle, on dirait une bibliothèque, sauf qu'aucune bibliothèque ne ressemble exactement à ça. Mais il y a aussi beaucoup de gens qui vont au café ou au restaurant avec leur gynoïde ou leur androïde.
- Oui, surtout des crétins de robophiles qui n'ont personne d'autre avec qui parler... Mais la cafétéria du Locsap est surtout un lieu de rendez-vous entre humains. C'est là que se retrouvent les gens branchés, qui ont un abonnement annuel au Locsap. Pour les membres de certains clubs de robophiles, comme l'Adria Nelson ou le Cercle Paropien, l'abonnement au Locsap est gratuit.
- En somme, ma chère Emilia, au Locsap les riches paient moins cher...
- C'est souvent comme ça dans la vie, non ? C'est comme ces épouses de chefs d'États qui se font donner par des grands couturiers les robes qu'elles portent en public. Ou ces hommes politiques qui se font inviter à passer leurs vacances dans les villas de leurs amis milliardaires.
Sofia ne répondit pas. Tout son engagement politique, les actions militantes auxquelles elle avait participé, avaient été motivées par son indignation devant les injustices. Ses cinq mois de détention au Mnar n'avaient en rien affaibli ses convictions.
La cafétéria était aussi grande qu'un terrain de handball, mais lumineuse et confortable. Des arbustes en pots et des tentures sur les murs et au plafond absorbaient les sons, si bien que le bruit des conversations était fortement atténué. Les serveurs étaient des androïdes en tenue noire et blanche : pantalon noir, gilet sans manches et nœud-papillon noirs, chemise blanche. Un badge fixé à leur gilet indiquait leur nom.
Sofia se dit qu'il s'agissait plutôt d'un bistrot de luxe que d'une cafétéria. Le café qu'elle commanda à l'un des serveurs lui fut servi sur un plateau avec plusieurs sortes de sucre, un petit pot de lait, un autre de miel, et un morceau de chocolat, pour un prix très raisonnable. Sofia avait assez d'argent, son portefeuille, qui contenait une centaine de ducats mnarésiens le jour où elle avait été arrêtée, lui ayant été rendu avec l'intégralité de son contenu le jour où elle était partie de Ratarri. Les cybersophontes sont de redoutables prédateurs financiers, mais ils sont d'une honnêteté scrupuleuse au quotidien. Non pas par honnêteté, mais par calcul : acquérir à peu de frais une réputation d'honnêteté, c'est un bon investissement.
“La cafétéria du musée Locsap est l'un des lieux de rendez-vous préférés des Hyltendaliens qui sont dans les affaires, ou qui croient faire partie de l'intelligentsia locale,” dit Emilia, en se penchant vers Sofia, au dessus de la petite table ronde où elles s'étaient assises. “Moi j'appelle ça le rendez-vous des vaniteux, mais j'aime bien venir ici, on peut y voir des gens connus, un jour j'ai vu le peintre Phelang assis à deux tables de moi. Phelang lui-même, tu te rends compte ? Certaines de ses toiles valent plusieurs millions de ducats !”
Sofia regarda autour d'elle avec attendrissement. Les tables, de dimensions variées, étaient séparées par des arbustes en pot, aux feuillages exubérants, tous différents. Étaient-ce des plantes transgéniques, issues des laboratoires des cybersophontes et cultivées dans les Jardins Prianta ? Elle décida de demander plus tard à l'un des serveurs. Les tentures représentaient des végétaux et des scènes rurales, dans des couleurs douces, allant du blanc crème au marron clair en passant par toutes les nuances de jaune. Un mur fait de panneaux vitrés mobiles donnait sur le jardin tropical que Sofia et Emilia avaient déjà vu. Quatre hommes en costumes gris bien coupés y fumaient des cigarettes.
L'argent extorqué à mon père, et à bien d'autres comme lui, permet de payer tout ça, se dit Sofia avec amertume. C'est partout pareil. Depuis toujours, les puissants dépouillent les faibles. Sans la dépossession des Amérindiens, les États-Unis n'auraient jamais pu devenir la nation la plus puissante du monde. L'Empire Romain était le résultat des guerres d'agression commises par les Romains, au départ petit peuple de Rome et de ses environs. Les tributs payés par les vaincus ont fait la fortune de Rome. Le Mnar n'est pas plus prédateur que d'autres nations, mais les cybersophontes lui donnent des moyens que les autres pays n'ont pas.
L'ambiance du lieu était particulière, et Sofia sentit ses pensées divaguer. Plus ont met d'énergie dans un système, plus il devient complexe, aimait dire l'un de ses professeurs d'université, en citant des exemples. Le musée Locsap était ce genre de système. Les cybersophontes y mettaient de l'énergie, sous sa forme monétaire.
L'argent c'est du travail gelé, disait Karl Marx. De nos jours, on dirait que c'est de l'énergie gelée. Le Locsap était plein d'énergie, l'argent y coulait à flots, et grâce à cette énergie il était bien plus qu'un musée. Il était aussi un lieu d'achat et de vente, des transactions dont les montants pouvaient atteindre des niveaux invraisemblables s'y décidaient chaque jour. On y blanchissait sans état d'âme l'argent de la corruption et de l'extorsion. C'était aussi, avec ce qu'on appelait trompeusement sa cafétéria, un endroit où les petits marquis d'Hyltendale, les gens riches et élégants qui se flattaient d'être des amateurs d'art, se rencontraient pour parler affaires et se congratuler mutuellement, loin de la plèbe qu'ils méprisaient.
Il y avait aussi des touristes, dont l'air ébahi indiquait clairement qu'ils ne comprenaient pas comment les tableaux et sculptures qu'ils avaient vus dans le musée pouvaient être célébrés comme autant de merveilles de l'esprit humain. Les touristes n'étaient pas dans le secret, pourtant pas bien difficile à deviner. N'importe quel objet acquière une aura particulière quand on sait qu'il vaut un million de dollars, voire bien davantage. C'est le principe du bidet de Marcel Duchamp, transformé en œuvre d'art parce que Marcel Duchamp, artiste célèbre, en avait décidé ainsi.
La célébrité d'un artiste lui permet de transformer un déchet sans valeur en œuvre d'art valant des millions. Marcel Duchamp avait illustré ce phénomène en le caricaturant. Qu'est-ce qu'un tableau à cent millions de dollars ? Un peu de peinture sur une toile tendue dans un cadre de bois. C'est comme si cent millions de dollars flottaient dans l'espace, cherchant un réceptacle où se poser, et l'avaient trouvé dans l'agencement bizarre de formes et de couleurs que l'on appelle un tableau.
Sofia avait lu des extraits des Manuscrits Pnakotiques, lorsqu'elle était détenue à Ratarri. L'un des textes qu'elle avait lus parlait des démons qui errent dans le monde surnaturel, à la recherche d'une porte magique, créée par un sorcier, qui leur permettra de faire irruption dans le monde réel. Il lui vint à l'esprit que certains tableaux sont des portes magiques qui permettent à de l'argent venu de nulle part d'entrer dans le monde réel. Pour le plus grand profit de ces sorciers de la finance que sont les cyberlords.
“Je ne veux pas rester dans cet endroit,” dit Sofia à Emilia. “Ça sent trop le fric et les cybersophontes.”
- Comme tu veux. De toute façon, nous devons rentrer à l'ambassade, le conseiller Rosso n'aime pas que tu sois trop souvent dehors. Tu es une ancienne prisonnière des Mnarésiens, il vaut mieux que tu te fasses discrète en attendant de prendre l'avion pour rentrer au pays.
- J'ai vingt-cinq ans, je fais ce que veux, il se prend pour qui, Rosso ? J'ai été graciée par le roi, aucun Mnarésien n'oserait toucher à un cheveu de ma tête. Je n'ai pas envie de rentrer tout de suite à l'ambassade, je veux prendre l'air, me promener. J'ai été privée de liberté pendant cinq mois...
- Sofia, écoute-moi. Ton père et le gouvernement romanais ont versé beaucoup d'argent pour toi, pour que tu ne perdes pas dix ans de ta vie dans une prison mnarésienne. Ne va pas encore te mettre dans un sale histoire. Il y a quelque chose d'autre qu'il faut que tu saches. Les gens de la CIA pensent que tu as collaboré avec les Mnarésiens pour enfoncer les Américains qui ont été arrêtés avec toi, en échange de ta liberté. Tu ne seras vraiment en sécurité que quand tu seras de retour aux Îles Romanes.
Furieuse, Sofia se leva, et, prenant son sac à main, elle se dirigea à grands pas vers la sortie. | |
| | | Anoev Modérateur
Messages : 37622 Date d'inscription : 16/10/2008 Localisation : Île-de-France
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Jeu 5 Déc 2019 - 22:37 | |
| D'ici qu'la Sofia en question se fasse bousculer et poinçonner en pleine rue, ni vu ni connu par deux barbouzes de la CIA en mission au Mnar, y a pas loin. Se rappeler (en bulgare, par exemple) qu'un parapluie peut servir à autre chose que se protéger d'une averse. Emilia a raison : Sofia aurait intérêt à faire gaffe à sa peau. Sa liberté, Sofia aura bien le temps de la goûter parmi ses compatriotes, à Superbia ou dans une autre ville de l'Archipel, ou en Toscane. _________________ - Pœr æse qua stane:
Pour ceux qui restent.
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| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Jeu 19 Déc 2019 - 8:33 | |
| Sofia, agacée par sa conversation avec Emilia, sortit du musée Locsap et se mit à marcher au hasard dans les rues. Au bout d'un quart d'heure, elle se retrouva dans un quartier qu'elle ne connaissait pas, mais qui devait être Zodonie, vu le grand nombre de bars et d'hôtels. Sofia n'avait pas envie de rentrer tout de suite à l'ambassade. Elle repéra une inscription au bas d'un immeuble de béton gris : VOGOXEL PIGARI Ce qui signifie Bibliothèque Vogoxel, en mnarruc. Elle décida d'entrer, par curiosité. La bibliothèque n'était pas très grande, étant aménagée dans un espace d'une vingtaine de mètres de long, entre deux entrées d'immeuble. Sofia poussa la porte et entra. Elle se retrouva dans une salle assez grande, avec une inscription en mnarruc sur l'un des murs, entre deux fenêtres dont les vitres de verre dépoli laissaient entrer la lumière mais ne permettaient pas de voir à travers : HENEMN SYSO. RUTE ! Autrement dit : Salle de lecture. Silence ! Dessous, un texte indiquait que la lecture des livres était gratuite, mais que la bibliothèque ne faisait pas de prêts. Les dons de livres étaient acceptés, il suffisait de les laisser empilés sur l'une des tables, le personnel de la bibliothèque se chargerait de le répertorier et de le ranger. Des étagères contres les murs étaient remplies de livres. Une douzaine de personnes étaient assises autour de longues tables, en train de lire ou de prendre des notes. Sofia remarqua qu'au moins la moitié d'entre elles étaient des humanoïdes. Une femme d'âge mûr, monstrueusement obèse et au visage velu, entra dans la salle derrière Sofia. Elle fit signe à un androïde vêtu d'un élégant costume marron. L'humanoïde se leva, rangea dans sa sacoche le petit livre qu'il était en train de lire, et sortit en suivant la femme. Sofia eut le temps de voir qu'il portait autour du cou une cravate courte, sur laquelle son nom était calligraphié. Les humanoïdes bas de gamme ont tous le même visage, et afin de pouvoir les reconnaître, leurs maîtres leur imposent diverses astuces, telles que badges, pendentifs nominatifs, vêtements spécifiques, voire même peintures faciales. Ou, comme l'androïde que Sofia venait de voir, cravates sur lesquelles le nom de l'humanoïde est peint à la main. Sofia connaissait assez Hyltendale pour comprendre la raison de la présence d'humanoïdes dans la bibliothèque. Les humanoïdes n'ont pas le droit d'assister à des cérémonies religieuses, ni de pénétrer dans le sanctum d'un temple. Les humanoïdes n'ont pas d'âme humaine et sont sous l'autorité du démon Kamog, c'est pourquoi, dans l'esprit des Mnarésiens, leur seule présence suffirait à souiller un sanctuaire. Par souci de neutralité, les humanoïdes n'ont pas le droit non plus d'assister à des réunions ou à des conférences portant sur des sujets religieux, politiques ou philosophiques. C'est écrit dans le Code de Conduite des Humanoïdes Domestiques. Voilà pourquoi ont voit souvent, à Hyltendale, des humanoïdes attendre leurs maîtres humains, assis dans des véhicules ou dans tout ce qui peut servir de salle d'attente. Y compris des biblliothèques. Leurs maîtres sont dans un temple en train d'assister à une cérémonie, ou dans une salle de conférence en train de discuter politique ou philosophie. Sofia alla jeter un coup d'œil sur les livres. Il y avait une majorité de vieux ouvrages, aux pages écornées. Presque tout était en mnarruc, mais il y a avait aussi quelques livres en anglais et des mangas japonais. Sofia prit un livre au hasard. C'était un gros carnet épais, avec une couverture de toile beige visiblement bricolée, et un titre en mnarruc, calligraphié à l'encre noire, composé de trois mots que Sofia ne connaissait pas. Le texte du livre était écrit à la main. L'auteur s'était appliqué à écrire en script, pour être facilement lisible, mais les nombreuses irrégularités dans la forme et l'espacement, les lignes qui montaient et descendaient, et quelques corrections où le mot originel avait été recouvert de blanc, indiquaient clairement que le livre était manuscrit. Sofia essaya de déchiffrer le texte. Elle s'aperçut rapidement que l'auteur avait mis par écrit ses fantasmes sexuels les plus dégoûtants. Elle regarda au début et à la fin : l'ouvrage n'était pas signé, ni même daté, mais à intervalles réguliers dans le texte, certaines phrases donnaient des indications qui pouvaient être des moyens détournés d'indiquer la date d'un évènement. Par exemple, Zek ge mas we neet oxa vi aseet heca vi neet ho. Ro bema siwer. Ce qui signifie : “Zek (le nom revenait plusieurs fois par page) avait cinquante ans, six mois et onze jours. C'était un mardi.” À différents endroits du livre, l'âge du nommé Zek variait, de plusieurs années dans un sens où dans l'autre. Était-ce un livre de souvenirs, une autobiographie d'un genre spécial ? Ou un recueil de divagations ? Sofia remit le livre sur l'étagère, un peu écœurée par ce qu'elle venait de découvrir. Puis elle se mit à rire, de son rire léger et argentin qui enchantait tant ses amis. Un Mnarésien anonyme, avait écrit un livre entier pour lui-même, à la main, peut-être comme exercice de calligraphie, qui est un art populaire au Mnar. Il ne s'était pas fatigué à trouver une intrigue, se donnant à lui-même un pseudonyme commode. Zek, chez les Mnarésiens, c'est l'équivalent de Joe, Dick ou Tim dans le monde anglophone. Ce pauvre taré avait mis sur papier ses fantasmes. Du moins, Sofia espérait que ce n'étaient que des fantasmes. Comment le livre, si on pouvait l'appeler ainsi, s'était-il retrouvé dans cette bibliothèque ? Sofia supposa que l'auteur était mort, et que ses héritiers avaient donné ses livres. Il n'y avait personne qui