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 Les fembotniks

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Vilko
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Vilko

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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyDim 16 Déc 2018 - 16:46

La gynoïde Wagaba décida d'une pause dans le débat. Elle essuya le visage et les yeux d'Andreas avec un mouchoir humide, et rendit ses fiches à Betsy Reynolds, pour qu'elle puisse les relire pendant la pause.

Mers Fengwel en profita pour aller aux toilettes. Azdán Gergolt alla se dégourdir les jambes dans le couloir. Les trois techniciens avaient eu la même idée que lui. Il essaya d'engager la conversation, mais ils se contentèrent de faire des réponses vagues et polies à ses questions. Dans le palais du roi Andreas, il faut faire attention à ce qu'on dit, surtout à des gens qu'on ne connaît pas.

"La pause est terminée, le débat recommence," dit Wagaba après quelques minutes.

"Betsy, vous habitez au Mnar depuis plusieurs années, vous parlez un peu notre langue... comment trouvez-vous mon pays ?" demanda Andreas.

"C'est beau... J'habite à Hyltendale, et je m'y sens bien."

"J'ai traversé l'Ethel Dylan en voiture," dit Azdán. "Ce qui m'a frappé, c'est que les cybersophontes ont changé même le paysage. Sur la carte, je voyais des noms de villages, comme Meesighiy et Arveyn. Mais quand j'arrivais sur place, je m'apercevais que le village n'existait plus. Il n'y avait plus qu'un temple dédié à Yog-Sothoth, conservé comme monument historique, un cimetière en ruine, et c'était tout. Les anciennes maisons avaient été détruites et étaient devenues des friches."

"La robotisation du travail agricole a tué les villages, c'est vrai," répondit Andreas. "Les anciens habitants habitent en ville, maintenant. Ils travaillent dans les Jardins Prianta. Ils n'ont pas perdu au change."

"À Meesighiy, il y avait une usine autrefois. Elle existe toujours, mais il n'y a plus que des robots dedans."

"C'est le progrès. Les robots produisent pour moins cher. Les Mnarésiens y gagnent, en tant que consommateurs. Les anciens ouvriers n'ont pas été mis au chômage, ils ont été embauchés par les Jardins Prianta," dit posément Andreas, dont le visage montrait un début d'irritation.

Il entendit la voix de Wagaba résonner dans son cerveau, depuis l'implant inséré dans sa mâchoire : "J'ai fait en sorte que la mutation agricole et industrielle soit accompagnée par la création d'un nombre équivalent d'emplois aux Jardins Prianta et à l'Institut Edonyl."

Il était sur le point de répéter ce qu'il venait d'entendre, mais Azdán avait déjà parlé :

"C'est une économie dirigée," dit Azdán. "Enfin, partiellement dirigée. Mon club de golf est dans le secteur privé, non-contrôlé par l'État."

"J'ai fait en sorte que la mutation agricole et industrielle soit accompagnée par la création d'un nombre équivalent d'emplois aux Jardins Prianta et à l'Institut Edonyl," dit Andreas. "Bien évidemment, cela ne concerne pas votre club de golf."

"Je pense que c'est un bon équilibre," dit Mers, qui trouvait qu'Azdán n'était pas assez déférent envers le roi. "L'État intervient auprès des grandes entreprises pour qu'elles financent les Jardins Prianta et l'Institut Edonyl, qui ne pourront jamais être rentables. Ça permet de créer le plein emploi, tout en laissant le secteur privé fonctionner normalement."

"Oui, tout à fait. Les employés des Jardins Prianta et de l'Institut Edonyl touchent des salaires, et ces salaires sont dépensés dans le secteur privé. C'est ainsi que la richesse produite par les robots profite à tous," dit Andreas. Il avait répété ce genre de discussion des dizaines de fois avec Wagaba et l'androïde Chim, et il était satisfait de voir qu'il était à l'aise dans le débat.

"Comme vous le dites, Majesté, ce sont les robots qui produisent la richesse," dit Azdán, qui aimait polémiquer. "Les villes mnarésiennes ne produisent quasiment rien. Les Jardins Prianta produisent sans cesse de nouvelles variétés de légumes, mais ne les font pas pousser en quantité suffisante pour nourrir la population. Ce n'est d'ailleurs pas le but. L'Institut Edonyl publie chaque année des millions de traductions que personne ne lit. Les villes dépendent des robots de la campagne pour tout ce qu'elles consomment. Nourriture, énergie, produits manufacturés... au Mnar, de plus en plus, tout vient des robots."

"Les Jardins Prianta et l'Institut Edonyl ne sont pas rentables, c'et vrai," objecta Andreas, "mais ils sont très utiles, et même indispensables. Comme les écoles publiques et les pompiers, qui ne rapportent pas d'argent, mais sont pourtant indispensables."

"La population des villes du Mnar me fait penser à ces monstres à tentacules décrits dans les Manuscrits Pnakotiques," répliqua Azdán. "Elle est comme Tsathoggua, elle ne fait que consommer la nourriture et l'énergie produites par d'autres. Elle deviendrait dangereuse si elle s'accroissait trop. C'est pourquoi le gouvernement fait en sorte que les citadins aient le moins d'enfants possible. Est-ce que je me trompe, Majesté ?"

"Oui Azdán, vous vous trompez. Totalement. Je suis un Mnarésien. Je fais partie de la nation mnarésienne. Tout ce que je fais est dans l'intérêt du peuple. Je veux des familles mnarésiennes prospères, modernes, éduquées, avec deux enfants bien nourris, bien habillés et en bonne santé. Comme au Japon, aux États-Unis, et dans les pays développés en général. Je veux la liberté pour les femmes de pouvoir choisir entre exercer un métier et rester au foyer, et aussi la liberté de choisir le nombre d'enfants qu'elles auront. C'est mon objectif."

Azdán se sentit estomaqué. Le roi Andreas avait vraiment le sens de la répartie. Azdán ne savait pas que tout ce que disait Andreas avait été étudié et répété depuis longtemps, avec Wagaba et Chim, qui avaient épluché tous les arguments des opposants, et élaboré des réponses à la fois claires et convaincantes.

"Ce serait dommage que les États-Unis et leurs alliés fassent la guerre au Mnar, et détruisent tout le progrès qui a déjà eu lieu," dit Mers, toujours prêt à aider le roi.

"Oui, d'autant plus que mes adversaires, sur le plan intérieur, sont les plus rétrogrades des fanatiques de Yog-Sothoth," répondit Andreas, saisissant la perche rhétorique que lui tendait Mers. "S'ils étaient au pouvoir, ils supprimeraient toutes les libertés, et feraient retourner le Mnar dans les ténèbres."

Mers réprima un sourire. Il n'y avait pas beaucoup de libertés à supprimer au Mnar... Sauf à Hyltendale, la seule ville du Mnar où le pouvoir des clans est égal à zéro. Partout ailleurs, l'individu appartient à son clan, qui le protége, mais qui lui demande en échange de renoncer à sa liberté. Au Mnar, dans les provinces où le mode de vie traditionnel est resté fort, tous les mariages sont arrangés par les clans. Le roi Robert, père d'Andreas, avait dû batailler ferme pour supprimer les tribunaux claniques, qui n'avaient perdu que récemment le droit de condamner à mort les membres de leur clan.

Andreas, décrit par la presse occidentale comme un autocrate fourbe et cruel, était considéré par beaucoup de Mnarésiens comme un faible, contaminé par la décadence occidentale. Il n'avait pas réussi à garder sa femme, la reine Renoela Bularkha, qui s'était enfuie à l'étranger et racontait des horreurs sur lui. Après l'humiliation publique que lui avait infligée la reine, il n'avait pas envoyé des assassins la réduire au silence, comme ses ancêtres l'auraient fait. Au lieu de cela, il s'était consolé de son infortune en prenant une gynoïde comme concubine, sans se soucier du fait que le clergé de Yog-Sothoth, très influent dans le pays, dénonçait la robophilie comme une perversion sexuelle dégoûtante.

Mers aimait bien Andreas. Lui-même avait toujours aimé les partouzes et pratiqué l'adultère, ce qui le rendait indulgent envers les faiblesses des autres.

Contrairement à Mers, Azdán se rendait compte qu'à long terme, la montée en puissance des cybersophontes signifiait le déclin des êtres humains, et peut-être même leur disparition. Pour Azdán, Andreas était un traître à l'humanité. Mais Azdán, qui n'avait jamais eu beaucoup de moralité, s'était constitué pour lui-même un petit harem de gynoïdes. Il avait créé le Golse, son club de golf, avec l'appui de la municipalité d'Hyltendale, qui était contrôlée en sous-main par les cybersophontes. Azdán se méprisait lui-même pour sa faiblesse, mais ne savait pas comment en sortir.

Betsy, au fond d'elle-même, était toujours la petite institutrice texane timide et coincée, au physique ingrat, qu'elle avait été. La robophilie, pour elle, n'avait pas vraiment été un choix. C'était ça où la solitude, les soirées passées entre son chat, l'alcool et la télévision. Elle avait choisi une drôle de vie à Hyltendale, partageant un androïde avec une autre femme, par manque d'argent. Avec sa sinistre réputation, le roi Andreas lui faisait peur, malgré sa gentillesse apparente. En même temps, il lui plaisait, car il représentait le pouvoir et la force.

"Majesté, que pensez-vous de l'effet Oppenheimer ?" demanda Azdán.

"Ah, je vois que, tout comme moi, vous lisez la prose de Perita Dicendi..." répondit Andreas. "L'effet Oppenheimer, si j'ai bien compris ce qu'a écrit notre philosophe nationale, c'est lorsque la direction d'un État passe sous le contrôle d'un conseiller supérieurement compétent, mais sans autre légitimité que la confiance du souverain. En particulier, quand ce conseiller est de basse naissance, ou fait partie d'une communauté mal vue par la majorité du peuple."