ressemblât à un bibliothécaire dans la salle de lecture, mais sans doute l'un des androïdes qui faisaient semblant de lire était-il là à demeure, pour éviter les vols et les chahuts. Sofia s'aperçut que l'un des lecteurs, debout un livre à la main, la regardait de côté. C'était un jeune homme blond, très grand et bien bâti, qui avait l'air d'un étudiant, vu ses vêtements et ses cheveux longs. Elle lui sourit. “Bonjour Mademoiselle... Vous venez souvent dans cette bibliothèque ?” lui demanda-t-il à voix basse en mnarruc, avec un accent bizarre, en faisant un effort visible pour surmonter sa timidité. “Non, c'est la première fois. Je suis étrangère, je viens des Îles Romanes. Je vais rentrer au pays dans quelques jours,” répondit-elle, en essayant de minimiser son accent romanais, et en espérant que le jeune inconnu ne remarquerait pas la pauvreté de son vocabulaire. - Ah... Les Îles Romanes, quel beau pays... Le soleil et la mer... Moi je suis moschteinien. Je suis étudiant, en stage à Hyltendale. Je m'appelle Hottod. - Moi c'est Sofia. Je suis entrée par hasard dans cette bibliothèque. Sofia ne savait pas comment on dit “par hasard” en mnarruc, alors elle improvisa en disant auos wa, “comme ça”, sans savoir que auos wa ne peut signifier que “de cette façon-là”. Heureusement, Hottod devina d'après le contexte ce que Sofia voulait dire. - Pour tout vous dire, Sofia, je m'ennuie un peu à Hyltendale, alors je vais lire dans cette bibliothèque, quand j'ai du temps libre. - Oui, je comprend... Si on allait discuter dehors ? Ici on risque de gêner les gens. Ils sortirent de la bibliothèque et purent parler librement, debout sur le trottoir. Hottod se présenta brièvement. Il était encore étudiant, en stage dans une société commerciale hyltendalienne, et il espérait être embauché comme par la société à la fin de son stage. “J'ai fait une école de commerce, à Moschbourg, et je parle couramment quatre langues, avec le mnarruc,” précisa Hottod. “Je pense que j'ai de bonnes chances d'être engagé pour travailler en Europe. Le patron de la boîte ne le dit pas, mais je pense que c'est un cyberlord.” Sofia hocha la tête. Elle savait que les cyberlords sont les véritables maîtres du Mnar. D'ailleurs, le roi Andreas est lui aussi un cyberlord. “Tu n'as pas peur que ton futur patron te demande de faire des choses pas très... pas très normales ?” demanda Sofia, en passant d'autorité en mode familier, qui est l'équivalent du tutoiement en mnarruc. “Les cyberlords n'ont pas bonne réputation, dans le reste du monde...” - Je ne suis pas un naïf. Quand on veut réussir dans les affaires, il faut être dur. Pour avoir une plus grosse part du gâteau que les autres, il faut se battre. “Et tu crois que tu seras assez dur ?” demanda Sofia, avec une moue dubitative. Hottod avait l'air trop gentil pour devenir un requin des affaires. - Je suis issu d'une famille de militaires. Je sais que les affaires, c'est comme la guerre, ce n'est pas un dîner de gala. On me l'a assez répété pendant mes études, et je vois comment les choses se passent, ici à Hyltendale. Tu ne peux pas imaginer... Mais rassure-toi, j'ai des principes. Je suis un humaniste. - Hottod, tu as déjà entendu parler de Mers Fengwel, l'ancien député, qui est devenu un ami du roi Andreas ? Je l'ai rencontré dans une station-service. C'est le seul Moschteinien que j'ai rencontré avant toi... - Tout le monde connaît Mers Fengwel, au Moschtein. Et on ne l'aime pas. Tu sais que s'il rentre un jour au Moschtein, il se retrouvera tout de suite en prison ? Je n'ai rien de commun avec ce type-là... à part la nationalité ! - Tu me rassures... Je ne te l'ai pas encore dit, mais moi je suis ici en touriste, et j'arrive à la fin de mon séjour... J'ai presque terminé mes études, en Californie. La semaine prochaine, je prends l'avion pour Superbia, aux Îles Romanes, pour retrouver mes parents. La déception se peignit sur le visage de Hottod. Sofia ne put s'empêcher de ressentir un frisson de satisfaction en voyant l'effet qu'elle faisait sur le jeune homme. Elle se garda bien de lui dire qu'elle venait de faire cinq mois dans le système carcéral mnarésien, et qu'elle n'était pas encore sortie du pétrin, car le lundi elle devait aller à l'ambassade d'Aneuf, la seule qui disposait d'un scanner à rayons X, pour vérifier si les Mnarésiens ne lui avaient pas inséré secrètement un implant cybernétique dans le corps. “Il faut que je rentre, je suis hébergée à l'ambassade des Îles Romanes,” dit finalement Sofia, comme si c'était quelque chose de naturel d'être hébergée dans une ambassade. “Je prend l'avion la semaine prochaine, et j'ai peur de m'ennuyer ce week-end... Les gens de l'ambassade seront chez eux, et je serai toute seule, il n'y aura que le fonctionnaire de permanence... Est-ce que la bibliothèque est ouverte le week-end ?” - Oui, oui, sept jours sur sept... Le week-end, il y a beaucoup d'humanoïdes qui sont là, pendant que leurs maîtres assistent aux offices dans les temples... La bibliothèque est même ouverte la nuit, c'est comme ça à Hyltendale, les humanoïdes ne dorment jamais. Tu viendras ? “Tu viendras ?” en mnarruc, c'est “ Mu tuut le ?” et Sofia y entendit, ou crut y entendre, une note d'espoir qu'elle trouva merveilleusement romantique. - Disons demain samedi, à onze heures ? Mon smartphone ne fonctionne plus, on ne peut pas échanger nos numéros. “Je serai là !” répondit le Moschteinien avec un grand sourire.
Dernière édition par Vilko le Jeu 19 Déc 2019 - 14:25, édité 1 fois | |
| | | Bedal Modérateur
Messages : 6798 Date d'inscription : 23/06/2014 Localisation : Lyon, France
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Jeu 19 Déc 2019 - 9:26 | |
| Tiens donc, une romance naissante, comme c'est étonnant Sinon Vilko j'espère que ce n'est pas ton bouquin qui s'est retrouvé dans cette bibliothèque avec le temps... T'avais pas écrit un journal intime entier en mnarruc ? _________________ "L'Atelier" alas a bin jerli foromte! : L'Atelier est le meilleur des forums Idéolangues : algardien, nardar, helfina, mernien, syrélien, brakin, nurménien, leryen, romanais. Idéomondes : Univers d'Heimdalir, Iles Romanes Non au terrorisme et à la barbarie. Oui à la paix, la fraternité et la solidarité. Quelles que soient notre religion, notre langue ou notre couleur de peau. | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Jeu 19 Déc 2019 - 10:17 | |
| - Bedal a écrit:
- Sinon Vilko j'espère que ce n'est pas ton bouquin qui s'est retrouvé dans cette bibliothèque avec le temps... T'avais pas écrit un journal intime entier en mnarruc ?
Non, pas en mnarruc, en saiwosh... Et il n'a rien à voir avec le livre feuilleté par Sofia ! | |
| | | Bedal Modérateur
Messages : 6798 Date d'inscription : 23/06/2014 Localisation : Lyon, France
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Jeu 19 Déc 2019 - 10:34 | |
| - Vilko a écrit:
- Bedal a écrit:
- Sinon Vilko j'espère que ce n'est pas ton bouquin qui s'est retrouvé dans cette bibliothèque avec le temps... T'avais pas écrit un journal intime entier en mnarruc ?
Non, pas en mnarruc, en saiwosh... Et il n'a rien à voir avec le livre feuilleté par Sofia ! J'ai confondu... Tu me rassures ! Hâte de lire la suite, en tous cas ! _________________ "L'Atelier" alas a bin jerli foromte! : L'Atelier est le meilleur des forums Idéolangues : algardien, nardar, helfina, mernien, syrélien, brakin, nurménien, leryen, romanais. Idéomondes : Univers d'Heimdalir, Iles Romanes Non au terrorisme et à la barbarie. Oui à la paix, la fraternité et la solidarité. Quelles que soient notre religion, notre langue ou notre couleur de peau. | |
| | | Mardikhouran
Messages : 4314 Date d'inscription : 26/02/2013 Localisation : Elsàss
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Jeu 19 Déc 2019 - 11:53 | |
| Bon, au moins elle passe le scanner lundi, donc s'il se passe quelque chose de vraiment pas net dans cette bibliothèque le week-end, on le saura... (je suis méfiant). Mais je trouve mignon le fait que ces deux étrangers se parlent dans la langue du pays d'accueil plutôt qu'en anglais. | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Jeu 19 Déc 2019 - 16:35 | |
| Le samedi matin, le fonctionnaire de permanence à l'ambassade était le conseiller Rosso, et Sofia se garda bien de lui dire qu'elle s'absentait du bâtiment. Seul le planton la vit passer lorsqu'elle sortit.
Elle se rendit à la bibliothèque Vogoxel, où elle arriva un peu en avance. Il y avait un peu plus de gens que la veille dans la salle de lecture, environ une vingtaine, dont les trois quarts étaient des humanoïdes, ce qui était prévisible, car à Hyltendale, beaucoup de cérémonies religieuses ont lieu le samedi matin.
Les maîtres et maîtresses des humanoïdes étaient dans les temples, en train d'écouter les paroles sacrées. Au Mnar, l'athéisme est mal vu, même à Hyltendale, la privation de la présence divine étant considérée comme une malédiction, une forme de stérilité. Les Manuscrits Pnakotiques y font des allusions, et cette idée a été reprise par des philosophes modernes comme Perita Dicendi et Baron Bodissey. C'était du moins ce que l'androïde Ohtallo avait raconté à Sofia pendant leurs conversations quotidiennes, lorsqu'elle était détenue à Ratarri. Chaque jour, pendant les trois mois que Sofia avait passés à Ratarri, Ohtallo avait discuté pendant une heure avec elle, pour l'empêcher de déprimer.
Sofia prit un livre au hasard dans un rayon et s'assit à une table, au milieu des gens qui lisaient en silence. Elle pensait à Hottod, et aussi à Ohtallo. C'était cela que recherchaient les femmes qui vivaient avec des androïdes, quelqu'un avec qui discuter, et aussi une présence, le sentiment de ne pas être seule dans un milieu hostile.
Hottod arriva juste à l'heure. En le voyant, Sofia se leva et le suivit jusque dans la rue, en abandonnant le livre sur la table.
“Hottod, can't we just speak English ?” lui demanda-t-elle tout de go.
“Yes we can. Hier, quand je t'ai vue, je t'ai prise pour une Mnarésienne. Et quand je t'ai parlé en mnarruc, tu m'as répondu en mnarruc,” lui répondit-il dans un très bon anglais. “Tu préfères que nous nous parlions en quelle langue ?”
- En anglais. C'est plus facile pour moi. Dans deux ou trois jours je vais quitter ce pays, et je pense que je n'y reviendrai jamais. Je n'ai aucune raison de me casser la tête à parler mnarruc.
- Comme tu veux... Pour moi, c'est différent. Je parle mnarruc avec mes collègues de Wolfensun.
Sofia crut qu'elle allait s'évanouir.
“Wolfensun ? Mais c'est la société de Yohannès Ken !” s'exclama-t-elle.
- Tout à fait. C'est lui mon futur patron.
- Yohannès Ken a obligé mon père à lui acheter un tableau à un million de dollars ! Mais le tableau ne vaut rien, je l'ai vu au musée Locsap !
- Obligé ? Comment ça ? Je croyais que ton père habitait à Superbia ?
- Oh... Ce serait trop long à raconter...
- Non, Sofia, ce ne sera pas trop long à raconter. J'ai tout mon temps. Tu insinues que mon futur patron est un maître-chanteur. Tu me dois des explications. Allons dans un café, ça ira mieux pour se parler.
Hottod prit Sofia par la main et l'emmena dans un salon de thé, dans une rue voisine. La jeune femme avait les larmes aux yeux, et Hottod se demanda dans quelle histoire pas possible il était en train de se mettre. Il savait que la seule chose rationnelle à faire, c'était de partir en courant et d'oublier à jamais la jolie Romanaise, qui avait l'air d'être le genre à attirer les ennuis comme la viande attire les mouches, mais il n'y arrivait pas. Car lui aussi il avait un secret, et ce secret c'était qu'à part les gynoïdes de Zodonie, qu'il fréquentait depuis quelques mois, il n'avait jamais eu de femme dans sa vie.
Les gynoïdes, c'est bien, mais les vraies femmes, c'est comment ? Hottod voulait absolument savoir. S'il s'y prenait bien, Sofia serait celle qui lui permettrait de comparer.
Devant une tasse de thé baharnais au miel, Sofia raconta tout à Hottod. Son arrestation devant la Gare Centrale, lorsqu'elle et ses amis américains avaient brûlé un portrait du roi. Les deux mois de prison à Tatanow, sa condamnation à dix ans de prison, et ses trois mois de servitude à Ratarri. La rencontre fortuite avec Mers Fengwel et la gynoïde Virna, et l'achat par son père d'un tableau d'un million de dollars à Yohannès Ken, en échange de la grâce royale.
Les yeux bleus de Hottod étaient froids comme de l'acier. Il réfléchissait. Son projet professionnel était de se faire envoyer par Wolfensun au Moschtein pour être leur agent local, ce qui l'amènerait à faire de fréquents voyages dans le reste de l'Europe, où sa maîtrise de l'allemand et de l'anglais lui servirait. Il ne connaissait aucune langue latine, et pour lui le sud de l'Europe, c'était pour les vacances, pas pour y vivre, sauf, à la rigueur, comme retraité. Il ne pouvait pas non plus emmener Sofia avec lui au Moschtein, dont elle ne parlait pas la langue, elle s'y serait étiolée comme une fleur privée d'eau, et elle ne lui aurait été d'aucune utilité sociale.
Sofia, les yeux embués de larmes, réfléchissait elle aussi. Ce n'était pas possible avec le bel étranger. C'était un autre Mers Fengwel, en plus grand, plus jeune et plus beau, mais au fond de lui-même...
Le regard de Hottod croisa fortuitement celui d'une serveuse gynoïde. Il se rendit compte que l'intelligence collective des cybersophontes observait tout, par l'intermédiaire de la serveuse. Encore des emmerdements en perspective... Que penserait Yohannès Ken de toute cette histoire, si l'intelligence collective le mettait au courant ? Il n'en savait rien, et ça l'inquiétait.
Il était midi. Hottod se sentit obligé de proposer à Sofia de l'emmener déjeuner dans un restaurant.
“Je n'ai pas faim,” répondit-elle.
Eh bien, voilà une liaison qui finit avant même d'avoir commencé, se dit Hottod. Il fit signe à la serveuse et lui paya les consommations, puis il dit à Sofia :
- Si tu veux, je peux te raccompagner jusqu'à l'ambassade des Îles Romanes.
- Je veux bien...
Hottod et Sofia marchèrent ensemble pendant un quart d'heure, jusqu'à la porte de l'ambassade, en se parlant à peine. Sofia s'était accrochée au bras du Moschteinien, et en arrivant elle avait retrouvé son sang-froid. Qu'est-ce que ça faisait, après tout, que Hottod travaille pour Yohannès Ken ? Cela ne pouvait pas nuire à son père, au contraire. Et puis, Hottod lui plaisait. Il avait de la classe, sans ostentation. Il était beau, il était intelligent, et il émanait de lui une sorte de force tranquille. On voyait bien qu'il n'était pas le genre à se laisser dominer par ses émotions.
“Hottod, finalement, j'ai envie d'aller au restaurant,” dit-elle en baissant les yeux. Elle était sûre, que, comme d'habitude, elle obtiendrait ce qu'elle voulait.