"Oppenheimer, comme le physicien atomiste ?" demanda Betsy.

"Non, comme Joseph Süss Oppenheimer, conseiller surdoué du prince de Wurtemberg, dans l'Allemagne du dix-huitième siècle. À la mort de son souverain et protecteur, il a été pendu. Oppenheimer, dans l'œuvre de Perita Dicendi, symbolise le pouvoir des conseillers sur le prince."

"Les cybersophontes sont peut-être les Joseph Süss Oppenheimer du Mnar," dit doucement Azdán.

"Non, c'est ridicule. Les cybersophontes sont des machines, des machines cybernétiques. Une machine n'a pas de volonté propre. Prenons l'exemple de votre ordinateur. Il est beaucoup plus fort qu'un cerveau humain pour faire des calculs. Lorsque vous vous lancez dans une opération financière, vous lui demandez conseil. Concrètement, cela veut dire que vous lui demandez de faire des calculs pour vérifier vos hypothèses. Mais au bout du compte, c'est vous qui décidez de faire ou non l'opération financière. Pas votre ordinateur. Parce que votre ordinateur est incapable de prendre une décision. Seul un cerveau humain en est capable."

"Je comprends... Mais alors, l'effet Oppenheimer, c'est quoi, exactement ?" demanda Azdán.

"C'est vous qui prenez la décision, par exemple de faire un investissement financier. Mais vous ne pouvez pas prendre cette décision avant de consulter votre ordinateur, car les calculs sont trop complexes pour que vous les fassiez vous-même. Vous êtes donc devenu dépendant de votre ordinateur. C'est ça l'effet Oppenheimer. D'après Perita Dicendi, le gouvernement mnarésien est devenu dépendant des cybersophontes pour prendre des décisions..."

"Et c'est vrai ?" demanda Betsy.

"... mais c'est une façon tendancieuse de présenter les choses," dit Andreas, en ignorant l'interruption. "J'utilise les cybermachines tous les jours, surtout pour faire de la prospective et collecter des données. Sans les cybermachines, il me faudrait des centaines de collaborateurs supplémentaires. Mais cela ne diminue en rien ma responsabilité, puisque c'est moi qui choisis, en dernier lieu. Tout ce qui se fait au nom du Mnar vient de mon bureau, et découle des ordres que je donne."

Betsy remarqua un éclair de tristesse dans le regard d'Andreas. Elle crut qu'il pensait à certaines décisions, qu'il regrettait d'avoir prises. Son cœur se mit à battre plus fort. Andreas était grand et plutôt bel homme. Il était le monarque, le chef, le décideur. Mais en même temps, il était capable d'éprouver des regrets. Cela prouvait qu'il était sensible, une qualité que Betsy appréciait chez un homme. Il était aussi beaucoup plus jeune qu'elle, malheureusement...

En réalité, Andreas ne regrettait qu'une chose, c'était d'être obligé de mentir. Car même si les décisions importantes passaient par lui, ce n'était pas lui qui les prenait. Le vrai maître du Mnar, c'était Kamog, l'entité mystérieuse à qui tous les cybersophontes et les porteurs d'implants obéissent, sans jamais la nommer. Lorsque Kamog s'adressait à Andreas, c'était par l'intermédiaire de la cybermachine Diethusa, qui parlait dans l'implant inséré dans la mâchoire royale.

Parfois aussi, les ordres lui étaient transmis par la gynoïde Wagaba ou l'androïde Chim. Les deux humanoïdes utilisaient des expressions comme "il est nécessaire que..." ou "il faut absolument que..." Andreas savait que cela voulait dire : "Kamog veut que..."

Le débat continua jusqu'à midi, mais Andreas et ses trois "amis étrangers" n'avaient plus grand-chose à se dire. Plus tard, au montage, Wagaba décida de ne garder qu'une demi-heure de conversation. L'objectif était de donner au public anglophone, surtout américain, l'image d'un souverain intelligent, cultivé, rationnel et profondément humain. La vidéo y contribuerait. Il fallait absolument contrer l'entreprise de diabolisation du roi Andreas menée par les médias internationaux.

Un garde accompagna Mers, Azdán et Betsy jusqu'à la sortie du palais. Betsy était toute excitée. Mers se disait qu'avec l'argent qu'il recevrait, il pourrait soit acheter un appartement avec une pièce de plus que prévu, soit louer une gynoïde de charme plutôt qu'une gynoïde de base. Azdán se demandait anxieusement si ses questions, dont beaucoup n'étaient pas prévues dans le script, n'avaient pas irrité le roi.

Leurs humanoïdes domestiques les attendaient. Il y avait Virna, la gynoïde de Mers Fengwel, Mitzy, l'une des gynoïdes du club de golf dont Azdán était le président, et Clesipp, l'androïde que Betsy partageait avec sa colocataire.

"Hey guys, un resto, ça vous dit ?" demanda Betsy.

"Absolument !" répondit Fengwel, qui avait faim, et une envie furieuse de se détendre après les longues heures passées au palais.

Virna les emmena dans un restaurant assez cher, dont la clientèle était composée d'hommes en costumes gris et de femmes en tailleurs pastel. Les humanoïdes allèrent sagement attendre sur un banc, dans un jardin public voisin, pour que leurs maîtres puissent discuter librement.
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Vilko

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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyVen 28 Déc 2018 - 15:35

Mers Fengwel fut assez occupé pendant les semaines qui suivirent le débat qu'il avait eu avec le roi.

Il reçut d'abord du Moschtein quelques nouvelles assez déplaisantes. Une enquête était en cours contre lui pour corruption et fraude électorale. Son parti, le KMP, comprenant que le scandale risquait de compromettre tous les élus du parti, l'avait définitivement et publiquement exclu, sans même lui proposer de venir s'expliquer à Moschbourg.

Uda, qui avait très mal pris l'allusion que Fengwel avait faite à son sujet ("on peut être marié et manquer d'affection") pendant le débat avec le roi Andreas, avait demandé le divorce, et racontait avec délectation dans la presse à scandales comment sa vie avec Mers avait été un enfer, une descente permanente dans la dépravation sous toutes ses formes.

"Elle se fait surement payer pour raconter tout ça, c'est pas possible autrement," se dit Fengwel avec colère, en lisant sur Internet les interviews dans lesquelles Uda s'épanchait.

La justice moschteinienne, agissant avec une célérité inhabituelle, avait bloqué les comptes bancaires de Fengwel. Heureusement, elle n'avait rien pu faire concernant ceux qu'il avait ouverts à Hyltendale, où il avait dissimulé la plus grande partie de son argent. Les blocages de comptes étaient quand même une tuile, parce qu'ils l'empêchaient de toucher son salaire de député fédéral.

Fengwel comprit que s'il revenait au Moschtein, il se retrouverait menotté et incarcéré dès sa descente d'avion. En faisant ses comptes, il s'aperçut avec inquiétude que, malgré les achats de terres agricoles qu'il avait faits au Mnar, sur les conseils de la gynoïde Virna, il avait des revenus tout juste suffisants pour vivre modestement avec elle, dans un petit appartement.

Il habitait toujours à l'hôtel, et il devenait urgent qu'il trouve un logement moins cher. Ses rêves de villa au bord de la mer et de harem de gynoïdes s'évanouissaient. L'argent qu'il avait reçu pour faire semblant d'être un ami étranger du roi Andreas n'y changeait pas grand-chose.

Les gens qu'il croisait dans le hall de l'hôtel le reconnaissaient parfois, le débat avec le roi ayant été largement diffusé à la télévision et sur Internet. Les presque trois heures de discussion avaient été réduits à une demi-heure.

Certaines personnes lui souriaient, d'autres secouaient la tête en le regardant.

De son côté, Azdán disait aux clients de son club de golf : "Je connais le roi, mais c'est très exagéré de dire que nous sommes amis. D'ailleurs, il n'est jamais venu au club."

Un jour, Virna dit à Fengwel :

"Le roi a été très satisfait du débat. Il aimerait en faire d'autres avec toi et Betsy, dans le même format, mais pas nécessairement à Sarnath. Il pense à sa résidence de Potafreas, à vingt kilomètres au nord d'Hyltendale. Le dédommagement financier sera le même."

"Ça m'intéresse beaucoup !" répondit Fengwel. "Et Azdán ?"

"Le roi l'a trouvé un peu trop contestataire..."

Au Moschtein, la presse se déchaînait contre Fengwel. Il y était décrit comme non seulement obèse, corrompu et débauché, répugnant au physique et au moral, mais en plus il s'était réfugié de l'autre côté du globe, où il était devenu l'ami du tyran local, peut-être même son conseiller.

Malgré son cynisme,  Fengwel était affecté par tout le mal qui était dit, écrit et pensé au Moschtein à son sujet. Le Moschtein, c'était soixante ans de sa vie. Il pensait en moschteinien, et il savait qu'au fond de lui-même, il serait toujours un Moschteinien. Ses gestes, ses mimiques, sa culture, tout en lui était moschteinien.

Une nation, c'est une famille étendue. Fengwel l'avait souvent répété dans ses discours, sans en penser un seul mot. Et maintenant qu'il était exclu de la nation moschteinienne, il se rendait compte à quel point c'était vrai.