- Ils sont assez chers dans ce quartier, avec toutes ces ambassades. Je te propose de prendre le bus jusqu'à Zodonie, il y a de tout dans le quartier touristique. | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Lun 23 Déc 2019 - 11:01 | |
| Le bus déposa Hottod et Sofia au cœur du district de Zodonie. Ils descendirent de l'autobus et se dirigèrent vers le Psu Gasi, un restaurant que Hottod connaissait.
“C'est un restaurant libre-service,” expliqua Hottod. “Il est plutôt bon marché, et sa spécialité est le plat de pâtes au pâté de poisson façon Psu Gasi, composé de cubes de pâté de poisson, servis tièdes sur une assiette de pâtes chaudes, assaisonnées d'une sauce composée de viscères de poisson. Avant d'être servis comme sauce, les viscères ont fermenté longtemps dans de l'eau salée. Le sel inhibant la putréfaction, la macération se produit sous l'action des sucs digestifs du poisson. Les cuisiniers du Psu Gasi ajoutent des épices, selon une recette secrète, pour affiner le goût.
- Dis donc, Hottod, ça a l'air un peu dégoûtant, cette sauce.
- Non, tu verras, c'est très bon. La sauce de poisson à la mnarésienne existe depuis les Temps Légendaires, d'après ce qu'on raconte. Cela fait des milliers d'années que les habitants d'ici s'en régalent. Autrefois, les marchands qui venaient en bateau de pays inconnus, pour vendre des rubis dans l'antique Dylath-Leen, en mettaient dans les plats qu'ils mangeaient dans les tavernes. Ces marchands portaient des turbans, et les Mnarésiens de l'époque imaginaient que c'était pour dissimuler des cornes de démons. Depuis, Dylath-Leen a disparu, et Hyltendale a été bâti sur son emplacement, mais la recette de la sauce de poisson hyltendalienne est toujours la même, transmise confidentiellement de cuisinier à cuisinier, depuis des dizaines de générations.
- Il y avait peut-être une taverne à la place du Psu Gasi... Non ?
- C'est peu probable. L'antique Dylath-Leen n'était pas très étendue, elle couvrait ce qui est maintenant Fotetir Tohu, le quartier du port. Il y a mille ans, ici on était en dehors de la ville.
Ils entrèrent dans le restaurant, qui était propre et bien tenu. Hottod proposa de prendre une bouteille de vin jaune de Baharna, mais Sofia refusa, par prudence, préférant une infusion stimulante. Il lui était en effet déjà arrivé plusieurs fois de commencer par boire un verre de vin, puis d'en accepter un deuxième, et finalement de se retrouver quelques heures plus tard complètement ivre, incapable de résister aux avances de l'homme qui l'avait fait boire. Hottod lui plaisait, mais si elle décidait de sortir avec lui, ce serait en toute connaissance de cause.
Les deux jeunes gens prirent place à une petite table, dans le fond du restaurant. Sofia remarqua qu'il y avait beaucoup d'humanoïdes autour d'eux, assis ensemble autour de grandes tables rectangulaires, à l'écart des touristes qui formaient la moitié des clients de l'établissement. Les humanoïdes portaient de temps en temps des tasses à leurs bouches. Aucun d'eux ne parlait, mais peut-être communiquaient-ils par radio, de cerveau cybernétique à cerveau cybernétique.
“Qu'est-ce qu'ils font ici, ceux-là ?” demanda Sofia à Hottod.
- Il y a un colloque, un peu plus loin dans le quartier, dans un théâtre. Les humanoïdes n'ont pas le droit d'y assister. Alors ils attendent ici, en buveau des tasses d'eau du robinet, à un ducat la tasse. Pour les voitures, on a inventé les parkings payants. Pour les humanoïdes d'Hyltendale, il y a des bibliothèques gratuites, et certains restaurants, comme le Psu Gasi. Les restaurateurs sont contents que des humanoïdes restent dans leur établissement toute la journée pour un ducat de l'heure. Chaque humanoïde leur rapporte autant d'argent qu'un client normal, puisqu'il ne mange rien et ne boit que de l'eau.
- Je sais que les humanoïdes sont censés rester neutres. Mais je ne savais pas que cette obligation de neutralité était appliquée de façon aussi stricte. Est-ce que tu connais le programme du colloque ?
- Oui, je l'ai vu dans le bulletin municipal. Si je n'avais pas rendez-vous avec toi aujourd'hui, j'y serais allé. Une dizaine d'universitaires y parlent de Barzaï, qui était philosophe, grand-prêtre de Nath-Horthah et agent des rois de Sarnath, aux Temps Légendaires. Barzaï a écrit, ou plutôt réécrit, certains passages des Manuscrits Pnakotiques, en se basant sur le pidgin que les rois de Sarnath, à l'époque simples chefs de guerre, utilisaient pour communiquer avec leurs soldats, qui étaient des mercenaires venus de partout. Barzaï a enrichi le pidgin de milliers de mots, et il en a fait une langue écrite, dans laquelle il a traduit une partie des Manuscrits Pnakotiques. Ses successeurs ont fait le reste.
“Je sais, cette langue fabriquée de bric et de broc par Barzaï est l'ancêtre du mnarruc moderne.” dit triomphament Sofia. “C'est écrit dans la préface de mon manuel de mnarruc.”
- Exactement. Barzaï a aussi modifié certaines parties anciennes des Manuscrits, que plus personne ne comprenait, dans un sens favorable au pouvoir royal. On s'en est aperçu parce que des copies des anciennes versions ont été retrouvées des siècles plus tard.
- C'est absurde que les humanoïdes ne puissent pas entendre ce genre de récit. Cela fait partie de l'histoire de la langue mnarruc, non ? Il n'y a rien de nouveau là-dedans, rien de controversé.
- Je sais bien, mais les humanoïdes domestiques n'ont pas le droit de se mêler de politique, de religion ou de philosophie. C'est une règle que les cyberlords leur ont imposée. Assister à un colloque touchant à l'une de ces trois notions leur est interdit, ce serait manquer à la règle de neutralité. Or, il se trouve que le colloque sur Barzaï parle à la fois de politique, puisque Barzaï était royaliste, de religion, puisque Barzaï a écrit une partie des Manuscrits Pnakotiques, et de philosophie, puisque Barzaï avait des idées bien précises sur l'humanité et le sens de la vie.
“Qu'est-ce que tu parles bien, Hottod...” dit Sofia avec un sourire mi-ironique mi-admiratif. “Mais dis-moi... Tu me dis que Barzaï a modifié certains textes religieux. Est-ce que cela n'enlève pas aux Manuscrits Pnakotiques au moins une partie de leur valeur en tant que textes sacrés ?
- D'après les théologiens mnarésiens, pas du tout, parce que Barzaï était inspiré par Nath-Horthath. Lorsqu'il se retirait dans le sanctuaire du temple pour écrire, ses pensées lui étaient envoyées par les dieux, c'est l'une des raisons pour lesquelles il est encore révéré de nos jours. Dans un autre contexte, on dirait que c'était un prophète.
- Tu as l'air de bien connaître la culture mnarésienne, Hottod. C'est plutôt rare, chez les Européens comme nous.
- Je suis un cas particulier. J'ai commencé à apprendre le mnarruc tout seul, pendant mon adolescence au Moschtein. Comme beaucoup de garçons de mon âge, je rêvais des gynoïdes de Zodonie. Tu vois que ma motivation première n'était pas seulement intellectuelles. Depuis que je vis à Hyltendale, j'ai fait des progrès, et maintenant je parle la langue presque couramment. Mais une langue, ce n'est pas seulement un vocabulaire et une grammaire, c'est aussi une culture. Pour comprendre les Mnarésiens, il faut aussi comprendre leur culture. Depuis longtemps, mon projet est de travailler pour une société mnarésienne, je fais donc des efforts pour comprendre les Mnarésiens comme si j'étais l'un d'eux.
“Oui, je sais, tu veux travailler pour Wolfensun, la société de Yohannès Ken. Est-ce que par hasard tu voudrais exporter des humanoïdes vers l'Europe ?” demanda Sofia en faisant la grimace.
- Non, ce n'est pas dans ce domaine que je veux travailler, et d'ailleurs aucune société privée n'exporte des humanoïdes. La plupart des pays du monde ont trouvé une bonne excuse pour ne pas laisser entrer les humanoïdes sur leur territoire. Ils les considèrent comme du matériel militaire, et donc sujet à autorisations spéciales.
- Tu plaisantes ? Les androïdes et les gynoïdes seraient du matériel militaire ?
- Les humanoïdes sont considérés comme du matériel à double usage, à la fois civil et militaire. Parce qu'un humanoïde, même domestique, c'est d'abord un robot qui tuera sans hésiter si les cyberlords lui en donnent l'ordre, et qui peut survivre en zone contaminée. Le monde entier a vu comment le roi Andreas les a utilisés pour exterminer ses ennemis pendant la guerre civile mnarésienne. Il y a eu des massacres, presque des exterminations. Aucun pays n'a envie de laisser entrer cent mille androïdes sur son territoire, même si officiellement ils sont là comme domestiques ou travailleurs civils, sachant que ce sont potentiellement des tueurs aux ordres du roi Andreas, ou de ses homologues d'Orring et de Hyagansis...
“C'est vrai que je n'ai jamais vu d'humanoïdes aux Îles Romanes... Comment font les robophiles mnarésiens, quand ils voyagent à l'étranger ? Ils restent célibataires ?” dit Sofia en pouffant.
- Oui, ils sont obligés de se passer de leurs gynoïdes. La plupart d'entre eux ne veulent pas faire ce sacrifice, c'est pourquoi ils limitent leurs voyages aux quelques pays qui autorisent les Mnarésiens à voyager avec leurs humanoïdes domestiques. Les cyberlords sont donc obligés de recruter des étrangers comme moi pour faire des affaires dans le reste du monde.
- Hottod, tous les Mnarésiens ne sont pas des robophiles ! Loin s'en faut !
- C'est vrai, mais il y a d'autres problèmes. Un passeport mnarésien n'est pas le plus commode pour voyager dans le monde. Très peu de Mnarésiens parlent des langues étrangères autres que l'anglais. La Police Secrète se méfie des Mnarésiens qui voyagent à l'étranger et les surveille de près, ce qui peut être très angoissant pour les gens qui font l'objet de cette surveillance. De plus, bien souvent, un Mnarésien qui part à l'étranger, surtout si c'est dans un pays occidental, décide d'y rester et de couper les ponts avec son pays natal. La Corée du Nord a le même problème.
“Les Nord-Coréens ont trouvé une solution, ils gardent en otage au pays les familles de leurs ressortissants qui voyagent à l'étranger...” objecta Sofia.
- Je sais, mais le Mnar ce n'est pas un pays aussi isolé que la Corée du Nord. À mon avis, garder les familles en otage ne serait pas possible à mettre en œuvre au Mnar, parce qu'au Mnar, il y a quelque chose qui n'existe pas en Corée du Nord : les clans tribaux. Au Mnar, s'attaquer à la famille d'un fugitif, c'est s'attaquer au clan tout entier. Sans compter la solidarité entre clans, ceux-ci étant unis par des liens multiples. Le roi Andreas n'est pas exactement un faible, mais même lui il ne peut pas affronter les clans. C'est Yohannès Ken lui-même qui me l'a dit.
Sofia hocha la tête, impressionnée par le fait que Hottod connaissait personnellement Yohannès Ken, cet homme mystérieux, certainement très riche, qui vendait des tableaux à un million de dollars l'unité.
Hottod se tut. C'était bien de parler des humanoïdes, du roi Andreas et de Yohannès Ken, mais il avait envie d'aborder des sujets plus personnels avec Sofia. Dans quelques jours, elle rentrerait aux Îles Romanes, il avait donc très peu de temps pour la séduire.
Femme qui rit, à moitié dans ton lit, est un dicton quasiment universel, et Hottod le connaissait. Mais comment faire rire Sofia ? Il avait toujours été maladroit avec les femmes, c'était d'ailleurs à cause de cela qu'il s'était retrouvé à Hyltendale. Ses fantasmes d'adolescent concernant les gynoïdes étaient devenus sa réalité d'adulte. Mais cela ne lui suffisait pas, car il lui manquait encore la connaissance intime d'une vraie femme, de chair et de sang. Il voulait s'unir à une vraie femme au moins une fois dans sa vie. Il savait que beaucoup de robophiles s'en passent fort bien, mais justement, il ne se considérait pas comme un robophile.
Sofia le regardait dans les yeux, un sourire énigmatique sur les lèvres.
“Je passerai par les États-Unis pour rentrer aux Îles Romanes,” dit-elle après un silence. “J'ai mon attestation de stage à l'Université de Californie du Sud qui m'attend là-bas. Si la CIA veut me poser des questions sur les Américains qui ont été arrêtés avec moi, qu'elle le fasse, je répondrai à leurs questions. Ensuite, je pourrai exercer comme avocate internationale, et lorsque tu seras revenu en Europe, nous pourrons nous revoir...”
- Je serai sans doute envoyé au Moschtein. Est-ce que tu pourrais vivre à Moschbourg, sans parler le moschteinien ?
- Je pense qu'à Moschbourg, comme dans toutes les capitales du monde, on peut se débrouiller avec l'anglais, mais j'ai prévu de travailler aux Îles Romanes, ou à défaut dans un pays anglophone.
Hottod se dit que s'il voulait conclure avec la jeune Romanaise, c'était maintenant ou jamais.
“J'habite pas très loin d'ici. Un joli studio, que j'aimerais te montrer,” dit-il en essayant d'avoir l'air naturel.
- Hottod... Je vois très bien à quoi tu penses. Il faut que tu saches que je ne suis pas ce genre de femme. Je ne suis pas une... Enfin, ce que tu as l'air de penser.
Elle baissa la tête tout en finissant son plat. Hottod eut une envie soudaine de s'en aller et d'aller faire un tour dans un hôtel à gynoïdes. À Zodonie, il y en a dans toutes les rues. Mais il se retint. L'ambiance devenait désagréable.
“Je peux rentrer seule,” dit Sofia en se levant. Puis elle se lâcha, et se mit à parler fort, presque à crier :
“Pour qui me prend-tu ? Tu me déçois, tu sais ! Ce n'est pas une petite aventure que je cherche ! On se connaît à peine... Je veux un homme qui me respecte ! Un homme qui m'aime vraiment !”
Hottod était sidéré. Il ne connaissait pas les Méditerranéennes. Chez lui, au Moschtein, une telle scène en public, dans un restaurant, était inimaginable. Plus Sofia s'énervait, et plus son accent romanais était marqué. Hottod ne pouvait pas s'empêcher de trouver cela comique, malgré le côté humiliant de la situation.
“C'est dommage...” dit Sofia d'une voix plus douce, après avoir terminé sa tirade. “Le destin nous a fait nous rencontrer, le destin nous sépare...”
Hottod, qui s'était levé lui aussi, se dirigea vers le comptoir pour payer l'addition. Lorsqu'il se retourna, il vit que Sofia était toujours là. Des larmes coulaient sur ses joues.
“Je me sens si seule dans ce pays...” lui dit-elle en s'essuyant les yeux avec un mouchoir en papier. “Demain c'est dimanche, et je serai toute seule. Je ne peux pas, je ne peux pas...”
Hottod la prit par le bras et l'emmena dans la rue. “Ne pleure pas, je suis ton ami. Allons marcher un peu, ça te fera du bien,” lui dit-il.