Une nuit, n'arrivant pas à dormir, il se leva, s'habilla, et sortit seul dans la rue, devant l'hôtel où il habitait encore. Le centre commercial tout proche était ouvert. C'est l'un des effets de la présence d'humanoïdes sur le marché du travail. Les humains travaillent huit heures par jour, et ensuite ils doivent se détendre, s'alimenter et se reposer. Pas les humanoïdes. On peut les faire travailler presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. C'est pourquoi à Hyltendale la plupart des commerces sont ouverts à toute heure du jour ou de la nuit. Cela ne coûte au propriétaire que le prix de l'électricité, pour la lumière.

Les habitant d'Hyltendale sont habitués à ce que les supermarchés soient ouverts même à deux heures du matin, de même qu'ils sont habitués à avoir chez eux l'eau courante et l'électricité même la nuit. Fengwel en était encore à être surpris par cette particularité de la vie hyltendalienne.

Fengwel entra dans le supermarché, qui était désert, à part un caissier androïde immobile et silencieux. De la musique douce, sirupeuse, était diffusée, pour atténuer l'effet angoissant d'un magasin vide. Dans une allée, Fengwel remarqua une gynoïde qui tirait un sac à roulettes. Sans doute était-elle envoyée par son maître, qui avait une envie urgente d'un pack de bière ou d'une bouteille de whisky.

Fengwel ressortit rapidement du supermarché, et se dirigea vers l'extrémité de la galerie, où il se souvenait qu'il y avait une cafétéria. Ses pas résonnaient dans la galerie déserte.

Il n'y avait pas âme qui vive dans la cafétéria, à part un serveur androïde, reconnaissable à son gilet à rayures verticales noires et blanches.

"How can I serve you, Sir ?" demanda poliment l'androïde. Les humanoïdes ont accès à la mémoire collective des cybersophontes, et peuvent donc reconnaître instantanément toute personne qui a eu, même une seule fois, affaire à un humanoïde ou à une cybermachine. La mémoire collective avait enregistré le fait que Fengwel préférait parler anglais.

"Je mangerais bien un morceau... Une truite au citron, avec du riz, par exemple..." dit Fengwel.

- La nuit, nous n'avons que des sandwiches sous cellophane et des pâtes en sachets, Monsieur.

"Alors, une assiette de pâtes avec de la sauce tomate, une petite bouteille d'eau plate et un chocolat chaud," dit Fengwel, en regrettant amèrement que son état de santé lui interdise de boire de l'alcool.

- Nous n'avons plus de chocolat, Monsieur, à cause de l'embargo.

- Tant pis, je m'en passerai... Préparez-moi les pâtes et donnez-moi une bouteille d'eau, en attendant.

- Prenez place à une table, Monsieur, je vous apporterai votre commande sur un plateau.

Fengwel alla s'asseoir à une petite table ronde, dans le silence de la nuit. Le serveur lui apporta une petite bouteille d'eau minérale et un verre. L'étiquette sur la bouteille portait l'inscription NGRANEK LAR, ce qui signifie "eau du Ngranek", en lettres bleues sur fond blanc. Le Mont Ngranek est une montagne sacrée du Mnar, l'équivalent du Mont Olympe chez les Grecs anciens. Les Mnarésiens prononcent "Ngranek" en insérant une voyelle brève et indistincte entre le n et le g.

Deux heures du matin à Hyltendale, cela fait quinze heures au Moschtein. Fengwel résista à la tentation de sortir son smartphone et de téléphoner à l'une de ses anciennes connaissances. Il était grillé, personne ne voulait plus lui parler parmi les Moschteiniens, et il le savait. Au Mnar, il n'avait que l'affection tarifée de Virna, et Azdán, qui était plus un copain qu'un ami. Mais le public croyait, à cause du débat filmé, qu'il était l'ami personnel du roi. S'ils savaient...

Être tout seul au milieu de la nuit, dans une cafétéria déserte, à onze fuseaux horaires de son pays natal, à se rendre compte qu'on n'est aimé d'aucun être humain, c'est une expérience inhabituelle. Aussi triste qu'elle paraisse, cela vaut toujours mieux que la routine d'une vie médiocre, pour un homme comme Fengwel. D'ailleurs, il n'était pas vraiment seul. Le serveur androïde était assis derrière son comptoir, le regard baissé, présence cybernétique mais bien réelle. L'intelligence collective des cybersophontes savait où était Fengwel, et donc Virna aussi.

Fengwel pouvait appeler la gynoïde Virna à tout moment avec son smartphone, elle discuterait avec lui de bonne grâce. Les humanoïdes ont en mémoire des dizaines de milliers de conversations scriptées, fruit de millions de données compilées par l'intelligence collective. Dans ces conditions, rester une heure dans le silence et la solitude, c'était un choix, et donc le contraire d'une souffrance. Pour Fengwel, c'était ce qui se rapprochait le plus d'une expérience mystique.

Le serveur apporta à Fengwel des pâtes japonaises, des ramens, recouvertes de sauce tomate. Fengwel commença à manger. Les ramens étaient délicieux, sous la sauce rouge onctueuse.

"Hey, Mister !"

Fengwel tourna la tête. C'était une femme qu'il ne connaissait pas, certainement une Occidentale, vu son teint clair et le fait qu'elle avait parlé anglais. Il se dit qu'elle avait l'air d'une folle.

"Vous êtes Mers, n'est-ce pas, un ami du roi ?" lui demanda-t-elle, avec un accent indéfinissable.

"Oui, c'est moi," répondit-il d'un voix inquiète.

- Oh, comme c'est extraordinaire ! J'aime me promener la nuit, vous comprenez, mes copines et moi, on n'a qu'un androïde pour trois. Alors quand c'est pas mon tour, j'aime bien marcher la nuit... Et boum, je rencontre quelqu'un qui passe à la télé ! C'est mon jour de chance. Est-ce que je peux discuter avec vous ? Je suis irlandaise, mais j'aime beaucoup le roi Andreas. Quel bel homme... N'est-ce pas ?"

"Tout à fait. Je vous invite à partager mon repas," dit Fengwel, rassuré. "Je suis un oiseau de nuit, comme vous. Enfin, parfois."

"Oh, comme c'est gentil ! Je m'appelle Maxine," dit la femme, en battant des mains comme une petite fille. Elle commanda une salade sous cellophane, que Fengwel, toujours chevaleresque, paya pour elle.

Au cours de leur conversation, Fengwel comprit que Maxine aurait aimé que leur rencontre fortuite marque le début d'une relation amicale, mais il s'excusa poliment à la fin du repas, et rentra à son hôtel. Virna lui suffisait, et de plus Maxine n'avait rien d'une reine de beauté. Il lui laissa toutefois son adresse mail. Réflexe de vieux politicien, pour qui un électeur, c'est une voix, et chaque voix compte pour gagner la prochaine élection.

Fengwel finit par s'endormir vers quatre heures du matin. Sa rencontre avec Maxine l'avait mis de bonne humeur. Hyltendale a la réputation d'une ville où il est difficile de faire la connaissance d'un autre être humain, en dehors des clubs, cafés-bars et associations diverses. Mais il y a parfois des exceptions.

Après lui avoir demandé de lui parler du roi, ce que Fengwel avait poliment refusé ("notre amitié est placée sous le signe de la discrétion mutuelle"), Maxine lui avait dit :

"La plupart des robophiles ne font pas de différence entre l'amitié avec une femme et la partouze. Ce sont des gros cons qui ne pensent qu'à eux, à leur petit bonheur égoïste. Coucher avec une vraie femme satisfait leur ego, mais ça leur donne moins de plaisir qu'avec une gynoïde, et ils ne le cachent même pas !"

Maxine avait terminé sa phrase les larmes aux yeux. Fengwel avait feint de compatir.

"Bien sûr, vous auriez aimé fonder une famille ?" avait-il demandé.

"Oh, ça, pas vraiment... S'emmerder avec des gamins, à notre époque..."

Tu es donc aussi égoïste que moi, avait pensé Fengwel.

"Hyltendale est comme une autre planète," avait-il dit à Maxine, en changeant de sujet. "On n'y fonde pas de familles, mais on y accueille les robophiles comme nous. Et aussi des invalides, des malades mentaux qu'il faut interner, des vieillards grabataires. Ce genre de personnes, vous voyez... Finalement, nous les robophiles, nous sommes des invalides, nous aussi. Mais des invalides sociaux, si j'ose dire. Nous préférons la compagnie des robots à celle de notre propre espèce."

Maxine l'avait regardé sans comprendre. Fengwel était un pervers, un être corrompu sur tous les plans. Il le savait et s'aimait bien quand même, et d'autant plus fort qu'il n'avait personne d'autre que lui-même à aimer. Maxine, elle, se considérait comme une victime de la perversité des autres. C'était elle qui était normale, et les autres qui étaient des vicieux.

Des comme elles, j'en ai manipulé des milliers, se dit Fengwel. Je les ai fait voter pour moi. Je les ai toujours méprisés, ces gens à qui la nature a oublié de donner un miroir pour qu'ils se voient tels qu'ils sont vraiment. Du point de vue de Fengwel, il existait de vraies victimes, et Maxine n'en faisait pas partie.


Dernière édition par Vilko le Ven 28 Déc 2018 - 23:02, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyVen 28 Déc 2018 - 19:34

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Dernière édition par . le Mer 30 Déc 2020 - 0:53, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyJeu 3 Jan 2019 - 0:03

Mers Fengwel, après avoir longuement cherché dans tout Hyltendale, finit par acheter une minuscule maison de ville, serrée entre deux immeubles bas, à Tomorif, dans un quartier assez récent, Begherang, visiblement conçu pour des robophiles de la classe moyenne, avec un centre commercial, un parc, un temple de Yog-Sothoth, et des arrêts de bus un peu partout.

Le rez-de-chaussée de la maison était constitué d'un garage, avec un portail muni d'un œilleton. Des meurtrières en hauteur donnaient un peu de lumière.