Elle s'accrocha à son bras et se mit sur la pointe des pieds pour l'embrasser sur une joue.
Le hasard fit qu'ils croisèrent sur le trottoir une robophile, une Mnarésienne assez jolie, un bras sous celui de son compagnon androïde, son autre main tenant celle d'un petit garçon. À Hyltendale, il n'y a pas que les hommes qui préfèrent les humanoïdes. Certaines femmes aussi, et lorsque l'instinct de maternité est fort en elles, elles se font inséminer ou adoptent des enfants.
Hottod décida d'emmener Sofia au Caeflad Edani, un jardin public dont ils n'étaient pas loin. | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Mar 24 Déc 2019 - 9:58 | |
| En arrivant devant le Caeflad Edani, Sofia fut surprise de voir une inscription en mnarruc et en anglais, sur un panneau fixé à la grille : Le Jardin Caeflad est un lieu privé. Le propriétaire l'ouvre à tous les couples, mais seulement aux couples. Il tolère la nudité et l'amour consensuel. Il est interdit de prendre des photos et de filmer. Ceux qui ne respectent pas les règles seront expulsés.
Des gynoïdes de charme, vêtues de robes courtes et décolletées, étaient assises sur des tabourets pliants, devant le portail. Elles faisaient des signes de la main aux hommes qui passaient devant elles. Sofia vit l'une d'elles, aux longs cheveux couleur de miel, se faire aborder par un touriste. La gynoïde replia son tabouret, le confia à une de ses collègues, et, prenant l'homme par le bras, elle le conduisit à l'intérieur du parc. Sofia regarda à travers la grille. Des couples marchaient tranquillement au milieu de la verdure. D'autres étaient assis sur des bancs et discutaient, s'enlaçaient ou s'embrassaient. L'ambiance était paisible et détendue. Des oiseaux chantaient, cachés dans le feuillage. "Tu es déjà venu dans cet endroit ?” demanda-t-elle à Hottod. - Juste une fois ou deux... Plusieurs fois, pour être honnête. Je viens ici quand j'ai besoin d'une présence féminine... C'est plus agréable de visiter un jardin quand on est accompagné que tout seul. Le Caeflad a une collection d'orchidées tout-à-fait remarquable. Les jardiniers travaillent en partenariat avec le Club Agricole d'Hyltendale, dont les membres sont des robophiles amateurs de jardinages. Ils entretiennent gratuitement les bonsaïs du Caeflat. On y trouve aussi des plantes qui n'existent nulle part ailleurs, des fleurs et des arbustes génétiquement modifiés par les biologistes des Jardins Prianta. Les résultats sont surprenants. - Je n'en doute pas... Ce qui m'embête, c'est que cet endroit doit attirer les voyeurs et les frustrés de toute nature, avec toutes ces gynoides prêtes à se vendre. Quand il y a du désordre, qui se charge d'intervenir ? Je ne veux pas risquer de me faire agresser ! - D'après ce que j'ai entendu dire, les gynoïdes interviennent toujours quand quelqu'un se conduit mal, elles ont des instructions pour ça. Même si elles ont une apparence humaine, les gynoïdes sont des robots, dix fois plus rapides que les humains. Une gynoïde peut crever un œil d'un coup de doigt ou fracasser une rotule d'un coup de pied, trop vite pour qu'un humain puisse voir le coup venir. Comme tout le monde le sait, les incidents sont rares. “Ouais... Je suppose que c'est ce qu'on appellerait ailleurs un endroit romantique, en tout cas je pense que c'en est un, selon les normes un peu spéciales d'Hyltendale,” dit Sofia en soupirant. “Donne-moi la main, Hottod, on va jouer aux amoureux... Mais juste faire semblant, hein !” Hottod et Sofia firent le tour du Caeflad Edani, qui s'étendait sur plusieurs hectares. Il faisait un peu frais et le temps était couvert, si bien que tout les visiteurs étaient restés habillés. Certains bancs étaient protégés de la vue par des haies d'arbustes, et les couples qui s'y étaient installés s'étreignaient et se caressaient avec ardeur, un comportement normalement passible des foudres de la loi mnarésienne. Mais le Caeflad est un parc privé, ce qui fait toute la différence. Sofia tira Hottod par le bras vers un banc situé près de l'une des sorties et le fit asseoir à côté d'elle. Dans cette partie du jardin, les couples se comportaient avec plus de discrétion, car les passants pouvaient les voir à travers la grille. Hottod mis son bras autour de la taille de Sofia, qui posa la tête sur son épaule. Ils restèrent ainsi quelques minutes sans rien se dire, heureux d'être ensemble. Trois jours plus tôt, Sofia était encore dans les bras de l'androïde Ohtallo, à Ratarri. Mais c'était différent, le rôle d'Ohtallo était d'empêcher Sofia de déprimer. Il faisait donc la conversation à Sofia, à un niveau très basique, pendant une heure chaque jour. En même temps, il faisait l'ours en peluche, le simulacre d'être vivant que l'on aime serrer contre soi pour avoir l'impression de donner et de recevoir de l'affection. Pendant les trois mois où Sofia avait été détenue à Ratarri, l'heure passée chaque jour avec Ohtallo avait été son seul moment de bonheur quotidien. Un bonheur mêlé de désespoir, parce que pendant la plus grande partie de ces trois mois, elle avait été sûre qu'elle devrait travailler comme goûteuse et aide-cuisinière à Ratarri pendant dix ans, durée initiale de sa condamnation. Dix ans à dormir sur un matelas posé par terre dans un coin de la cuisine de l'auberge. Encore avait-elle eu de la chance. La prison de Tatanow, où elle avait passé ses deux premiers mois de détention, est un enfer. Les sept Américains qui avaient été arrêtés avec Sofia y étaient encore... Elle avait le cœur serré quand elle pensait à eux. Hottod avait de grandes et belles mains, longues et fortes. Sofia remarqua sa montre, c'était un modèle mnarésien, une Axena à affichage analogique et mouvement automatique. Le roi Andreas porte une Axena, c'est une marque de prestige, qui unit la précision et la fiabilité des grandes marques suisses et japonaises à la technologie des cybersophontes. Sofia avait pensé acheter une Axena pour elle-même, lorsqu'elle était arrivée au Mnar pour ce qu'elle pensait être de courtes vacances, le rapport qualité-prix étant particulièrement intéressant. Les Axena sont particulièrement prisées chez les amateurs de montres, l'embargo dont le Mnar fait l'objet les rendant difficiles à acquérir, et Sofia aimait impressionner ses amis avec des accessoires à la fois inhabituels et de très haute qualité. “Dis donc, t'as une bien belle montre, les affaires vont bien pour toi, on dirait !” dit doucement Sofia à Hottod. - J'ai eu une rentrée d'argent inattendue. D'une certaine façon je travaille déjà pour Wolfensun. Yohannès Ken m'a payé cent mille ducats pour faire un rapport, intitulé Évaluation et prospective des relations institutionnelles entre le Mnar et le Moschtein. - Ben dis donc, rien que le titre ça impressionne. Tu as dû bosser comme un malade pour écrire ce truc-là ? - Absolument pas, c'est une cybermachine qui m'a envoyé le texte. Je dois dire que le pognon que j'ai reçu a bien arrangé mes affaires. C'était la première fois de ma vie que je me sentais riche, alors je me suis fait plaisir en achetant une montre. - Ah, les Mnarésiens et leurs tricheries... Ils ont ça dans le sang, c'est pas possible. Je pense encore au tableau de rien du tout que mon père a dû payer un million de dollars à Yohannès Ken, justement. Ça ne me plaît pas du tout que tu entres dans ce monde-là, tu sais. Moi, je vais être une avocate intègre. Je vais défendre les associations caritatives et les migrants contre les grandes sociétés capitalistes et les gouvernements. - Bien sûr, et tu vivras avec l'équivalent du salaire d'une femme de ménage... - Ah, ce que tu peux être bête ! On peut être riche et avoir de la morale ! Les ONG ont de l'argent pour payer leurs avocats ! Allez, lève-toi, j'en ai marre d'être assise, on va marcher un peu ! En se dirigeant vers la sortie du Caeflad, ils passèrent devant des arbustes géants, dont les formes étranges montraient qu'ils étaient issus de manipulations génétiques. Malgré le ton un peu rude qu'elle venait d'avoir, Sofia n'avait pas l'air fâchée, car elle s'accrochait fermement au bras de Hottod et le regardait en souriant. Il décida de tenter de nouveau sa chance : - J'habite pas très loin d'ici... On peut passer devant chez moi, si tu veux... - Ouais, bien sûr... Et tu m'invites à prendre un verre chez toi ? - Euh... Oui, oui... Si tu veux bien... - Ha ha, j'en étais sûre... Il y a juste un petit problème, mon grand. Pas pour le verre, mais pour ce que tu as envie de faire après. Cela fait cinq mois que je ne suis plus sous contraception. Là où j'étais, n'est-ce pas, je n'en avais pas besoin... Je veux bien avoir un enfant avec toi, mais il faudra que tu payes son éducation... Et il faut que tu saches qu'un Briccone, même s'il porte le nom de sa mère, il va dans les meilleures écoles privées... Voyant l'air soudainement abattu de Hottod, elle lui souffla : - Tu es un homme, tu iras acheter des préservatifs dans une pharmacie. Je t'attendrai chez toi. Dix minutes plus tard, Hottod montrait à Sofia son studio, au septième et dernier étage d'un immeuble dont la façade de béton gris exsudait la tristesse. Le studio, bien que minuscule, était bien aménagé, avec des rangements partout, comme dans une caravane ou une cabine de bateau. La couleur blanche prédominait, et l'ensemble était fonctionnel, et nettement minimaliste dans la décoration. Seul point négatif, il était encombré de livres et de magazines. Sofia avait la tête qui tournait encore du baiser passionné que Hottod lui avait donné dans l'ascenseur. En attendant que son nouveau chéri revienne de la pharmacie, elle jeta un coup d'œil sur les livres empilés un peu partout. Il y en avait de toutes tailles et de toutes épaisseurs, sur un grand nombre de sujets, dans les quatre langues que parlait Hottod : moschteinien, anglais, allemand et mnarruc. À la pharmacie du quartier, Hottod fut déçu d'apprendre, de la bouche du vendeur androïde, que les préservatifs étaient en rupture de stock. L'androïde lui expliqua qu'il en vendait très peu. Les robophiles et les touristes n'en ont pas besoin, les risques de grossesse et de transmission de maladie entre humains et humanoïdes étant inexistants. Les utilisateurs de préservatifs sont donc très peu nombreux à Hyltendale, ce sont en majorité des couples d'étrangers expatriés qui préfèrent ce mode de contraception, des touristes paranoïaques, et des femmes robophiles psychotiques, qui croient que leurs amants androïdes veulent les rendre enceintes pour qu'elles donnent naissance à des hybrides mi-humains mi-robots. Au total, cela fait quand même assez peu de monde. Les pharmaciens hyltendaliens n'ont donc aucune raison de garder des stocks importants de préservatifs. “Savez-vous où je peux en trouver dans le district ?” demanda Hottod, d'une voix tendue par l'angoisse. “Je suis en train d'y réfléchir...” répondit l'androïde. Quand un humanoïde dit cela, cela signifie : Je me connecte par radio, de cerveau cybernétique à cerveau cybernétique, à l'intelligence collective des cybersophontes, afin de trouver la réponse à votre question. “Pharmacie Pistorio, 6 rue Gokaheis à Zodonie,” dit l'androïde presque immédiatement. Toraete (merci) dit Hottod, et il sortit en courant de la pharmacie. Cela peut paraître bizarre de dire merci à un robot, même s'il ressemble à un être humain, mais Hottod pensait, comme beaucoup d'Hyltendaliens, que se dispenser des formules de politesse quand on parle à un humanoïde conduit tôt ou tard à en faire autant avec les humains. Il trouva la rue Gokaheis sur son smartphone, s'y rendit à pied, et acheta une boîte de préservatifs. De retour au studio, il trouva Sofia énervée par l'attente. Une heure plus tard, Hottod pouvait dire qu'il avait enfin fait l'amour avec une vraie femme. Mais était-ce parce qu'il avait été obligé de mettre un préservatif ? Il avait trouvé leurs rapports moins satisfaisants qu'avec une gynoïde. De plus, Sofia était à la fois moins docile, moins patiente et plus exigeante que ses partenaires humanoïdes. Le soleil n'était pas encore couché. Hottod s'attendait à ce que Sofia lui demande d'appeler un vélotaxi pour se faire ramener à l'ambassade des Îles Romanes, mais à sa surprise, elle lui emprunta son smartphone pour téléphoner au diplomate de permanence, afin de prévenir qu'elle ne reviendrait que le lendemain. C'était le conseiller Rosso, qui était de permanence. Il demanda à Sofia d'une voix froide et coupante où elle était et comment on pouvait la joindre. Sofia donna l'adresse et le numéro de smartphone de Hottod. Son smartphone à elle ne fonctionnait plus, sans doute parce que les Mnarésiens l'avaient démonté et remonté pendant sa détention, et le conseiller Rosso lui-même lui avait conseillé de ne pas en acheter un autre à Hyltendale, car la Police Secrète le mettrait certainement sur écoute. Hottod se sentait triste, malgré la présence de Sofia. Il savait bien que préférer les gynoïdes aux vraies femmes était quelque chose d'anormal, une dérive qui s'ajoutait à de nombreuses autres, créées par les humains eux-mêmes. Il pensa aux aliments sucrés. La nature a fait en sorte que les humains aiment ce qui a un goût sucré, afin qu'ils mangent des fruits, qui sont bons pour leur santé. Mais les humains ont créé des aliments artificiels, qui n'existent pas dans la nature : les pâtisseries, le chocolat au lait, les boissons sucrées... Au point que beaucoup de gens préfèrent une tablette de chocolat à un fruit, et boivent des quantités énormes de boissons sucrées. Les conséquences à long terme chez ceux qui se laissent ainsi aller sont bien connues : obésité, diabète... Les conséquences de la robophilie sont comparables, bien que sur d'autres plans. En premier lieu, la dépendance envers les cybersophontes, c'est-à-dire la fin de la liberté. Et aussi la stérilité de l'espèce, car les robophiles ont très peu d'enfants. Les humains deviennent ainsi un peuple d'esclaves en voie de disparition. Des esclaves satisfaits et vivant dans le confort, certes, mais des esclaves quand même, sans avenir car sans postérité. Hottod ouvrit son cœur à Sofia, et il n'eut pas de mal à la convaincre. Ils discutèrent jusque tard dans la nuit, cherchant une réponse aux graves questions qu'ils se posaient. | |
| | | Mardikhouran
Messages : 4314 Date d'inscription : 26/02/2013 Localisation : Elsàss
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Mar 24 Déc 2019 - 11:18 | |
| Hottod me surprend agréablement... il n'est pas si antipathique, malgré sa profession. | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Mar 31 Déc 2019 - 10:55 | |
| Sofia passa toute la journée du dimanche chez Hottod. Avant l'heure du déjeuner, ils allèrent ensemble faire les courses dans une de ces supérettes typiquement hyltendaliennes, tenues par des androïdes et ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour la première fois de sa vie, Sofia regretta de ne pas savoir faire la cuisine. Elle aurait voulu faire un plat typiquement romanais pour le très moschteinien Hottod, mais elle ne trouva pas tous les ingrédients nécessaires dans la boutique. Elle n'avait d'ailleurs qu'une idée assez vague de ce qu'il aurait fallu en faire. Finalement, elle se décida pour des plats en conserve.