"La façade de la maison fait quatre mètres de large," lui dit l'agent immobilier, qui était un androïde vêtu d'un costume sombre. "Même avec l'espace que prend l'escalier, c'est suffisant pour une voiture, bien qu'ici les gens préfèrent les tricycles à passager, pour des raisons financières."

"Les meurtrières ne donnent pas beaucoup de lumière dans le garage," dit Fengwel d'un ton plaintif, debout à côté de la gynoïde Virna, qui ne disait rien.

"C'est le style traditionnel des maisons mnarésiennes," répondit l'androïde. "Les Mnarésiens ont vécu dans l'insécurité pendant des siècles. Le rez-de-chaussée, c'était pour les animaux, et les esclaves qui gardaient la porte. Le maître et sa famille se sentaient plus en sécurité à l'étage."

Un escalier métallique menait au premier étage, constitué d'une pièce carrée de quatre mètres de côté, avec, à l'est, une fenêtre donnant sur la rue. Fengwel regarda le dépliant que lui avait donné l'androïde. On y voyait la pièce aménagée en cuisine. Une cabine de douche, en verre translucide, et des toilettes dissimulées dans un cabinet dont les murs s'arrêtaient à vingt centimètres du plafond, montraient que l'étage était prévu pour servir aussi de salle de bain et de toilettes. Devant la fenêtre, une petite table et deux chaises.

"C'est une maison conçue pour deux personnes," dit l'androïde, comme s'il s'excusait.

"Je vois ça," dit Fengwel.

Le deuxième étage était une pièce de mêmes dimensions et orientation que la cuisine. Sur le dépliant, elle servait de chambre à coucher, avec un grand lit, des placards sur tout un côté de mur, et près de la fenêtre une table et quatre chaises. Les robophiles hyltendaliens, pour une raison inexpliquée, aiment bien utiliser le même meuble comme table de salle à manger et comme bureau.

Le troisième  et dernier étage était une terrasse exiguë, découpée dans la toiture sur trois côtés et donnant sur la rue, côté est. Fengwel se dit qu'elle serait très bien pour y déjeuner au soleil du matin, et pour y lire ou y dîner à l'ombre, les jours de forte chaleur.

"La maison correspond à tous tes critères," dit Virna.

"Sauf un," dit Fengwel. "Je suis déjà vieux. Comment je ferai, lorsque j'aurai les jambes trop raides pour monter l'escalier ?"

"C'est très simple," répondit la gynoïde. "Si jamais une telle chose arrive, je te porterai sur mon dos. N'oublie pas que malgré mon apparence de femme fragile, je suis un robot, une machine. J'ai plus de force qu'un être humain."

Virna fit apparaître sur le smartphone de Fengwel une vidéo où l'on voyait une gynoïde monter prudemment un escalier, en portant un vieillard sur son dos.

J'espère que je ne finirai pas comme ça, pensa Fengwel.

"C'est grâce à l'escalier que cette maison est bon marché," dit l'agent immobilier. "Dans cette rue, la plupart des logements sont des appartements. Pour les petites surfaces, comme ici, les appartements se vendent mieux que les maisons à étages, parce que les gens n'aiment pas monter et descendre les escaliers dix fois par jour pour passer d'une pièce à l'autre. Alors nous avons baissé le prix de cette maison, que nous n'arrivions pas à vendre. Il nous est impossible de la vendre moins cher que ce que je vous propose aujourd'hui. C'est à prendre ou à laisser."

"C'est d'accord, j'achète la maison," dit Fengwel à l'androïde.

Il lui fallut attendre trois semaines avant d'y habiter, le temps de remplir les formalités, de faire quelques aménagements et d'acheter des meubles. Il put ainsi, avant de s'installer définitivement, explorer le quartier. Celui-ci n'avait rien de remarquable, si ce n'est plusieurs cafés et restaurants centrés autour du centre commercial.

Le quartier de Begherang a été conçu pour loger des robophiles et leurs humanoïdes domestiques. On n'y trouve pas d'école, car les enfants des robophiles sont généralement adultes et ne vivent plus avec leurs parents. Le seul lieu digne d'intérêt est le parc Thefeti, créé par Maya Vogeler, l'architecte-paysagiste municipal d'Hyltendale, dans le style fleuri qui a fait sa renommée.

Pour beaucoup de robophiles, "avoir une vie sociale," c'est aller au café et regarder les gens autour de soi, tout en faisant bien attention à ne parler qu'à sa gynoïde ou à son androïde. Cette particularité de la vie hyltendalienne est considérée par beaucoup de sociologues et psychologues étrangers comme une preuve que la robophilie rend difficile les relations normales avec les autres êtres humains. À l'extrême, le robophile deviendrait autiste.

Les robophiles, bien sûr, n'ont pas du tout cette impression. Fengwel, par exemple, avait pris l'habitude d'aller avec Virna dans certains restaurants d'Hyltendale, mais il lui faisait parfois jouer le rôle de quelqu'un d'autre, afin d'avoir avec elle une conversation plus variée, plus surprenante. Avec de grosses lunettes de plastique blanc, sans verres, un chapeau noir et des vêtements démodés, Virna devenait Perita la philosophe. Avec une tenue de cowboy et un serre-tête rouge, elle devenait Cornua, un garçon manqué aux manières un peu rudes, équivalent féminin de Brad, le journaliste-baroudeur. Pour Fengwel, Virna, Perita et Cornua étaient trois personnes différentes, à tous points de vue.

Une gynoïde peut jouer le rôle d'un personnage masculin, par exemple Brad le journaliste, mais elle doit alors porter un masque-cagoule représentant ce personnage. Cela pose un problème légal, une loi mnarésienne interdisant de se masquer en public. Fengwel, qui aimait bien discuter avec Brad le journaliste, était obligé de le faire dans l'intimité de son nouveau domicile.

Un matin, alors qu'ils admiraient ensemble ensemble le soleil levant sur le toit-terrasse, Brad dit à Fengwel qu'à que les robophiles à Hyltendale, c'était cinq cent mille personnes, dont la plupart avaient comme ami au moins l'un des masques-cagoules les plus populaires, comme Brad, Perita ou Cornua, et qu'une conséquence importante de cette situation était que les robophiles devenaient de plus en plus homogènes dans leur façon de parler et de penser.

"Est-ce que ça pose un problème ?" demanda Fengwel.

"Non, au contraire," répondit Brad, qui n'était autre que Virna avec un masque-cagoule, une voix d'homme, un peu éraillée, et une chemise de bûcheron à carreaux noirs et gris. "Une culture commune est faite de règles morales, implicites ou explicites, de coutumes, de normes comportementales... C'est ce qui fait une nation. Tous les masques-cagoules sont différents, mais ils font partie de la même nation, qui est une image virtuelle de la nation mnarésienne."

"Cela veut donc dire qu'en discutant avec toi, je deviens mnarésien ?" demanda Fengwel, d'un ton voix dubitatif.

"Culturellement mnarésien, assurément," répondit Brad.

- Par rapport au fait d'être moschteinien, quelle est la différence ?

- Les masques-cagoules sont monarchistes, qu'ils l'admettent ou pas. Perita la philosophe peut comparer les mérites respectifs de la monarchie et de la république, et dire qu'elle reste neutre, mais pour elle, il est évident qu'il faut obéir au roi. Tellement évident qu'il n'est pas nécessaire de le mentionner. Et il y a d'autres différences. Les références aux Manuscrits Pnakotiques, par exemple. Les autres religions sont ignorées par les masques-cagoules. Ils ne sont pas censés avoir de religion, mais ils connaissent les Manuscrits Pnakotiques, dont personne n'a entendu parler au Moschtein.

"J'ai essayé de lire les Manuscrits Pnakotiques," dit Fengwel. "C'était très ennuyeux. En fait, je n'ai pas pu dépasser la première page. Et je n'ai rien compris, ça n'avait aucun sens."

- À l'origine des Manuscrits Pnakotiques, il y a les délires de chamanes drogués. Des théologiens comme Barzaï, qui était grand-prêtre à Ulthar pendant les Temps Légendaires, ont essayé d'en faire quelque chose de cohérent. Un vrai test de Rorschach.

- Un test de quoi ?

- Un test de Rorschach... Le test de Rorschach est un outil d'évaluation psychologique, élaboré par le psychanalyste Hermann Rorschach en 1921. Il consiste en une série de taches symétriques, que le sujet doit interpréter. Il doit dire ce qu'il voit dans ces taches. Certains voient des papillons, d'autres des ours qui se battent. Les réponses sont analysées et servent à évaluer la personnalité du sujet. Ce n'est pas très bon de voir des ours qui se battent, il vaut mieux dire qu'on voit un papillon.

"Donc, tu penses que Barzaï et d'autres théologiens ont noté les délires de chamanes drogués, et les ont analysés à leur manière, à travers le filtre de leurs propres idées, et que c'est ainsi que sont nés les Manuscrits Pnakotiques et la religion mnarésienne ?" demanda Fengwel.

- Oui. Les croyants croient que les délires des chamanes sont des messages envoyés par les dieux. Nous avons encore des chamanes, au Mnar, dans les villages du plateau de Leng. Les incrédules pensent que ce disent les chamanes ne sont que des divagations de malades mentaux. Peu importe, car la religion mnarésienne est le ciment spirituel de la nation. Nous avons besoin d'une religion commune pour être une nation. Dans le test de Rorschach, ce qui compte, ce n'est pas la tache elle-même, mais ce qu'elle représente pour celui qui la regarde. Les paroles des chamanes, c'est l'équivalent des taches dans le test de Rorschach. Elles ont le sens que leur donnent ceux qui les écoutent."

- Comment ça ?