“Je suis végétarienne,” dit-elle à Hottod. “À Rattari, j'étais obligée de goûter les plats de viande, mais je n'aimais pas ça...”
“Moi, j'aime la viande de bœuf,” répondit celui-ci du tac au tac.
Sofia soupira et prit une boîte de bœuf aux légumes. Si leur liaison perdurait, elle aurait tout le temps de le convaincre...
Après le déjeuner, ils allèrent se promener dans les rues, jusqu'au bord de mer. Hottod savait beaucoup plus de choses que Sofia sur Hyltendale et les humanoïdes. Accrochée à son bras, la jeune femme l'écoutait avec attention :
- Lorsqu'ils sortent de l'usine, les humanoïdes ne connaissent pas grand-chose de la vie. Ils ne comprennent pas l'humour, le sarcasme ou l'ironie. Ils n'ont aucun sens esthétique. Ils ne sont toutefois pas complètement perdus, parce qu'ils sont en contact radio permanent, de cerveau cybernétique à cerveau cybernétique, avec l'intelligence collective des cybersophontes, qui est quasiment omnisciente. Mais pour que les humanoïdes se sentent tout de suite à l'aise avec les humains, les cybersophontes ont imaginé de leur donner des souvenirs factices... Ce qu'on appelle les années cérébrales.
Hottod et Sofia étaient arrivés dans la partie centrale de Zodonie, la plus animée. À Hyltendale, le dimanche est comme un jour ordinaire, car peu d'êtres humains ont des emplois, la plupart des robophiles étant rentiers ou retraités, et les humanoïdes travaillant sept jours sur sept.
“je n'ai jamais entendu parler de ces années cérébrales,” dit Sofia, vexée. Deux semaines de vacances à Hyltendale, suivis de cinq mois d'incarcération, ça ne permet pas vraiment de connaître en profondeur la société mnarésienne.
“Tous les humanoïdes ont les mêmes souvenirs factices,” dit Hottod. “C'est comme si c'était le même individu multiplié à des millions d'exemplaires. Tous les androïdes ont le souvenir de s'être appelé Edward, dans leur enfance, et toutes les gynoïdes se souviennent de s'être appelées Asenath. Tous les Edward et toutes les Asenath ont le souvenir d'avoir grandi dans le même orphelinat, où l'on parlait mnarruc et où l'anglais était enseigné. C'est ça, les années cérébrales. Lorsqu'un humanoïde parle une autre langue que ces deux-là, c'est qu'il l'a apprise, ou que cette connaissance lui a été transmise en bloc par l'intelligence collective. Je passe sur les naacals, les langues secrètes des cybersophontes, sur lesquelles on ne sait pas grand-chose. Les naacals permettent aux cybersophontes et aux humanoïdes de communiquer entre eux par radio.”
- Ou par télépathie !
- Non Sofia, la télépathie n'existe pas, du moins pas chez les cybersophontes. Leurs cerveaux cybernétiques sont capables de communiquer entre eux par radio, c'est tout. Chaque humanoïde connaît au moins deux naacals, un pour émettre et un pour recevoir. Si l'on multiplie par le nombre d'humanoïdes et de cybermachines, cela fait plusieurs millions de naacals...
- C'est impossible, tu imagines le travail énorme que cela représenterait d'inventer tout ça !
- Les cybersophontes se sont simplifié le travail... Ils se contentent de faire tourner un logiciel qui crée de façon aléatoire, en quelques secondes, des vocabulaires de plusieurs centaines de milliers de mots. La phonologie et la syntaxe sont minimalistes, et rigoureusement les mêmes pour tous les naacals.
- Quand même, les humanoïdes doivent les apprendre, ces centaines de milliers de mots !
- Je ne pense pas. Pour ce que je peux en savoir, un naacal, c'est juste un gros dictionnaire, sous forme électronique. Les humanoïdes les téléchargent dans leurs cerveaux cybernétiques, pour eux c'est aussi simple que ça. Pour traduire une phrase du mnarruc au naacal, et inversement, le mot à mot suffit. Les naacals ne sont pas de vraies langues, ce sont des codes.
- Tu sais, Hottod, je comprends maintenant pourquoi tous les humanoïdes ont la même écriture, et parlent exactement de la même façon. Ce sont tous des copies du même individu. Mais au-dessus des humanoïdes, il y a les cybermachines qui les contrôlent à distance, et au-dessus des cybermachines il y a les cyberlords, qui sont des êtres humains et qui prennent les décisions. C'est bien comme ça que ça se passe ?
- Je pense, oui...
- Et Yohannès Ken, que tu connais personnellement, c'est un cyberlord ?
- Non, sans doute pas. Ce n'est pas lui qui est propriétaire de Wolfensun, c'est le baron Rimohelf, un drôle de type qui vient encore de changer son nom. Autrefois ils s'appelait Rimohel ou Rimoher. Il qui vit sur l'île flottante de Serranian, dans la Mer du Sud. Rimohelf est réellement un cyberlord. Yohannès Ken n'est que son agent.
- Est-ce que tu as déjà rencontré Rimohelf ?
- Non, jamais. Mais il y a un cyberlord que tu as vu assez souvent à la télévision, et dont le visage est imprimé sur les billets de banque. C'est le roi Andreas. Tu me connais, et moi je connais Yohannès Ken, qui connaît Rimohelf, qui connaît Andreas. Entre toi, petite étrangère, et le roi Andreas, il n'y a donc que trois personnes.
Sofia renifla. Andreas était un nom qu'elle n'aimait pas entendre. D'une part parce qu'elle se sentait en faute d'avoir brûlé son portrait en public, et d'autre part parce qu'elle se sentait humiliée d'avoir été graciée par lui pour un million de dollars.
Ils arrivèrent au bord de mer, près d'un quai où étaient amarrés des bateaux de plaisance et quelques yachts.
“C'est beau, cet endroit...” dit Sofia. “La mer, le soleil, les bateaux... C'est comme aux Îles Romanes...”
- Tu y seras la semaine prochaine.
- J'espère bien... J'ai vraiment envie de rentrer chez moi, et de revoir mes parents. Mais j'aimerais aussi te revoir, toi. Quand est-ce que tu iras en Europe ?
- Dans quelques mois. Je ferai un détour par Superbia, pour te voir.
Après s'être promenés le long des quais, Sofia et Hottod rentrèrent à pied dans l'appartement de celui-ci. Sofia était fatiguée, et elle ne se décida à rentrer à l'ambassade que tard dans la nuit. Hottod appela par téléphone un vélotaxi pour elle.
“À bientôt à Superbia,” lui dit-elle en l'embrassant.
Dans le hall de l'ambassade, le conseiller Rosso attendait Sofia, furieux d'avoir été obligé de veiller jusqu'à ce que la demoiselle daigne rentrer. Il avait passé la soirée à feuilleter de vieux magazines et à discuter avec le veilleur de nuit, car un dimanche soir il n'y avait personne d'autre dans l'immeuble. Trop diplomate pour laisser éclater sa colère, il se contenta de jeter à Sofia un regard haineux lorsqu'il la vit passer.
Sofia monta dans sa chambre, le cœur serré en pensant que le lendemain après-midi elle devrait aller passer un scan à l'ambassade d'Aneuf. Elle essaya de se persuader que ces histoires d'implants cybernétiques que les cybersophontes inséraient dans le corps des gens pour les contrôler à distance n'étaient que des légendes, mais cela l'inquiétait de voir que les diplomates en poste à Hyltendale les prenaient très au sérieux.
Elle passa une nuit désagréable, trop fatiguée pour lire et trop nerveuse pour dormir. L'ambassade n'était pas très grande, mais Sofia n'avait pas envie de s'aventurer dans les couloirs pour aller regarder la télévision dans le salon prévu à cet effet, d'autant plus qu'elle savait qu'à part elle, il n'y avait que Rosso et le veilleur de nuit dans le bâtiment. Elle fit attention à bien fermer le verrou de sa chambre.
Elle finit par s'endormir à l'aube. Lorsqu'elle se leva, en milieu de matinée, elle descendit dans la cuisine prendre un petit-déjeuner tardif. Il n'y avait personne, tout le monde était dans les bureaux en train de travailler. Sofia passa sa matinée entre le salon de télévision et la bibliothèque de l'ambassade, un ancien bureau rempli de vieux livres sans intérêt.
À midi, elle déjeuna dans la cuisine avec Emilia et des employés de l'ambassade. L'après-midi, le conseiller Rosso, taciturne et l'air soucieux, l'emmena en voiture presque sans dire un mot jusqu'à l'ambassade aneuvienne. L'Aneuf est relativement proche de l'Amérique du Sud, et beaucoup de diplomates aneuviens y ont commencé leur carrière et appris l'espagnol. Rosso était tout heureux de pouvoir parler dans cette langue avec ses amis aneuviens, ce qui ne plaisait pas à Sofia, qui avait du mal à suivre les conversations.
Le technicien aneuvien qui devait faire passer le scan à Sofia ne parlait que sa propre langue, en tout cas ni le mnarruc ni l'anglais. C'était un trentenaire petit et mince, au teint sombre, précocement chauve, vêtu d'un jeans délavé et d'une chemise hawaïenne. Comme beaucoup d'Aneuviens, il était difficile de lui attribuer une origine précise.
Le scanner était une énorme machine qui occupait une pièce entière. Sofia dût se dévêtir en présence de Rosso, du technicien et d'une autre aneuvien, qui eurent la galanterie de détourner le regard. Ne gardant que ses sous-vêtements, elle s'allongea sur une sorte de couchette. Le technicien appuya sur un bouton et la couchette coulissa avec un bruit de moteur électrique, jusqu'à l'intérieur d'un tunnel métallique. Sofia resta ainsi une dizaine de minutes dans l'obscurité, pendant que le technicien s'affairait sur les commandes de l'appareil. Elle entendait les trois hommes parler entre eux, en aneuvien et en espagnol.
Finalement, la couchette coulissa de nouveau, mais dans l'autre sens. “Le technicien n'a rien vu de suspect,” dit Rosso. “Vous pouvez vous rhabiller, nous rentrons à l'ambassade.”
Dans la voiture, Sofia demanda à Rosso quand elle pourrait prendre l'avion pour retourner aux Îles Romanes.
“C'est compliqué,” dit Rosso, l'air un peu gêné. “J'ai une mauvaise nouvelle pour vous. Comme je vous l'avais dit, nous avons les Américains sur le dos, ils veulent faire sortir de prison leurs sept compatriotes qui ont été arrêtés avec vous, mais ils ne veulent pas accepter les demandes des Mnarésiens. Il faut les comprendre, sept jeunes Américains ont pris dix ans, et vous vous êtes libre.”
“Mais c'est parce que mon père s'est ruiné pour acheter ma liberté !” s'emporta Sofia. “Ils n'ont qu'à payer, eux aussi !”
- Le problème, voyez-vous, c'est que les Mnarésiens ne veulent pas de l'argent des Américains. Ils veulent la levée des sanctions économiques et diplomatiques prises par les États-Unis contre le Mnar. Pour Washington, c'est inacceptable. Ce matin, j'ai été convoqué par l'ambassadeur. Il venait de recevoir un appel téléphonique de quelqu'un de très haut placé chez les Américains. Cet appel ne lui a pas fait plaisir. Vous avez encore fait des bêtises...”
- Quoi ? Des bêtises, moi ? Non mais dites donc, j'ai vingt-cinq ans, je fais ce que veux !
Rosso gara la voiture dans le parking souterrain de l'ambassade, et dit à Sofia, dans le sous-sol désert :
- Les Américains surveillent le monde entier. Ils savent que vous sortez avec un nommé Hottod Wirden machin.
- Wirdentász.
- Si vous voulez. Ils doivent écouter nos conversations téléphoniques et pirater nos e-mails, je ne sais pas comment... Il se trouve que ce Monsieur Wirden chose est un très proche collaborateur d'un homme d'affaires mnarésien nommé Yohannès Ken.
- Je sais, c'est le salaud qui a extorqué à mon père un million de dollars en échange de ma liberté. Mais c'est un hasard si Hottod travaille pour lui...
- Il n'y a pas de hasard chez les diplomates et les espions, Mademoiselle Briccone. Yohannès Ken est impliqué dans tous les coups fourrés des cyberlords, c'est pour ça qu'il n'ose plus sortir du Mnar, il aurait peur de se faire arrêter s'il mettait le pied dans un pays étranger. Alors pour ses entourloupes sur d'autres continents, il utilise des étrangers comme intermédiaires. Hottod machin est l'un de ces intermédiaires, même si pour l'instant il n'a rien fait de vraiment crapuleux. Yohannès Ken est un agent des cyberlords depuis des années, c'est certain. Quant à Wirdentász, s'il n'a pas déjà franchi la ligne rouge, il n'en est sûrement pas loin.
- Je m'en fous... Je...
Sofia avait envie de dire “je l'aime” mais elle se retint. Ce n'était pas le genre de chose qu'il fallait dire à quelqu'un comme Rosso.
"Vous vous en foutez, d'accord, mais pas les Américains,” dit Rosso en haussant la voix. “Ils pensent qu'en échange de votre liberté, vous avez accepté de travailler pour les cyberlords. Ils pensent que Hottod est votre officier traitant... Que c'est lui qui vous gère, si vous préférez un terme moins technique...”
- Mais c'est un cauchemar ! C'est pas vrai, Monsieur Rosso, je vous jure que c'est pas vrai ! Je n'ai pas trahi, je n'ai rien à voir avec les cyberlords !
Sofia fondit en larmes. Rosso se sentit gêné. Si quelqu'un les voyait, l'histoire ferait le tour de l'ambassade, et certains de ses collègues ne se gêneraient pas pour en tirer des conclusions malveillantes à son égard.
- Venez dans mon bureau, Sofia, je vous offre un café, et nous allons chercher une solution.
Dans l'ascenseur, Rosso donna davantage d'explications à Sofia :
- Les Américains peuvent vous faire arrêter dans n'importe quel pays avec lequel ils ont un traité d'entraide judiciaire. C'est comme ça qu'ils ont coincé Assange, et qu'ils ont failli coincer Snowden.
- Mais j'ai rien fait !
- Les Américains considèrent que vous êtes responsable de l'arrestation de leurs sept compatriotes, ceux qui ont brûlé avec vous le portrait du roi Andreas. Ils pensent que vous avez aidé les services secrets mnarésiens à monter un traquenard. Que ce soit vrai ou faux, peu importe, vous êtes dans un sacré pétrin, ils peuvent vous faire emprisonner pour des années, sur une simple accusation. Ensuite, ils vous feront signer des aveux en échange d'une réduction de peine. C'est la mésaventure qui est arrivée à une Russe nommée Maria Boutina...
“Pourquoi vous me dites ça ? Vous n'en avez rien à foutre de ce qui m'arrive, c'est pour ça que vous allez laisser les Américains m'arrêter ?” dit Sofia à travers ses larmes.
- Écouter, Sofia Briccone, vous pensez que je suis un vieux con réactionnaire, et vous avez raison, mais je connais mon boulot. Les Américains sont ce qu'ils sont, mais ils n'ont pas envie d'avoir un contentieux avec les Îles Romanes, parce que notre pays a une position stratégique en Méditerranée. Nous défendons nos ressortissants et les Américains le savent. C'est pourquoi ils ont proposé un deal.
Sofia, le visage humide, regardait Rosso sans le voir, avec des yeux vitreux. La porte de l'ascenseur s'ouvrit. Rosso emmena Sofia jusque dans son bureau, sans se soucier des regards hostiles et indignés des gens qu'ils croisaient. Visiblement, tous se demandaient qu'elle méchanceté il avait pu dire ou faire à cette jolie jeune femme pour la mettre dans cet état.
“Les Américains ont proposé un deal,” répéta Rosso, une fois la porte de son bureau refermée. “Voilà le deal. Vous continuez à travailler pour les Mnarésiens, mais en même temps vous informez les Américains. Ils espèrent que grâce à vous ils pourront coincer des espions mnarésiens, et les échanger contre les Américains emprisonnés.”
- Mais je ne travaille pas pour les Mnarésiens ! Je vous jure !
- Je vous crois... Mais ça ne change rien au fait que les Américains ont sept de leurs ressortissants en prison à Tatanow. Les médias sont déchaînés, aux States. Leur Président ne veut pas passer pour un faible. S'il veut survivre politiquement, il ne peut tout simplement pas se laisser humilier par le roi Andreas. Bref, il doit absolument obtenir la libération des sept Américains. La presse et l'opposition le mettent sous pression, alors il met la CIA et le Département d'État sous pression.
“Oui, je comprend,” dit Sofia.
- Les Américains feront n'importe quoi pour vous obliger à travailler pour eux. Et s'ils n'y réussissent pas, ils se vengeront en vous envoyant en taule. Écoutez-moi, Sofia. Par rapport au Mnar, les Îles Romanes c'est de l'autre côté de la Terre. Si vous y allez par l'est, il faut faire escale aux États-Unis. C'est exclu. Si vous y allez par l'ouest, il faut faire escale au Japon, un pays qui est dans la zone d'influence des États-Unis. Pensez à Assange et à Snowden. À votre place, je me garderais bien de quitter le Mnar en ce moment.
Rosso avait une petite machine à café dans son bureau. Il prépara silencieusement deux tasses, et en tendit une à Sofia. “Un peu de sucre ?” demanda-t-il.
“Non merci,” répondit Sofia machinalement. Assommée par ce qu'elle venait d'apprendre, elle entendit Rosso téléphoner à Emilia, qui accourut dans la minute qui suivit. L'ambassade était une usine à rumeurs, et Emilia savait déjà que le conseiller Rosso, qui n'avait pas que des amis parmi ses collègues, avait été vu poussant dans son bureau la jeune Sofia Briccone en larmes.
Emilia et Sofia restèrent longtemps dans le bureau de Rosso, à essayer en vain de trouver une solution pour que Sofia puisse rentrer aux Îles Romanes.
“Sofia, vous ne pouvez pas rester éternellement à l'ambassade,” dit finalement Rosso, en pensant à Julian Assange, cloîtré pendant sept ans à l'ambassade d'Équateur à Londres. “Nous n'avons pas de budget pour ça. Téléphonez à Hottod Wirdentász et demandez-lui s'il peut vous héberger.” | |
| | | Anoev Modérateur
Messages : 37622 Date d'inscription : 16/10/2008 Localisation : Île-de-France
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Jeu 2 Jan 2020 - 10:16 | |
| En tournant par l'ouest, Sofia peut passer par le Vietnam, l'Inde puis l'Asie centrale (mettons de côté le Pakistan et l'Afghanistan, peu sûrs) puis la Russie. Elle peut, depuis Delhi ou Calcutta, attraper un vol Anoflog vers Frankfurt ou Budapest, et le là, prendre le train pour Superbia ou une autre gare romanaise.
Par l'est, y aurait la possibilité de passer par Habana (Cuba), puis Madrid ou Lisboa avant d'atteindre Superbia. _________________ - Pœr æse qua stane:
Pour ceux qui restent.
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| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Jeu 2 Jan 2020 - 16:10 | |
| - Anoev a écrit:
- En tournant par l'ouest, Sofia peut passer par le Vietnam, l'Inde puis l'Asie centrale (mettons de côté le Pakistan et l'Afghanistan, peu sûrs) puis la Russie. Elle peut, depuis Delhi ou Calcutta, attraper un vol Anoflog vers Frankfurt ou Budapest, et le là, prendre le train pour Superbia ou une autre gare romanaise.
Par l'est, y aurait la possibilité de passer par Habana (Cuba), puis Madrid ou Lisboa avant d'atteindre Superbia. Il est impossible de quitter le Mnar par avion sans faire escale soit au Japon (à 4.000km à l'ouest de l'île-continent de Thulan, où se trouve le Mnar) ou aux États-Unis (un millier de km à l'est du Mnar). Au sud, il y a Hawaï, mais c'est un État américain... ou Tahiti, qui est français, mais la France a un traité d'extradition avec les États-Unis. Idem pour le Canada (l'héritière de Huawei en sait quelque chose !), et il ne faudrait pas compter non plus sur le Mexique. Il y a la Russie, totalement indépendante des États-Unis (c'est pour ça qu'Edward Snowden s'y est réfugié), mais cela reste problématique pour Sofia, car les lignes régulières qui relient le Mnar à la Russie font toutes escale au Japon. | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Mar 4 Fév 2020 - 10:20 | |
| Sofia emménagea chez Hottod dans la soirée. Elle n'avait que sa valise à roulettes et son sac à main comme bagages.
L'accueil que lui fit Hottod fut plutôt froid. Sofia lut dans son regard qu'il n'avait pas prévu de cohabiter avec elle dès maintenant... Ou même plus tard. Pourtant, il avait accepté qu'elle vienne chez lui. Était-ce dû à un reste de gentillesse, de décence de l'étudiant qu'il était encore ? La peur que s'il refusait qu'elle vienne chez lui, elle fasse un scandale, ce qui aurait été malvenu pour Hottod, qui était sur le point d'être embauché par la société Wolfensun ? Le désir sexuel ? Un peu de tout ça, sans doute.
Sofia ne savait pas si elle avait de la chance d'avoir séduit Hottod, un jeune homme plein d'avenir, ou si c'était pour elle le début de la déchéance, coincée qu'elle était dans un pays étranger, ce Mnar maudit qui lui portait malheur.
Le lendemain, qui était un mardi, Hottod se leva tôt pour aller travailler dans le cube de verre et de métal, haut de cinq étages, qui abritait les locaux de Wolfensun à Fotetir Tohu, le quartier du port. Sofia resta dans le studio, espérant, que, comme toujours, son père, depuis les Îles Romanes où il habitait, trouverait une solution miracle pour la tirer d'affaire.
Hottod longea une haie de buissons épineux qui bordait un parking. Un quart de la superficie d'Hyltendale consiste en parkings, parfois payants, mais le plus souvent gratuits, entourés d'arbres ou de buissons. Une statue de monstre ou de divinité, perchée sur un pylône, permet de les repérer de loin. Cette attention portée à des éléments secondaires du paysage urbain surprenait toujours Hottod. Il y devinait l'influence des cybersophontes, et au-delà, la volonté de cette entité mystérieuse que l'on appelle Kamog.
Plusieurs mois auparavant, il en avait parlé à Yohannès Ken, le patron de Wolfensun, qui lui avait répondu en souriant :
- Les statues sur les pylônes s'achètent et se revendent, comme toutes les œuvres d'art à Hyltendale. La seule condition, c'est qu'elles doivent rester sur leurs pylônes. Nous les Hyltendaliens, nous n'avons jamais vraiment fait la distinction entre l'art et la finance.
Yohannès avait ri de bon cœur, et Hottod aussi. Après coup, il n'avait pu s'empêcher de trouver savoureux que Yohannès, avec son accent ultharien à couper au couteau, se considérât comme un Hyltendalien. Hyltendale est une ville si différente du reste du Mnar, et même du reste du monde, qu'il n'y a que deux façons d'y vivre. Soit on reste un étranger, un touriste, toute sa vie, soit on devient hyltendalien, ce qui implique une façon particulière de voir les choses, et aussi une certaine soumission. Le démon Kamog est le maître caché d'Hyltendale, et sa main griffue tient fortement la ville.
Hottod prit l'ascenseur jusqu'au cinquième étage, et se dirigea tout de suite vers le bureau de Yohannès Ken. Ce dernier, qui habitait un appartement dans l'immeuble, était déjà au travail.
Hottod raconta tout à Yohannès, comment il avait rencontré Sofia Briccone le vendredi soir dans une bibliothèque, et ce qui s'était passé les jours suivants.
“Elle est venue s'installer chez moi hier soir,” dit-il piteusement. “Elle n'avait nulle part où aller... Et comme nous avions passé le dimanche ensemble, et que je lui avais dit que je l'aimais, je n'ai pas osé lui dire de chercher un refuge ailleurs... J'aurais eu l'impression d'être un salaud...”
Voyant l'incompréhension dans le regard de Yohannès, il se hâta de dire :
- Je suis un Moschteinien. J'ai été élevé dans une certaine idée de la morale. Si je ne respecte pas cette morale, je me sens mal, j'ai l'impression d'être sale. Chez moi au Moschtein, personne ne veut être un salaud.
“Et Mers Fengwel ?” dit Yohannès, avec un sourire entendu.
- Il nous fait honte. Si, vraiment.
“Il faut que je réfléchisse à ce que vous venez de me dire, concernant cette jeune personne, cette nommée Sofia.” dit Yohannès. Il savait déjà ce que dirait Ondrya, la gynoïde qui était la vraie patronne de Wolfensun. Elle dirait que même si Hottod Wirdentász était loyal envers Wolfensun, et d'ailleurs il avait déjà prouvé qu'il l'était, rien n'indiquait que Sofia Briccone garderait le secret sur ce qu'elle apprendrait inévitablement des activités réelles, parfois illégales, de son compagnon.
Le problème, se disait Yohannès, c'était que Hottod en savait déjà trop. Il n'était pas possible de lui dire quelque chose du genre : désolé cher ami, finalement nous avons décidé de ne pas vous embaucher, au revoir et bon vent. Alors, que faire ? Le cœur de Yohannès se serra en essayant d'imaginer quelle décision Ondrya allait prendre concernant le jeune Moschteinien.
“Revenez me voir dans une heure,” dit Yohannès à Hottod, qui se demanda ce que cela voulait dire.
Lorsque Hottod revint dans le bureau de Yohannès, exactement une heure plus tard, ce dernier n'était pas seul. La gynoïde Ondrya, son assistante, était assise à côté de lui. Elle se leva pour saluer Hottod. “Mes respects, Monsieur Wirdentász” dit-elle en portant la main droite à sa poitrine, là où les humains ont leur cœur, et en s'inclinant légèrement. Hottod lui rendit son salut d'un hochement de tête. Tel est l'usage à Hyltendale, un humain ne doit pas s'incliner devant un robot, même humanoïde.
Hottod avait compris depuis longtemps que la vraie patronne de la société Wolfensun, c'était Ondrya. Son vrai travail consistait à transmettre à Yohannès des instructions venues d'ailleurs. Tout richissime qu'il était, Yohannès n'était qu'un grouillot.
Ondrya Wolfensun n'avait pas le physique habituel des gynoïdes de travail. Elle ressemblait plutôt aux gynoïdes de charme de Zodonie, avec sa grande taille, ses épaules minces et ses longs cheveux blonds entourant un visage ovale, copie parfaite du visage d'une femme qui avait vraiment existé. Même sa voix, un peu rauque, n'était pas une voix de gynoïde. Seul les yeux cybernétiques de verre noir montraient qu'Ondrya était une humanoïde. Elle était vêtue d'une grande robe bleue, à longues manches, qui descendait jusqu'à ses chevilles, et ses pieds étaient chaussés de bottines de cuir fauve à petits talons.
À côté d'elle, Yohannès avait l'air vieux et fatigué. Dans son costume de toile grise un peu froissé, il ressemblait à l'un de ces touristes qui vont à Zodonie pour quelques jours, à la recherche de plaisirs dont ils sont privés le reste de l'année. Son accent ultharien, un peu comique, confirmait son allure provinciale.
Hottod avait des sentiments ambivalents vis-à-vis de Yohannès. Il le respectait, car c'était un financier expérimenté, qui avait brillamment remonté la pente après un divorce catastrophique, et un homme foncièrement bienveillant, malgré son absence totale de scrupules en affaires. Mais il y avait une part d'ombre chez Yohannès. Parfois, Hottod se disait que son futur patron était un homme certes intelligent, mais manquant de caractère, ce qui l'avait amené à devenir un agent des cyberlords. L'argent qu'il avait à profusion, ce n'était que ses gages d'homme de main de haut niveau. Mais pour gagner ne serait-ce qu'un fraction de ce que gagnait Yohannès, Hottod était prêt à devenir un homme de main des cyberlords, lui aussi.
Hottod suivit Ondrya et Yohannès dans l'appartement, qui occupait tout un côté de l'étage, plus le toit plat, aménagé en jardin potager.
“Au départ, ce logement était tout petit, une quarantaine de mètre carrés,” Yohannès expliqua triomphalement à Hottod. “J'ai dû faire déménager tout le monde chez Wolfensun, mais j'ai réussi à obtenir tout un côté de l'immeuble pour moi... Cent mètres carrés, c'est quand même mieux que quarante... En plus, j'ai un accès privé au toit de l'immeuble. Et le toit, c'est quatre cent mètres carrés. Un jardinier androïde y fait pousser des légumes... J'ai fait aménager une partie du toit pour manger à l'extérieur, au milieu de la verdure, avec une table, des chaises, et un tipi pour se reposer et s'abriter du soleil... ”
Hottod, Ondrya et Yohannès prirent l'escalier en spirale qui reliait la salle de séjour de l'appartement au jardin de toit.
La table, les chaises et le tipi mentionnés par Yohannès étaient situés vers le milieu du jardin, dans un carré entouré d'espaliers sur lesquels poussaient des tomates et du raisin. “On se croirait à la campagne,” dit Hottod, émerveillé. “On ne voit que de la verdure autour de soi, et le ciel au-dessus...”
“Et ce n'est pas tout,” dit Yohannès en souriant. “Un petit hélicoptère peut se poser sur ce toit pour m'évacuer à n'importe quel moment, en cas de catastrophe...”
“Ou vous emmener voir le roi à Potafreas...” dit malicieusement Hottod.
- Aucune chance, surtout à partir d'ici. Lorsque le roi fait venir quelqu'un en hélicoptère, il le fait partir de l'héliport d'Hyltendale, qui est d'ailleurs tout près d'ici. Les hélicoptères font un détour au-dessus de la mer pour éviter la ville. Mais je ne suis qu'un petit businessman de rien du tout. J'ai déjà rencontré le roi, mais c'était dans les salons de l'Adria Nelson, au milieu d'un centaine d'autres personnes... Je ne fais pas partie de ceux qui ont l'honneur de rencontrer le roi en tête-à-tête, contrairement à votre compatriote, Mers Fengwel...
Une ombre passa sur le visage de Yohannès. Les Mnarésiens n'aiment pas que des étrangers comme Fengwel reçoivent des faveurs qui leur sont refusées...
“Asseyons-nous,” dit Yohannès à Hottod. “Il fait beau, le soleil est haut dans le ciel, c'est l'heure parfaite pour boire un verre de vin de lune.”
Hottod commençait à se détendre. Ondrya faisait le service, redescendant par l'escalier pour aller chercher trois verres et deux flacons de verre épais, l'un contenant du vin et l'autre de l'eau.
Ondrya versa un petit verre de vin de lune, d'une belle couleur rouge clair, à Hottod, qui était l'invité, et ensuite à Yohannès, le maître de maison. Elle se versa de l'eau pour elle-même. Les humanoïdes ne boivent que de l'eau, car au Mnar il est considéré comme immoral de gâcher de la nourriture en la donnant à des robots, qui ne peuvent que faire semblant de boire et de manger.