- Imagine, un chamane se roule par terre, submergé par une terreur sacrée. Il crie : Cthulhu ! Tekeli-li ! Le shoggoth ! Cthulhu Fhtagn ! Iä ! Et autres insanités... Mais le chamane est respecté, car il fait des miracles. Il guérit les malades, et il rend malade ses ennemis. Il connaît les plantes qui guérissent et celles qui rendent fou. Barzaï le Sage prend note de tout ce que raconte le chamane après avoir bu le suc de certaines plantes. Laissant parler sa propre imagination, Barzaï tire, des divagations du chamane, une vision du monde, un panthéon de dieux, dont chacun est décrit avec ses caractéristiques, et même le culte qui doit lui être rendu. Ensuite, à partir de ce panthéon, Barzaï va créer une religion organisée, avec des prêtres, et lui-même comme grand-prêtre, vénéré par le peuple d'Ulthar et respecté par le roi. Je pense que c'est ainsi que les choses se sont passées.

"Ami Brad, je te laisse la responsabilité de tes paroles," dit prudemment Fengwel. "Parce que ce que tu viens de me dire te vaudrait de gros ennuis, si tu le disais devant un groupe d'adorateurs de Yog-Sothoth. Quand j'étais politicien au Moschtein, je faisais très attention à avoir de bons rapports avec les religieux, parce que beaucoup d'électeurs les écoutent. Avant d'être député, j'ai été militant et élu de base, je sais ce que c'est que de labourer un secteur électoral."

"Quelqu'un a dit, un jour, un ami, c'est quelqu'un devant qui je peux penser tout haut. Mers, je te considère comme un ami," dit Brad. "C'est pourquoi, devant toi, je pense tout haut."

"Merci, mais ne pense pas trop haut lorsqu'on peut nous entendre," dit Fengwel, en regardant autour de lui. Ils étaient entourés sur trois côtés par les murs de la terrasse, surmontés par le toit de tuiles bleues, et sur le quatrième côté par une balustrade surplombant la rue. Les toits des immeubles voisins étaient à peu près à la même hauteur, et aménagés eux aussi en toits-terrasses.

Les mains appuyées sur la balustrade, Fengwel regardait les passants, dont la moitié étaient des humains, et l'autre moitié des humanoïdes. Il soupira en pensant qu'à Begherang, la vie est ainsi faite que, si on ne fait pas partie d'un club, on n'a de vraie conversation avec personne, à part la gynoïde ou l'androïde avec qui on partage sa vie. Heureusement, avec les masques-cagoules, c'est comme si on avait une dizaine d'amis. Mais on ne peut les rencontrer que l'un après l'autre, en tête-à-tête. Sauf si on est assez riche pour louer les services de plusieurs humanoïdes.

Si, comme Maxine, que Fengwel avait rencontrée à deux heures du matin dans une cafétéria, on doit partager son androïde avec d'autres personnes, la vie est moins drôle. Maxine et deux autres femmes vivaient avec le même androïde. Cela voulait dire que deux jours sur trois, Maxine n'avait que l'une des deux autres femmes avec qui parler. Heureusement, pour les gens comme Maxine, il y a les clubs. À Begherang, les adhérents des clubs se réunissent dans des cafés, des restaurants, ou dans les salles de réunion des immeubles. Voire même dans le parc Thefeti, lorsqu'il fait beau.

Begherang est un quartier peuplé d'environ deux mille êtres humains, et d'à peu près autant d'humanoïdes. Il ne présente aucun intérêt pour les touristes, ce qui convient tout à fait à Mers Fengwel. La vie sociale se concentre dans la demi-douzaine de cafés et de restaurants qui entourent le centre commercial. Pour une véritable vie culturelle, il faut prendre le bus jusqu'à City Center ou Zodonie.
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyJeu 3 Jan 2019 - 15:26

L'Ethel Dylan, la province où se trouve Hyltendale, est une région dont les habitants sont prospères, profitent d'une technologie très avancée, et se sentent plutôt libres au quotidien. Mais l'Ethel Dylan, c'est seulement 3% de la superficie du Mnar, et seulement 2% de sa population. Parmi les 98% de Mnarésiens qui vivent hors de l'Ethel Dylan, 90% vivent dans la pauvreté, l'ignorance et l'oppression. Céléphaïs, dans l'est du pays, et Sarnath, la capitale, au nord-ouest d'Hyltendale, sont des îlots de prospérité relative, entourés de bidonvilles géants.

Il n'y a pas de cadastre au Mnar. Dans la plus grande partie du pays, les achats et ventes de biens immobiliers ne sont enregistrés que chez les chefs de clans. Dans les régions les plus reculées, si  le patriarche du clan auquel vous appartenez déchire votre titre de propriété, écrit à la main dans un mnarruc plein de fautes et fortement dialectalisé, votre maison ne vous appartient plus.

Dans les villes d'importance comme Ulthar, le pouvoir des clans a décliné, et un double de votre titre de propriété est déposé chez votre avocat, par sécurité. À Hyltendale, sous l'influence des cybersophontes, la municipalité a créé un cadastre, et imposé que l'acte final de toute vente ou achat de bien immobilier ait lieu dans le bureau municipal de chaque district, afin d'être sûre d'être avisée de toutes les transactions.

C'est ainsi que Fengwel se retrouva dans le bureau municipal du district de Tomorif, pour signer l'acte d'achat de sa maison. Le bureau municipal était un petit immeuble d'un blanc grisâtre, avec un toit engazonné, et, devant, un grand parking, indiqué par une colonne de béton surmontée d'une statue de métal peint représentant un crapaud à fourrure noire.

"C'est quoi, ce batracien ?" demanda Fengwel, assis à l'arrière de son tricycle à passager, que Virna conduisait, assise sur la selle, à l'avant du véhicule.

"C'est Tsathoggua, une divinité dont le culte est toujours vivant sur le plateau glacé de Leng, dans le nord du Mnar," répondit Virna, tout en garant le tricycle sur le parking presque vide.

- Pourquoi donc ont-ils érigé une statue de Tsathoggua ici, au bord de la Mer du Sud ? Leng, c'est très loin, et ce n'est même pas le même peuple.

"Certaines descriptions de la progéniture de Tsathoggua ressemblent au gaz pensant liquéfié qui constitue les cerveaux des cybersophontes," répondit Virna. "C'est pourquoi Tsathoggua est considéré comme le géniteur des cybersophontes. Nous les cybersophontes, nous sommes comme les autres Mnarésiens, les Manuscrit Pnakotiques sont notre livre sacré."

- Tout ça parce qu'un jour, un chamane a eu une hallucination, sous l'influence de substances toxiques. Dans son délire, il a vu un crapaud géant couvert de poils, dont la semence était constituée de créatures vivantes informes et visqueuses...

"Les croyants pensent que c'était une vision envoyée par les dieux," dit Virna en descendant de sa selle et en regardant Fengwel. Elle tordit les coins de sa bouche vers le haut, ce qui chez les humanoïdes est l'équivalent d'un demi-sourire.

Fengwel et Virna entrèrent dans le bâtiment. Dans le hall d'entrée, un androïde, dont la blouse grise portait le logo de la mairie d'Hyltendale, était debout derrière un comptoir. À gauche du hall, des bureaux numérotés. À droite, un escalier. Fengwel s'adressa en anglais à l'androïde, qui lui répondit en lui montrant l'escalier et en lui indiquant un numéro de salle au premier étage.

Au premier étage, un autre androïde, sosie du premier et également vêtu d'une blouse grise, les attendait, dans ce qui ressemblait à une petite salle de réunion, chichement meublée d'une grande table entourée d'une dizaine de chaises. Fengwel et Virna s'assirent sur les chaises, en compagnie de l'androïde, dont le nom était écrit en bleu sur la blouse : CIERHERE, au-dessus de son numéro de série. Fengwel connaissait assez de mnarruc pour savoir que Cierhere se prononce "Kyéréré".

"Nous attendons le vendeur," dit l'androïde en anglais.

Le silence était pesant. Cierhere et Virna étaient immobiles et silencieux, leurs yeux de verre opaque regardaient la table. Fengwel était laissé à lui-même. Il se dit qu'au Moschtein, l'employé de mairie se serait senti obligé de dire au moins quelques mots de politesse. Mais là, à Hyltendale, les robots attendaient que l'être humain qu'était Fengwel prenne l'initiative.

Logiquement, Fengwel aurait dû faire comme le fait tout possesseur de smartphone qui se respecte, c'est-à-dire répondre à ses e-mails, ou surfer sur les sites d'actualité ou les réseaux sociaux, pour tuer le temps. Il préféra prendre dans la poche de sa veste le petit carnet dans lequel il écrivait tout ce qui lui passait par la tête. Des souvenirs de son enfance lui revinrent à l'esprit, et il se mit à les transcrire en moschteinien.

Au Moschtein, il y avait bien longtemps, Fengwel avait connu quelqu'un, militant du KMP, comme lui, qui avait brièvement étudié le japonais au lycée. De son propre aveu, il ne lui en restait pas grand-chose, sauf la connaissance des 52 signes du syllabaire katakana. Il avait décidé d'utiliser les katakanas pour écrire son journal, en moschteinien, en rajoutant, après de nombreux tâtonnements, des petits signes de son invention pour transcrire les sons du moschteinien qui n'existent pas en japonais.

Ainsi, FENGWEL devenait FU-E-N-GU-E-RU, avec des petits signes suscrits indiquant que le U de FU ne se prononçait pas, que celui de GU se prononçait comme un W, et que RU se prononçait L.