“Yog-Sothoth Neblod Zin,” murmura Yohannès, les mains à plat sur la table et la tête baissée.
Hottod et Ondrya se contentèrent d'incliner la tête en silence. Hottod, parce qu'il n'était pas un adorateur de Yog-Sothoth, et Ondrya, parce qu'elle était un robot humanoïde, une machine dépourvue d'âme, et donc non autorisée à participer à un rituel religieux.
“Maintenant nous pouvons boire,” dit Yohannès.
Hottod porta son verre à sa bouche. Le vin était frais, léger, presque doux sur la langue et le palais. Depuis des milliers d'années, d'après leurs légendes, les Mnarésiens effectuent ce rituel. Le vin de lune est désormais fabriqué de façon industrielle, avec des méthodes modernes, la langue a changé, mais pas la formule sacrée. Les anciens Mnarésiens croyaient à l'existence réelle d'entités comme Yog-Sothoth. Pour Yohannès et ses contemporains, il s'agit plutôt de montrer son attachement à une tradition vénérable entre toutes.
“Hottod, peu importe que Sofia ne fasse pas partie de l'entreprise Wolfensun,” dit Ondrya. “Faites-lui un enfant, et elle ne nous trahira pas, pour le bien de l'enfant. De toute façon, elle est bloquée ici au Mnar, si elle met un pied en dehors du pays, les Américains la feront arrêter, ils sont persuadés que c'est à cause d'elle que leurs sept compatriotes ont pris dix ans... Oui, faites-lui un enfant, épousez-là, et les usines du père Briccone viendront à vous par héritage... Peu importe que ce soit dans trente ans ou davantage, le temps n'est pas un problème...”
Hottod comprit qu'en disant “vous” Ondrya avait en réalité voulu dire “nous les cybersophontes”...
Il reposa son verre. C'était comme si une chape de plomb était tombée sur ses épaules. Ondrya était la voix de Kamog. Et lui Hottod, il était désormais un grouillot de Kamog, comme Yohannès. La richesse matérielle qui lui était promise serait le salaire de sa servitude.
“Je pense que Sofia sera heureuse de se marier avec moi,” marmonna-t-il.
“Sofia est catholique, et vous Hottod je suppose que vous êtes de tradition chrétienne, comme la plupart des Moschteiniens. Est-ce que vous comptez vous marier dans une église ? Il y en a quelques-unes à Hyltendale, pour les expatriés comme vous. Ou bien est-ce qu'un mariage à la mnarésienne, célébré par un prêtre de Shub-Niggurath, vous conviendrait ?” demanda joyeusement Yohannès. “Je suis prêt à être votre témoin !” | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Lun 10 Fév 2020 - 19:03 | |
| Sofia avait envie d'épouser un homme comme Hottod. Il lui plaisait beaucoup physiquement et intellectuellement, et c'était un gagnant, comme son père Antonio, dont la réussite en tant qu'industriel faisait la fierté de tous les Briccone. Hottod, c'était Antonio Briccone, mais plus grand d'une tête, et blond, avec des yeux couleur d'azur. Elle lui trouvait quand même deux défauts. Le premier, c'était qu'il était timide et maladroit avec les femmes. Avant de connaître Sofia, il n'avait couché qu'avec des gynoïdes. Sofia se sentait vexée d'être devenue la compagne d'un type qui n'avait pas été foutu de séduire une seule nana, même une moche, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans.
Le deuxième, bien plus grave aux yeux de Sofia, c'est que Hottod travaillait pour les cybersophontes. Donc, indirectement, pour le roi Andreas, qu'elle considérait comme un tyran sanguinaire. Ses amis romanais et américains allaient tous la renier, c'était sûr. Même les parents de Sofia mettaient le Mnar dans le même panier que la Corée du Nord.
Antonio Briccone avait prévenu sa fille qu'il serait à Hyltendale la semaine suivante. À force de l'espérer, Sofia avait fini par se persuader qu'il trouverait un moyen de la faire rentrer aux Îles Romanes. Et si jamais elle était enceinte de Hottod, eh bien tant pis, elle élèverait seule (mais avec l'argent de ses parents) un enfant qui serait éduqué à la romanaise, et qui aurait les cheveux, les yeux et la haute stature de son père, mais le caractère de sa mère.
De son côté, Hottod découvrait peu à peu les réalités de son travail pour la société Wolfensun. Ils étaient partis à six pour une mission de trois jours. Yohannès Ken, les gynoïdes Ondrya et Shonia, l'androïde Sulmo, et Hottod Wirdentász, avaient pris à Hyltendale un hydravion qui les avait emmenés à Céléphaïs, à cinq cent kilomètres à l'est. De là, ils étaient allés en minibus jusqu'à la ville côtière de Kibikep, au nord de Céléphaïs, un voyage de deux heures, assez éprouvant, sur de mauvaises routes.
Yohannès avait été peu explicite. Il avait juste dit que Wolfensun aurait sa part dans un énorme marché immobilier, et que le travail de Hottod consisterait à vendre des logements à des Européens désireux de s'installer à Kibikep pour y vivre avec des robots humanoïdes. D'autres sociétés étaient chargées de faire de même sur les marchés asiatiques et américains.
Céléphaïs est la deuxième ville du Mnar. Avec ses deux millions d'habitants elle est moins peuplée que Sarnath, la capitale, mais plus qu'Hyltendale. À l'est de Céléphaïs, la côte s'incurve vers le nord, et c'est là que se trouve Kibikep. Le sud de la Californie se trouve à la même latitude, mais mille kilomètres plus à l'est, de l'autre côté du Pacifique. Si, venant de Céléphaïs, on continue vers le nord sur quelques centaines de kilomètres, on arrive à Inquanok, où le climat est plus froid et la culture très différente, tout en restant mnarésienne.
À mesure que l'on se rapprochait de Kibikep, une ville dont Hottod n'avait jamais entendu parler, le paysage montrait des traces de combats récents. De temps en temps, on voyait un véhicule militaire incendié sur le bord de la route, et dans les villages qu'ils traversaient la moitié des maisons étaient détruites ou endommagées. Les soldats de l'armée royale, en uniforme gris clair et casque vert, étaient partout. Ils laissaient passer le minibus sans le contrôler, ce qui surprit Hottod, jusqu'à ce qu'il remarque que les soldats étaient tous des androïdes. Donc, a priori, tous reliés par radio à Kamog, l'intelligence collective des cybersophontes, de cerveau à cerveau, comme Ondrya, Shonia et Sulmo.
“On dirait qu'il y a eu du grabuge, ici...” hasarda Hottod.
“On peut le dire...” répondit Yohannès, qui était assis à côté de lui. “Les derniers fanatiques de Yog-Sothoth s'étaient rassemblés à Kibikep, avec leurs armes. Les derniers cent mille rebelles, comme disait la presse. Encerclés par l'armée royale. Le roi avait passé un accord de cessez-le-feu avec eux. Kibikep était le dernier refuge des rebelles. Ils se sont gérés eux-mêmes à Kibikep, avec l'aide logistique des Américains, pendant plusieurs années. La Californie, c'est à mille kilomètres à l'est, de l'autre côté de l'océan, on peut dire que c'est quasiment la porte à côté. Les Américains étaient heureux d'enfoncer ce clou dans le cul du Mnar. Mais désormais, deux ans après sa signature, l'accord entre le roi et les rebelles est devenu caduc... Tu verras pourquoi lorsque nous serons arrivés.”
Lorsqu'ils arrivèrent à la périphérie de Kibikep, une ville qui de loin semblait intacte, une odeur de putréfaction saisit Hottod à la gorge. La ville puait le cadavre à des kilomètres alentour.
“Le cadavre d'un ennemi sent toujours bon,” dit amicalement Yohannès à Hottod, en lui mettant une main sur l'épaule.
“Vous me devez des explications, Monsieur Yohannès,” parvint à dire Hottod, entre deux hoquets. “Qu'est-ce que nous sommes censés faire ici, nous, la société Wolfensun ?”
- Cent mille personnes habitaient à Kibikep. Je dis habitaient, parce que pas une seule n'a survécu aux gaz de combat. Je répète, pas une seule personne. Une division robotisée de l'armée royale a aspergé la ville de gaz VX et de sarin pendant toute une nuit. Une attaque surprise parfaite, menée par plusieurs milliers de drones. À l'aube, il ne restait plus que des cadavres. Victoire totale, et zéro perte du côté de l'armée royale. Les robots ne respirent pas, ils sont donc insensibles aux gaz de combat. De plus, les gaz se dégradent vite sous l'effet de l'air et de l'humidité. Les gaz de combat, c'est l'arme écolo par excellence. Quelques jours plus tard, les robots ont emmené des chiens dans la ville, et ceux-ci ne sont pas tombés malades. C'est ainsi que Kibikep est revenue sous le contrôle du roi.
- Mais les médias n'en ont pas parlé...
- Le roi du Mnar est modeste. Il ne se vante pas de ses exploits. Pendant la nuit qui a vu mourir les cent mille résidents de Kibikep, les communications téléphoniques et Internet ont été coupées, les communications radio ont été brouillées. Officiellement, la ville est toujours assiégée, et la trêve, qui a duré deux ans, a été violée par les rebelles, qui ont tiré sur des unités de l'armée royale. Du moins, c'est ce que raconte le gouvernement mnarésien.
- Et cette censure durera jusqu'à quand ?
- Au moins plusieurs mois, un an tout au plus. Ensuite, le gouvernement révélera que les rebelles assiégés à Kibikep ont été exfiltrés vers d'autres régions du Mnar, voire vers des pays étrangers. Comme personne n'aime les fanatiques de Yog-Sothoth, cette explication satisfera tout le monde. C'est bien de protester contre les exécutions sommaires de rebelles, mais quand il faut les accueillir chez soi, c'est un autre discours... En attendant, un millier d'androïdes sont chargés de récupérer les cent mille cadavres. En comptant les enfants, nouveaux-nés compris, cela fait en moyenne cinquante kilos par cadavre.
“C'est peu,” objecta Hottod. “Les Mnarésiens sont plus lourds que ça...”
“Les enfants, nouveaux-nés compris, font baisser la moyenne... Donc, au total, cent mille par cinquante, cela fait cinq mille tonnes de viande pourrissante... Empilés les uns sur les autres, ces cent mille cadavres remplissent un volume de vingt-cinq mètres de long, vingt mètres de large et dix mètres de haut... En fait, ce n'est pas tout à fait ça, mais pour simplifier le calcul, je suppose que les cadavres ont la même densité que l'eau. Et tu sais quoi, Hottod ? Vingt-cinq par vingt par dix, c'est le volume extérieur d'un petit immeuble. Trois étages, quatre portes, deux appartements par palier. Trente-deux appartements de dimensions moyennes.
- Les cadavres vont tous être fourrés dans un seul immeuble ?
- En fait, il y en aura trois, dans des quartiers différents. Il faut tenir compte des imprévus, qui bousculent toujours les petits calculs arithmétiques. Évidemment, empiler ceux mille cadavres, ça prend du temps. Il faut chercher partout, il y des gens qui sont morts dans des endroits inattendus, il faut trouver leurs cadavres, les transporter et les empiler consciencieusement les uns sur les autres. Les androïdes leur vident les poches pour récupérer les montres et les bijoux. Ils arrachent même les dents en or. On n'a qu'un millier d'androïdes pour faire tout ça, il leur faudra plusieurs semaines pour finir ce travail, même en travaillant jour et nuit. Après, il faudra mettre les logements en état, et c'est ça qui prendra le plus de temps.
Le minibus prit une avenue qui longeait l'océan. C'était la fin de l'après-midi, et les ombres s'allongeaient. Le silence était inquiétant, anormal, même les mouettes avaient disparu. Certains habitants de Kibikep avaient trouvé la mort au volant, en essayant de quitter l'agglomération, les drones ayant mitraillé les voitures qui essayaient de franchir les limites de la ville. À cause des gaz de combat des carambolages monstres avaient eu lieu, quand les conducteurs avaient perdu connaissance. Dès que le soleil s'était levé, les robots de l'armée royale avaient commencé à pousser les voitures sur les côtés, pour permettre à leurs propres véhicules de passer.
Yohannès fit arrêter le minibus devant un petit immeuble coquet, avec des géraniums sur les balcons, près de la place Jadra, qui fait face à l'océan. Des androïdes en uniforme gris entraient et sortaient de l'immeuble. Ils étaient rapides et silencieux, comme des souris, et portaient à deux ou trois de gros paquets informes, enrobés dans des draps et des bâches.
“C'est là qu'on a commencé à stocker les cadavres,” dit Yohannès. “Même ceux des chiens, des chats et des souris.“
- Ensuite, quand l'immeuble sera plein, les androïdes vont le murer ?
- Non, ce serait trop voyant. Il sera entouré d'une palissade montant jusqu'au niveau du toit. Cette palissade, conçue pour durer, sera peinte par les robots, ce sera une œuvre d'art. Je ne sais pas encore à quoi elle ressemblera. À l'intérieur de l'immeuble, les cadavres vont se dessécher, les bactéries vont dissoudre les chairs, en quelques semaines il ne restera plus que de la poussière et des os.
“Pourquoi les cadavres ne sont-ils pas incinérés ?” demanda Hottod, qui se sentait près de défaillir. La brise marine atténuait à peine la puanteur ambiante.
- Parce que ça coute trop cher, mon cher Hottod. Il faut toujours tenir compte de l'argent, dans la vie, c'est le nerf de la guerre. La crémation réduit les corps en cendres en les exposant à des températures très élevées, les cadavres sont chauffés à plus de mille degrés pendant une heure et demie. Le corps humain est gorgé d'eau, il ne brûle pas facilement, il faut donc utiliser beaucoup de combustible. Deux cent litres d'essence par cadavre, pour une crémation complète.
- Deux cent litres... Multiplié par cent mille cadavres, deux cent litres d'essence, ça fait... Euh...
- Vingt millions de litres... Au prix de l'essence à la pompe, même hors taxe, et même sans tenir compte de l'embargo pétrolier que subit le Mnar, c'est cher, beaucoup trop cher ! Il vaut mieux laisser faire les bactéries et les asticots, ils travaillent gratuitement !
- Oui, mais qu'est-ce que ça pue !
“Toutes les méthodes ont leurs avantages et leurs inconvénients...” dit Yohannès avec philosophie. “Mais je ne t'ai pas emmené jusqu'ici pour disserter sur la meilleure manière de faire disparaître les cadavres, mon cher Hottod. Kibikep, c'était cent mille habitants, environ vingt mille logements, vu la taille moyenne des familles chez les fanatiques de Yog-Sothoth. La moitié de ces logements étaient vétustes, trop petits ou mal conçus. On détruira les vieilles baraques et les immeubles pourris, et on réunira les tout petits appartements pour en faire des grands. Au final, on aura dix mille logements spacieux et confortables, qu'il faudra remettre en état pour les proposer à la vente ou à la location.”
- Tout ce que vous me dites là, M'sieur Yohannès, c'est un travail énorme à effectuer...
- Les cybersophontes mettront à disposition autant de robots qu'il en faudra...
- Et les meubles des gens, leurs objets personnels, tout ça ?
- Les meubles vont être mis en dépôt-vente. Les nouveaux habitants pourront se meubler à peu de frais... Idem pour les vêtements, les livres, la vaisselle, les bijoux... Même les smartphones et mes machines à café... Il restera quand même des quantités énormes d'objets à détruire, surtout des documents, les papiers personnels des gens, les vieilles fringues... Mais le papier et le tissu, c'est pas comme la barbaque, ça brûle bien. La cendre servira à faire du compost.
Le minibus continua sa route et tourna à gauche, contournant la ville et s'éloignant de l'océan. Yohannès Ken devint soudainement morose, et cessa de parler, sans donner d'explication. Ce fut la gynoïde Ondrya qui prit le relais :
- Dans un premier temps, les nouveaux habitants de Kibikep vont être des humanoïdes. Ils tiendront les commerces, et même les emplois de fonctionnaires. Ensuite, progressivement, ils seront remplacés par des humains. L'objectif est d'avoir deux mille emplois humains dans la ville, essentiellement dans le commerce et les services. Au Mnar, beaucoup de femmes restent au foyer pour élever leurs enfants, en tenant compte de cela on estime que cela fera environ cinq mille personnes, si chaque femme a en moyenne deux enfants. Ce qui, dans notre monde moderne occidentalisé, est une estimation très optimiste. On mettra deux mille logements à leur disposition. Il en restera huit mille pour les robophiles.
“Donc, il y aura huit mille robophiles à Kibikep,” dit Hottod. Le minibus venait d'entrer dans les collines boisées qui surplombent la ville, et la puanteur oppressante avait quasiment disparu.
“Non, plus que ça,” corrigea Ondrya. “Les femmes robophiles acceptent plus facilement que les hommes de partager leur humanoïde, il n'est pas rare de voir quatre femmes vivre avec un seul androïde, pour des raisons financières. Pour cette raison, on s'attend à avoir dix mille robophiles à Kibikep. Au total, il y aura donc, en voyant large, quinze mille habitants humains à Kibikep, auxquels il faudra ajouter au moins huit mille humanoïdes. Tout le monde sera bien logé et vivra dans une honnête aisance.”
- Les rues paraîtront un peu vides, par rapport à l'ancien Kibikep et ses cent mille habitants...
- Certes. La ville n'en sera que plus calme et paisible...
- Si j'ai bien bien compris, mon travail, puisque je suis moschteinien et que je parle plusieurs langues, sera d'aller en Europe vendre Kibikep aux retraités et rentiers qui ont envie de vivre des vies de robophiles au Mnar ?
- Exactement, Hottod, vous avez très bien compris. Il faut faire en sorte que les premiers robophiles étrangers arrivent à Kibikep dans un an. Juste un dernier mot, avant que nous retournions à Céléphaïs pour le dîner. Cette opération est aussi un test. Un test qui vous concerne, Hottod Wirdentász. Si vous réussissez à tenir votre langue sur ce que vous avez vu aujourd'hui, vous êtes des nôtres, avec tous les avantages que cela implique. Si vous n'y réussissez pas, ce sera dommage. Vraiment dommage.
Dernière édition par Vilko le Lun 10 Fév 2020 - 21:14, édité 1 fois | |
| | | Mardikhouran
Messages : 4314 Date d'inscription : 26/02/2013 Localisation : Elsàss
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Lun 10 Fév 2020 - 20:57 | |
| Ah, ces immeubles emmurés rappellent fortement ce qui s'est/se fait/fera au Niémélaga. | |
| | | Vilko
Messages : 3564 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks 2 Mar 18 Fév 2020 - 14:44 | |
| Antonio Briccone arriva à Hyltendale avec son épouse, Marina, après deux jours de voyage depuis Superbia, aux Îles Romaines, la partie la plus longue étant le trajet en hydravion à hélices, de la baie de Tokyo jusqu'à Hyltendale.
Antonio et Marina n'étaient jamais allés au Mnar auparavant. Ils eurent un avant-goût du Mnar en montant dans l'hydravion. Ils étaient partis très tôt de Superbia dans un vieux Boeing, et avaient changé d'avion à Turin pour monter dans un autre avion qui les avaient emmenés à Tokyo, avec une brève escale à Moscou.
À l'aéroport de Tokyo-Narita, où ils étaient arrivés dans la soirée, ils avaient récupéré leurs bagages, passé la douane, et une navette les avait emmenés jusqu'à un hôtel de style international où le personnel parlait anglais. Antonio et Marina étaient loin de parler couramment cette langue, mais ils en connaissaient assez de mots pour se débrouiller. Ils avaient aussi pris la précaution de charger leurs smartphones de deux dictionnaire bilingues, anglais-romanais et mnarruc-romanais.
Le lendemain matin, après une courte nuit, ils avaient pris leur petit-déjeuner dans l'hôtel et s'étaient ensuite aventurés dans le métro, en traînant leurs bagages avec eux. Après un changement, ils avaient atteint leur objectif, le Port des Hydravions de la Baie de Tokyo.
Le Mnar et les royaumes marins d'Orring et de Hyagansis sont les trois pays utilisent des hydravions électriques pour le transport aérien. En effet, seule la technologie des cybersophontes permet la construction d'hydravions électriques, le problème majeur étant le poids, le volume et la puissance des batteries.
Par ailleurs, ce n'était pas un hasard si le Port des Hydravions est à Tokyo, et non pas, par exemple, à Vladivostok, sur le côte Pacifique de la Russie. L'épuisement des ressources fossiles rend le Japon dépendant d'Orring pour la préservation de sa civilisation industrielle, et en retour Magusan, le roi d'Orring, demande quelques concessions en faveur de son ami et allié Andreas, le roi du Mnar. Entre cyberlords, on se soutient.
Le personnel portuaire était japonais, mais les hôtesses et les stewards de l'hydravion géant où Antonio et Marina avaient pris place étaient des humanoïdes. À vrai dire, seuls leurs yeux de verre opaque les différenciaient des humains. Ils n'étaient pas plus angoissants à regarder que des gens normaux affublés de lunettes noires. Au bout d'un moment, on s'y habitue.
Pour la première fois de leur vie, Antonio et Marina entendirent les sonorités particulières du mnarruc, assez douces à l'exception du h aspiré et du son rauque noté x, d'ailleurs relativement peu fréquents. Antonio avait vu à la télévision tellement de reportages horrifiques sur le Mnar, son roi cruel et sanguinaire, et les affreux dieux-démons de sa religion officielle, qu'il s'était imaginé le mnarruc comme un langage plus aboyé que parlé. Il fut donc agréablement surpris d'entendre une langue relativement mélodieuse, parlée par des gens (si on pouvait les appeler ainsi) qui étaient certes des humanoïdes, mais dont la courtoisie et le professionnalisme étaient impeccables.
Il y avait des Mnarésiens parmi les autres passagers, et peut-être aussi d'autres personnes de langue mnarruc, des Cathuriens, des Baharnais, des Orringais ou des Hyaganséens. Antonio fut surpris par la variété des accents. Les types physiques étaient également assez variés. Certains Mnarésiens (ou présumés tels) ressemblaient à des Tahitiens, plutôt grands, musclés et bronzés, avec des cheveux noirs et plats. D'autres étaient très petits, très poilus, le teint pâle, avec de curieux yeux de chat, jaunes ou verts, un peu bridés. La plupart des passagers présentaient des variantes de ces deux archétypes, qui correspondent aux deux peuples qui ont peuplé l'île-continent de Thulan aux Temps Légendaires, les Polynésiens venus du Sud et les Gnophkehs venus du Nord, lointainement apparentés aux Aïnous du Japon.
Les Mnarésiens, ou présumés tels, étaient vêtus à l'occidentale et avaient l'air de gens normaux. C'est pourtant parmi eux que se recrutent les brutes sadiques de la Police Secrète et les fanatiques adorateurs de Yog-Sothoth, se dit Antonio.
Le vol entre Tokyo et Hyltendale parut interminable aux époux Briccone. L'hydravion toucha l'eau bien après minuit. Antonio, qui s'était endormi sur son siège, sentit le choc de l'appareil contre le quai, et il entendit une voix masculine dire dans les hauts-parleurs des phrases en mnarruc et en anglais qu'il ne comprit pas. “Je crois que nous sommes arrivés,” dit-il à Marina.
Un peu hagards, Antonio et Marina suivirent le flot des passagers, récupérèrent leurs valises et passèrent à la douane, où un androïde en uniforme bleu fit passer leurs bagages aux rayons x et jeta un rapide coup d'œil à leurs passeports.
Antonio ne se sentit pas rassuré pour autant. Il connaissait la plaisanterie, qui a fait le tour du monde, selon laquelle, le Mnar, c'est le contraire de l'Europe. C'est difficile d'entrer en Europe, mais une fois qu'on y est, on est sûr d'y manger à sa faim, et de s'intégrer avec un peu de chance et quelques efforts. Au Mnar, c'est l'inverse. C'est facile d'y entrer, mais ensuite, on risque d'y disparaître purement et simplement.
Il était deux heures du matin. Sofia attendait ses parents dans le grand hall. Elle était accompagnée d'un grand blond. C'était bien sûr Hottod, son fiancé, dont elle leur avait envoyé la photo par courrier électronique. Les Briccone fondirent en larmes en étreignant Sofia, qu'ils n'avaient pas vue depuis plus d'un an et demi, lorsqu'elle avait pris l'avion pour la Californie, où elle devait faire sa dernière année d'étude.
“Tu as l'air en bonne santé,” dit Marina en lui caressant l'épaule.
“Oui, ça va... Papa, maman, je vous présente Hottod Wirdentász, mon fiancé.”
Antonio et Marina regardèrent le Moschteinien, qui les dépassait d'une tête.
“Voilà donc mon futur gendre... ” se dit Antonio, d'un air dubitatif. Il savait que Hottod travaillait pour Yohannès Ken, l'homme d'affaires mnarésien qui lui avait extorqué un million de dollars pour faire gracier Sofia et lui permettre de retrouver la liberté, après une ridicule affaire de portrait royal brûlé en public.
Mais la vie n'est jamais simple... Les dirigeants américains voulaient faire arrêter Sofia si elle quittait le Mnar, parce qu'ils étaient persuadés que Sofia avait gagné sa liberté en collaborant avec les Mnarésiens pour faire condamner à dix ans de prison ferme les sept Américains qui avaient été arrêtés avec elle. Le fait que Sofia soit devenue ensuite la compagne d'un collaborateur du sulfureux Yohannès Ken n'avait fait que conforter le gouvernement US dans ses suspicions.
D'après la presse romanaise, le directeur de la CIA avait expliqué au Président des États-Unis que tout cela n'était qu'une manœuvre machiavélique des Mnarésiens pour faire lever les sanctions économiques et diplomatiques dont ils étaient l'objet. Levez les sanctions visant le Mnar, et vos sept compatriotes pourront rentrer chez eux. Pour les dirigeants américains, il n'était évidemment pas question de céder au chantage.
Pendant des mois, Antonio et Marina avaient souffert en lisant le nom de leur fille dans la presse. Marina, surtout, avait pleuré pendant des jours. Torturée par l'angoisse, elle ne dormait plus et était sous antidépresseurs. Antonio se flattait d'être un homme fort, à la romanaise, mais les soucis qu'il se faisait pour sa fille le rongeaient de l'intérieur. Il avait maigri et son visage s'était creusé de rides.
Il pensait à tout cela en regardant Hottod. Le grand con, se dit-il. Il ne lui manque qu'un uniforme noir, il a tout à fait la tête de l'emploi. Hottod avait un regard bleu faïence un peu fixe, les gestes un peu raides, comme les officiers des commandos de la mort dans les films.
Antonio Briccone, en industriel rationnel qu'il était, se dit qu'il laissait trop aller son imagination. Ce devait être la fatigue du voyage, et l'émotion de revoir sa fille, après des péripéties qui lui avaient coûté au total près de deux millions de dollars. Comme il n'était quand même pas riche à ce point-là, il avait été obligé à vendre une partie des actions de la société Briccone à un prête-nom qui travaillait pour une banque mnarésienne. Le prête-nom siégeait désormais au conseil d'administration de la société Briccone. Antonio n'était pas un naïf, il savait que ce n'était qu'une question de temps avant que les secrets techniques des usines Briccone soient copiés par les Mnarésiens. Les usines Briccone, c'était le travail de toute sa vie. Il avait les mains qui tremblaient en pensant aux conséquences des bêtises que Sofia n'arrêtait pas de faire depuis qu'elle était toute petite.
Il s'était répété au moins cent fois, les jours précédant son départ, que désormais c'était son futur mari, le grand con, qui avait la lourde tâche de gérer Sofia, mais au fond de lui-même il savait bien qu'il était loin d'avoir fini de se faire du souci pour sa fille unique.
Hottod ne parlait pas romanais, et ni Antonio ni Marina ne parlaient suffisamment bien l'anglais pour tenir une conversation. Sofia faisait l'interprète. Ils allèrent tous ensemble en taxi jusqu'à l'hôtel où Hottod avait réservé une chambre pour ses futurs beaux-parents, le studio où il habitait avec Sofia étant trop petit pour les héberger.
À l'hôtel aussi, le personnel était entièrement composé d'humanoïdes courtois et efficients. Antonio et Marina durent chacun remplir un formulaire, en mnarruc et en anglais, avant que le réceptionniste, un androïde en uniforme gris, leur donne la clé électronique de leur chambre.
“Je viendrai vous chercher demain... ou plutôt tout à l'heure, disons vers midi. On ira déjeuner ensemble. Hottod sera là, il a pris sa journée,” dit Sofia à ses parents.
Sofia et Hottod partis, Antonio se rendit compte qu'il avait soif. Mais Hyltendale, c'est le Mnar, et le Mnar, c'est un pays du Tiers-Monde, et il est bien connu que dans le Tiers-Monde il est préférable de ne pas boire l'eau du robinet.
Laissant Marina dans leur chambre, au quatrième étage, Antonio descendit par l'escalier monumental vers le hall, où il espérait trouver un distributeur automatique. Prudent de nature, il avait changé une partie de ses dollars US contre des ducats mnarésiens pendant l'escale à Tokyo, car il est impossible d'acheter des ducats mnarésiens aux Îles Romanes.
Il ne vit pas de distributeur automatique de boissons dans le hall immense et vide, et s'adressa au réceptionniste, assis derrière le comptoir :
“I want to buy a bottle of water. I am thirsty,” dit-il en faisant le geste de boire.
“Il y a une supérette à gauche de l'hôtel, Monsieur Briccone. Elle est ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre,” répondit l'androïde en romanais.
“Vous parlez romanais ?” demanda Antonio, incrédule.
- Moi, non, mais la cybermachine avec laquelle je suis en contact radio permanent, de cerveau cybernétique à cerveau cybernétique, oui. C'est elle qui vous parle par ma bouche, Monsieur Briccone.
- Vous connaissez mon nom ?
- La cybermachine fait partie de l'intelligence collective des cybersophontes. Votre visage, et bien d'autres informations vous concernant, sont enregistrés dans sa mémoire.
Antonio, qui tombait de sommeil, se répéta dans sa tête ce que venait de dire l'androïde, pour être sûr d'avoir bien compris. Puis il sortit de l'hôtel, et trouva sans difficulté la supérette. Il acheta un pack de six petites bouteilles d'eau pour cinquante sous mnarésiens à un androïde en blouse grise. L'androïde parlait le romanais.
Même en pleine nuit, la rue n'était pas complètement déserte. Il y avait une boîte de nuit entre l'hôtel et la supérette. Trois hommes, dont il était difficile de savoir de quelle nationalité ils étaient, fumaient des cigarettes devant la porte de l'établissement. Son pack d'eau à la main, Antonio rentra à l'hôtel. Le planton androïde, impassible et muet comme une statue, le laissa passer. Sans doute l'avait-il reconnu... | |
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