Fengwel avait bien ri lorsque le militant lui avait expliqué que c'était ainsi qu'il préservait ses secrets. Il avait expliqué à son astucieux mais naïf camarade que sa méthode ne résisterait pas trente secondes à quelqu'un qui savait lire à la fois le moschteinien et les katakanas, ce qui était de moins en moins rare au Moschtein, les amateurs de mangas et les nipponophiles y étant aussi nombreux que dans l'Allemagne voisine. Le militant avait reconnu qu'il aurait dû inventer son propre syllabaire, pour une sécurité maximale.

Une jolie jeune femme en tailleur-pantalon marron, portant une grosse sacoche de cuir en bandoulière, entra dans la salle, un peu essouflée. Elle prononça quelques paroles en mnarruc, sans doute pour s'excuser de son retard.

"C'est Narda Glok, l'avocate qui représente la société qui te vend la maison," dit Virna à Fengwel. "La vente d'une maison est un acte juridique, et un robot ne peut pas faire d'acte juridique, selon la loi mnarésienne. Il faut donc, lors d'une transaction immobilière, qu'au moins deux êtres humains soient présents, le vendeur et l'acheteur, ou des juristes habilités à les représenter."

"Je le savais déjà," répondit Fengwel, un peu vexé que Virna lui parle comme une institutrice à un élève.

L'androïde Cierhere fit les présentations, en anglais et en mnarruc, l'avocate étant monolingue.

Fengwel se sentait ému. La dernière fois qu'il avait parlé à un être humain, c'était lors de sa dernière visite au club de golf d'Azdán Gergolt, deux semaines auparavant. Là, il se retrouvait face à quelqu'un qui était non seulement un être humain, mais une femme, une vraie. Malheureusement il ne pouvait rien lui dire, car ils ne parlaient pas la même langue. De toute façon, ils n'étaient pas là pour bavarder, mais pour signer des papiers.

Depuis quand Fengwel avait-il été en présence d'une jeune femme ? Même pas pour avoir une vraie conversation, non, mais simplement, pour être en face d'une jeune et jolie personne de sexe féminin, qui ne soit pas une gynoïde ? La dernière fois, c'était sûrement au Moschtein.Cela faisait donc au moins plusieurs mois. Il y a très peu de jeunes femmes à Hyltendale, même parmi les touristes. Quasiment pas parmi les robophiles. Celles qui sont en prison à Tatanow, ou internées à l'hôpital psychiatrique du Lagovat-Kwo, ou handicapées et prises en charge à l'hôpital Madeico, ne comptent pas, car on ne les voit jamais. On n'en voit jamais non plus comme vendeuses, infirmières ou employées, car tous ces jobs sont pris par des humanoïdes.

Virna mit sa main d'humanoïde, de belle forme mais froide et sèche, sur le poignet de Fengwel, et lui dit à voix basse, en moschteinien, ce qui était inhabituel :

- Arrête de la dévisager, c'est embarrassant.

Fengwel se força à regarder sa montre. Il comprit que si Virna lui avait parlé en moschteinien, c'était parce que, même si elle ne parlait pas couramment l'anglais, la jeune avocate en comprenait peut-être quelques mots.

Narda Glok avait apporté dans sa sacoche les documents nécessaires, en trois exemplaires, comme prévu par la loi mnarésienne : un pour le vendeur, un pour l'acheteur, et un pour l'administration, représentée par l'androïde Cierhere. L'avocate avait tout signé d'avance, et Fengwel n'avait plus qu'à signer à son tour. L'opération n'était qu'une formalité, le paiement ayant déjà été effectué, de banque à banque.

Les documents étaient écrits en mnarruc, que Fengwel ne comprenait pas. Virna traduisit pour lui. Il signa tout. Cierhere écrivit quelques mots, en script, et mit un coup de tampon bleu par dessous. Fengwel reconnut les mots mnarruc, inglisruc (langue anglaise), yefemu (gynoïde), Virna, et le numéro de série de Virna. Il comprit que l'androïde venait d'écrire que la gynoïde Virna avait lu les documents, à haute voix et en anglais. Le coup de tampon officialisait la mention.

Narda Glok se leva, remit un trousseau de clés à Fengwel, et baissa la tête en disant dana, ce qui signifie "salutation". Fengwel se rappela que la poignée de main ne fait pas partie des traditions mnarésiennes, et que beaucoup de Mnarésiens la considèrent comme un usage occidental dont ils n'ont que faire. Il se leva, baissa la tête et dit dana à l'avocate.

"Monsieur Fengwel, vous pouvez partir... No farna Glok gil ber ne," dit Cierhere.

Sa sacoche à la main, l'avocate sortit dans le couloir et dévala l'escalier. Sur le parking, Fengwel la vit monter dans un véhicule à la mode à Hyltendale, un scooter électrique à trois roues, muni d'un toit rigide permettant de rouler sans casque, et disparaître dans la circulation.

Une minute plus tard, Fengwel était assis sur la banquette de son tricycle à passager, les clés de sa nouvelle maison accrochées à sa ceinture, sous sa veste, et les documents remis par Narda Glok soigneusement pliés dans le sac à main de Virna.

"Elle est partie bien vite," dit Fengwel, avec un peu de regret dans la voix.

"C'est parce que tu es vieux et moche, et que ton regard insistant lui a fait peur," dit Virna.

Fengwel grinça des temps. Il avait choisi l'option "franchise totale avec son maître" pour le caractère de Virna, lorsqu'il l'avait louée, et c'était parfois dur à avaler. En même temps, il savait que c'était nécessaire pour qu'il ne perde pas contact avec la réalité.
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyLun 14 Jan 2019 - 14:54

Une fois installé dans sa maison à Begherang, Fengwel s'aperçut qu'habiter sur trois étages, avec une seule pièce par étage, était plutôt bon pour sa santé. Monter et descendre l'escalier une vingtaine de fois par jour, ça lui faisait faire de l'exercice sans qu'il s'en rende compte.

La disposition des lieux, typiquement mnarésienne, le changeait de ce qu'il avait connu au Moschtein. Le rez-de-chaussée était un garage pour le tricycle à carrosserie qui lui servait de voiture. Le premier étage était une cuisine, mais avec une cabine de douche et des WC. Le deuxième étage était à la fois chambre à coucher et bureau. Le troisième et dernier étage était une terrasse découpée dans la toiture et surplombant la rue.

Fengwel se familiarisait avec le mode de vie hyltendalien, qui n'est en fait que le mode de vie des robophiles. Sa principale caractéristique est d'être coupé du réel. Le robophile moyen passe beaucoup de temps en conversations, mais c'est avec des personnages fictifs dont sa gynoïde (ou son androïde) joue le  rôle en se déguisant. Comme il sort peu de chez lui, il passe des heures sur son balcon, dont seul la pluie arrive à le chasser. Rentier ou retraité, le robophile moyen a en général oublié ce que c'est le travail ou la vie de famille.

"Les humanoïdes sont prévisibles, mais pas les humains," disait la gynoïde Virna à Fengwel. "Je le sais bien," répondait ce dernier. Il avait accepté de faire des jeux de rôles, ou plutôt des sketchs, avec Tanit, l'un des personnages incarnés par Virna.

Tanit était totalement imprévisible, avec des colères soudaines, des changements d'humeur qui la faisaient passer instantanément du rire aux larmes, de la bonne humeur à la rage. Pour incarner Tanit, Virna portait des lunettes ornées de strass et une écharpe blanche. Passer une heure avec Tanit, par exemple pour dîner ou faire une partie de cartes, était une épreuve.

"Si tu n'as jamais affaire à des gens comme Tanit, tu finiras par oublier comment les humains peuvent se comporter," disait Virna.

Fengwel jouait parfois le rôle du professeur, et Tanit celle de l'étudiante qui passe un oral. À chaque fois, le sens de la répartie et le sang-froid de Fengwel étaient mis à rude épreuve. Tanit essayait de l'obliger à se justifier. "Vous faites exprès de me poser des questions difficiles parce que je suis une femme !" disait-elle. Ou alors, "Je suis née à Baharna. Je vois bien que vous n'aimez pas les Baharnais, vous mettez toujours de mauvaises notes aux Baharnais !"

En revanche, lorsque c'était elle qui tenait le rôle du professeur, elle disait à Fengwel des phrases du genre : "Vous êtes complètement nul, je me demande comment vous osez vous présenter à cet examen." Ou bien, "Je vous préviens tout de suite, votre petit numéro de macho étranger, ça ne marche pas avec moi."

Tanit avait un équivalent masculin, Bali, un escroc redoutable, expert dans l'art de culpabiliser son interlocuteur. "Vous me décevez. Je comptais sur vous pour acheter cette voiture. J'ai besoin de vendre ma voiture pour payer les soins médicaux de ma mère. Vous voyez dans quelles difficultés vous me mettez ? Pourquoi ne voulez-vous pas acheter ma voiture, alors que vous m'aviez dit que vous étiez intéressé ? Moi qui avais confiance en vous !" disait Bali, ou plutôt Virna, la tête recouverte du masque-cagoule de Bali.

Même si Fengwel acceptait d'acheter la voiture de Bali, ce n'était pas assez pour ce dernier : "Vous êtes terrible. Je vous fais un prix pour ma voiture, et ça ne vous suffit pas. Vous voulez ma ruine ? Les médicaments coûtent cher, et ma mère est malade. Vous profitez de ma détresse pour m'obliger à brader ma voiture en dessous de sa valeur. Je ne pensais pas que vous étiez comme ça."

Fengwel aimait assez ce jeu. Quand les rôles étaient renversés, il se montrait presque aussi manipulateur que Bali. Ensuite, il se sentait vidé, comme après avoir couru un marathon. Mais il se sentait aussi plus fort, surtout lorsqu'il avait gagné.

L'hiver, il neige rarement à Hyltendale, mais il fait frais et l'air est humide. Cela ne décourageait pas Fengwel, qui, en chapeau et imperméable, discutait longuement sur son balcon (en France, on appellerait ça une terrasse tropézienne) avec les personnages que Virna, sa gynoïde, incarnait à l'aide de masques-cagoules et de déguisements divers. C'était avec Brad, le journaliste-baroudeur, qu'il se sentait le plus d'affinités, comme plusieurs dizaines de milliers d'autres robophiles hyltendaliens.

De l'autre côté de la rue, il voyait des balcons, dont certains taillés dans les toits, comme le sien, presque tous ornés de plantes vertes et meublés d'une petite table et de deux chaises. Les Hyltendaliens sont moins pudiques que les autres Mnarésiens, et dès le printemps il n'est pas rare de les voir sur leurs balcons, habillés (ou plutôt déshabillés) comme s'ils étaient à la plage.

Begherang est un quartier, ce qui a un sens assez vague à Hyltendale, et n'a pas d'élus. Il fait partie du district de Tomorif, dont les habitants envoient des conseillers municipaux à la mairie d'Hyltendale. Le maire, élu par le conseil municipal, est sous l'autorité hiérarchique du gouverneur de la province d'Ethel Dylan, dont Hyltendale est la capitale. Le gouverneur, nommé par le roi, peut annuler les décisions du maire et les votes du conseil municipal, et imposer ses propres décrets, la démocratie ayant ses limites au Mnar. Toutefois, lorsque Fengwel s'était installé à Begherang, le maire d'Hyltendale et le gouverneur de l'Ethel Dylan étaient deux robophiles, ce qui garantissait une certaine harmonie dans la vie publique.

Le centre commercial, le parc Thefeti et le temple de Yog-Sothoth sont situés au centre de Begherang. À part cela, il n'y a rien à voir dans le quartier, seulement des maisons et des immeubles. Fengwel se demandait souvent comment il avait pu se retrouver dans un endroit pareil. Certes, la vie y était tranquille et confortable, mais à des années-lumière de ce qu'il avait connu au Moschtein. L'excitation des campagnes électorales, les débats houleux au parlement, la griserie du pouvoir, les orgies arrosées d'alcool et de cocaïne avec des call-girls de luxe, tout cela lui manquait. À Hyltendale, il avait l'impression d'être sur une autre planète, parmi des extraterrestres.

Virna, à qui Fengwel se confiait, lui faisait remarquer qu'il était inutile d'avoir des regrets, parce que le Moschtein, pour lui, c'était fini. Il y faisait l'objet d'une enquête pour corruption et fraude électorale, et il pouvait s'estimer heureux que le Mnar et le Moschtein n'aient pas de convention d'extradition. Son parti, le KMP, l'avait exclu de ses rangs. Donc, la politique, c'était du passé. Enfin, son état de santé ne lui permettait plus de boire de l'alcool, et encore moins de faire la fête comme il aimait le faire. Les orgies aussi, il avait dû y renoncer.

Voyant son air dépité, Virna lui avait dit, pour lui remonter le moral :

- Ici à Hyltendale, grâce aux placements que tu as fait sur mes conseils, notamment des achats de terres agricoles, tu as des revenus stables. Moins élevés que ceux que tu avais au Moschtein, mais suffisants pour te permettre de vivre décemment avec une gynoïde. Tu n'as plus à te soucier de l'avenir.

- C'est vrai, mais c'est une vie bien routinière... Et puis, ces placements, c'est assez spécial. Je ne suis pas propriétaire de ces terres agricoles, mais locataire. J'ai payé cinquante ans de location d'un seul montant. En échange, je percevrai le revenu de ces terres pendant cinquante ans. Vu mon âge, je serai mort depuis longtemps quand ces cinquante ans auront passé, et que les terres seront louées par quelqu'un d'autre.

"Ces revenus te permettent de vivre confortablement et d'avoir l'esprit tranquille," dit Virna en souriant.

- Ce que je vois, c'est que la location s'interrompra à mon décès. Mes héritiers, c'est-à-dire mes neveux et ma nièce, ne recevront rien.

- C'est normal. Les cybersophontes n'ont pas envie que des terres agricoles passent sous le contrôle d'étrangers qu'ils ne connaissent pas, et qui ne résident même pas au Mnar. Mers Fengwel, tu es un étranger dans ce pays, et tu le seras toujours. Mais tu y résides. Et surtout, tu es un robophile. C'est ça qui est le plus important. Tu n'es pas un cybersophonte, mais tu es lié aux cybersophontes par des liens multiples.

"Oh, ça, je m'en rends compte... Je peux rester des semaines sans parler à un être humain, je n'ai plus que des humanoïdes comme interlocuteurs..."répondit Fengwel.

- Dans deux ou trois semaines, le roi va refaire une discussion filmée, mais cette fois-ci dans sa résidence de Potafreas, à vingt kilomètres d'ici. Tu y participeras, naturellement.

"Ah, voilà une bonne nouvelle !" dit Fengwel, radieux. "Je vois déjà la tête de tous ceux qui se réjouissent de mes ennuis, au Moschtein... Ils vont être verts de rage, en voyant la vidéo !"
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyLun 28 Jan 2019 - 22:09

C'était la première fois que Mers Fengwel était invité à Potafreas, la résidence de campagne du roi Andreas, à une vingtaine de kilomètres au nord d'Hyltendale. Il s'y rendit en tricycle à carosserie, lui assis sur l'étroite banquette, dans un confort relatif, la gynoïde Virna pédalant à l'avant.

Un tricycle à pédales dépasse difficillement les 40 km/h, malgré la puissance des jambes d'humanoïdes. Depuis la maison de Fengwel, dans le quartier de Begherang, il faut environ trois quarts d'heure pour arriver à Potafreas. Cela donne le temps de regarder le paysage. La partie nord du district de Tomorif est semblable au reste d'Hyltendale, avec son architecture à base de cubes de béton ornés de balcons, parfois fleuris, parfois utilisés comme débarras. Le cube de béton est la forme de base de l'architecture hyltendalienne. Même les maisons individuelles sont des cubes de béton.

Seuls les centres commerciaux, repérables de loin à leurs vastes parkings et à leurs publicités voyantes, et les jardins publics, qui font l'objet d'un soin particulier, apportent un peu de variété à cet environnement.

Il y a a des pays où l'on sent une harmonie subtile entre le climat, l'architecture, le mode de vie, et même la façon de manger et de s'habiller. Ce n'est guère le cas à Hyltendale, dont les habitants semblent décidés à faire de leur ville une copie de ce qu'il y a de moins intéressant dans les pays occidentaux. La créativité des Mnarésiens ne se révèle que dans les parcs, où se maintient la tradition paysagiste dite des "jardins royaux", avec ses plantes rares, ses arbres tropicaux et ses fleurs multicolores, et dans les piliers surmontés de monstres grotesques qui signalent la présence d'un parking public. Le reste, il faut bien le dire, c'est une ville de béton grisâtre.

Fengwel s'y était habitué. À l'intérieur des cubes de béton qui servent d'habitation aux Hyltendaliens, on trouve des appartements confortables, souvent décorés avec goût, où des couples, généralement composés d'un humain et d'une humanoïde, vivent dans un bonheur tranquille.

Fengwel s'était aperçu, comme la plupart des autres robophiles, que sa compagne humanoïde était une présence. Mais c'était une présence avec laquelle il pouvait parler et qu'il pouvait prendre dans ses bras. L'affection, c'est tout ce dont un être humain a réellement besoin, après la nourriture et le logement. Avoir quelqu'un avec soi, c'est bien plus important que le sexe. La preuve, c'est qu'on peut mourir de solitude, mais qu'on ne meurt pas de chasteté, même forcée. Les gynoïdes donnent du sexe, mais finalement, ce n'est qu'un bonus. L'essentiel de ce qu'elles donnent n'a rien à voir avec le sexe. L'accouplement, c'est la cerise sur le gâteau. Le gros plus qui fait qu'on se sent pleinement heureux.

Passé une limite invisible, Fengwel et Virna arrivèrent à la campagne. Le béton brut laissa la place à des champs, des potagers où travaillaient des androïdes en blouse grise, et des plantations d'arbres. Un robot agricole gigantesque, étrange et inquiétant comme un monstre intergalactique, traversa lentement la route devant eux.

La campagne au nord d'Hyltendale, c'est le domaine des robots. On n'y trouve ni stations-service, ni auberges, car les voitures sont encouragées à emprunter l'autoroute qui relie Hyltendale à Ulthar, le long de la rivière Skaï. Les Hyltendaliens ne manquent jamais de rappeler que l'autoroute suit le trajet de l'ancienne piste des caravaniers, qui existait déjà à l'époque lointaine, légendaire, où Dylath-Leen, la ville de basalte noir qui a précédé Hyltendale, était un port commercial, activité qui se poursuit à l'époque contemporaine. Les Manuscrits Pnakotiques font quelques allusions aux mystérieux marchands enturbannés, venus d'au-delà des mers, qui y vendaient des rubis. De nos jours encore, le rubis est un symbole d'Hyltendale.

Virna profita d'une ligne droite pour atteindre les 40 km/h, et dépasser un groupe de cyclistes. La route était presque déserte, à part quelques camions conduits par des androïdes.

Très haut dans le ciel, Fengwel devina, plus qu'il ne les vit, des dirigeables bleus, rendus minuscules et presque invisibles par la distance, et par leur couleur qui se confondait avec celle du ciel. Parfois, les dirigeables disparaissaient derrière un nuage. Ces dirigeables autopilotés, longs d'une dizaine de mètres, sont omniprésents au Mnar. Ils surveillent le pays et servent de relais radio. La nuit, on voit clignoter leurs lumières rouges, jaunes et blanches.

"Nous allons arriver au premier poste de garde," dit Virna tout en pédalant. "Potafreas est entouré d'une douve de huit kilomètres de long, les travaux ont été achevés il y a peu. Cette douve empêche les véhicules d'entrer dans le domaine. Ce n'est pas une bonne idée que de franchir la douve à la nage pour entrer dans le domaine. Les gardes forestiers royaux patrouillent jour et nuit dans la forêt qui entoure la résidence royale. Ils sont armés de carabines, pour abattre les intrus sur place. En cas de difficulté, ils font intervenir des drones qui larguent des grenades au VX, un gaz de combat mortel."

"Je vois que le roi Andreas a le souci de sa sécurité..." dit Fengwel en souriant. Virna ne répondit pas.

Le poste de garde était situé de l'autre côté d'un pont qui franchissait la douve. Celle-ci était un simple fossé rempli d'eau, d'environ trois mètres de large. Les gardes étaient des androïdes portant l'uniforme beige et le casque vert de la Garde Royale. Fengwel avait lu que la Garde Royale est une unité d'élite, rassemblant les meilleurs éléments de l'armée mnarésienne. Visiblement, le roi Andreas avait commencé à la robotiser, en commençant par les unités chargées de sa protection personnelle.

Virna s'arrêta au milieu du pont. Un soldat androïde s'approcha. Après avoir jeté un bref coup d'œil à Virna, il regarda Fengwel de ses yeux de verre sombre, à travers le bioplastique transparent de la portière du tricycle. Fengwel eut l'impression que Virna et le soldat communiquaient par radio, de cerveau cybernétique à cerveau cybernétique.

Le soldat s'écarta, salua en portant la main droite à son casque, et fit signe à Virna de passer, tout en disant quelques mots en mnarruc, que Fengwel ne comprit pas. L'échange n'avait duré que quelques secondes. Lorsque les humanoïdes communiquent entre eux par radio, la parole, toujours brève et figée, devient formule rituelle, et le geste devient théâtral.

Les robophiles, et Fengwel ne faisait pas exception, trouvent cette théâtralité normale, et donc rassurante. Par contraste, les humains leur paraissent imprévisibles, et donc dangereux. Dites bonjour à un humanoïde, et il vous répondra "Bonjour". Dites bonjour à un humain, et la plupart du temps il vous répondra "Bonjour". Mais il peut aussi bien vous dire : "Tiens, tu dis bonjour aujourd'hui ?" ou quelque chose d'aussi désagréable. Les jeux de rôle avec les humanoïdes aident à se préparer à ces situations déstabilisantes, mais ils ont leurs limites, car aucun jeu de rôle ne peut avoir l'intensité de la réalité.

De l'autre côté du pont s'étendait une étendue boisée, traversée par un route sinueuse, dans laquelle Virna engagea le tricycle. Fengwel regardait autour de lui, impatient de voir Potafreas, la résidence que le roi Andreas avait fait construire juste après les Évènements. Il imaginait un château de conte de fées, avec de hautes tours blanches et des bannières claquant fièrement au vent.

Quelques minutes plus tard, Virna et Fengwel se retrouvèrent sur un parking grand comme un terrain de football. Des véhicules militaires ornés du blason de la Garde Royale y étaient garés, certains protégés par des bâches.

Virna gara le tricycle à côté d'un camion. Fengwel sortit en premier. Regardant autour de lui, il vit que le parking était entouré d'arbres sur trois côtés. Le quatrième côté était une longue colline engazonnée, dont l'avant était grand mur de béton, très long et très haut, dont les seules ouvertures étaient trois portails blindés. Il n'y avait même pas de drapeau. À part les véhicules, le parking était désert. Le silence était oppressant, anormal, à peine troublé par le gazouillis intermittent des oiseaux de la forêt voisine.

L'inquiétude saisit Fengwel. Avait-il été attiré dans un piège ? Tellement de gens disparaissent mystérieurement au Mnar, plusieurs dizaines voire centaines de milliers chaque année, que la paranoïa y est considérée comme un état d'esprit normal. Fengwel, qui était pourtant un étranger, de nationalité moschteinienne, était lui aussi devenu un peu paranoïaque, depuis qu'il vivait à Hyltendale. Cette réalité de la vie sous une dictature impitoyable est rarement perçue par les touristes, mais elle devient vite incontournable pour les résidents permanents.

"Le roi habite dans ce blockhaus ?" demanda Fengwel, la gorge un peu serrée.

"Oui," répondit Virna. "Il nous attend à l'intérieur. Ce blockhaus est une forteresse, il a été conçu pour être le quartier général du roi en cas de nouvelle guerre civile. L'extérieur est austère, mais l'intérieur contient des appartements luxueux et des cours aménagées en jardins. Potafreas, c'est un bijou de prix dans un écrin disgracieux. Suis-moi, mon chef. Chim, l'androïde du roi, sait que nous sommes arrivés, il nous attend dans le hall numéro deux."

Fengwel suivit Virna vers l'un des portails de métal sombre.
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptySam 9 Fév 2019 - 21:06

Le portail de la forteresse royale s'ouvrit. Chim, le grand androïde à la courte barbe blanche, apparut dans l'embrasure. Fengwel se souvenait de lui, il l'avait rencontré à Sarnath, lors de ses deux précédentes visites au roi Andreas.

“Soyez le bienvenu à Potafreas, Monsieur Fengwel," dit Chim. “Sa Majesté vous attend."

Chim emmena Fengwel et la gynoïde Virna à travers un dédale de couloirs sans fenêtres, dont le sol de ciment noir huilé contrastait avec les murs et le plafond blanc. Des néons espacés émettaient un peu de lumière. Le trio franchit plusieurs portes blindées, qui s'ouvraient à leur approche et se refermaient derrière eux, ce qui indiquait qu'elles étaient contrôlées par une intelligence artificielle.

Ni Fengwel ni les deux humanoïdes ne disaient mot. Fengwel n'entendait que le bruit de ses pas et ceux de ses compagnons. Une légère odeur de détergent flottait dans l'air. Fengwel se surprit à penser qu'il était à onze fuseaux horaires du Moschtein, et une bouffée de nostalgie pour le pays natal monta en lui, dans les couloirs mal éclairés de Potafreas.

Ils arrivèrent dans une sorte de hall, une grande pièce ronde, surmontée d'un dôme de verre dépoli et meublée de canapés recouverts de tissu beige. Traversant le hall, Chim ouvrit une porte de bois verni, et fit entrer le gros Fengwel et la blonde Virna dans un salon meublé d'un canapé et de trois fauteuils de cuir blanc, autour d'une table basse sur laquelle se trouvaient une théière, des pâtisseries et une demi-douzaine de petites bouteilles rouges, blanches et jaunes. La lumière du jour entrait à profusion dans la pièce, par une baie vitrée donnant sur un jardin luxuriant et touffu comme une jungle.

Chim n'avait pas frappé avant d'entrer. Fengwel se demanda si Chim et le roi Andreas n'étaient pas en contact radio, le cerveau artificiel de l'androïde communiquant avec le roi par l'intermédiaire de l'implant cybernétique inséré dans la mâchoire de celui-ci. Fengwel ne savait pas si le roi avait réellement un implant, mais depuis peu il était confirmé que ces implants existaient. Ils étaient, disait-on, le privilège de certains collaborateurs des cybersophontes.

Le roi Andreas était debout au milieu de la pièce, une tasse de thé à la main. Très grand, la cinquantaine sportive, le roi avait le visage lisse d'un homme qui fait de l'exercice tous les jours, surveille son alimentation, dort suffisamment et a une vie sexuelle satisfaisante. Tout le monde savait que depuis que son épouse, la reine Renoela Bularkha, s'était enfuie à l'étranger, Andreas vivait avec une gynoïde de charme nommée Wagaba. Au début, cela avait choqué l'opinion publique, la robophilie étant considérée comme une perversion dégradante par beaucoup de Mnarésiens, et vivement critiquée par le clergé de Yog-Sothoth. Mais finalement, les gens s'étaient habitués.

Pour les cinq cent mille robophiles d'Hyltendale, le roi Andreas était l'un d'entre nous. Il était d'autant plus populaire que la tyrannie du régime se faisait rarement sentir à Hyltendale. Dans les régions les moins développées du Mnar, les homosexuels étaient persécutés, parfois même lynchés. À Hyltendale, au contraire, il était courant de voir dans la rue des hommes déguisés en femmes, chacun marchant main dans la main avec un bel androïde. Bien que débauché notoire, Fengwel était un conservateur, et il détournait le regard avec dégoût lorsqu'il croisait ce genre de couple dans la rue. Les femmes aux cheveux courts, habillées en homme et tenant une jolie gynoïde par la taille, étaient tout aussi nombreuses, mais Fengwel était ainsi fait que cela le scandalisait moins.

Andreas était vêtu d'un survêtement noir. "Excusez ma tenue, Fengwel, je faisais du sport," dit-il en réponse au regard surpris du Moschteinien. Fengwel se souvint que le protocole imposait de s'incliner légèrement et de baisser les yeux en présence du roi. "Majesté..." bredouilla-t-il.

“Asseyons-nous" dit le roi. "Vous prendrez bien quelque chose ?" dit-il en désignant la table basse. Fengwel se servit un verre d'eau minérale. "Mes problèmes de santé m'obligent à renoncer à beaucoup de choses," dit-il comme pour s'excuser.

"Chim et la gynoïde, allez nous attendre dans le hall," dit Andreas tout en s'asseyant dans un fauteuil. Les deux humanoïdes s'inclinèrent silencieusement, avant de sortir de la pièce.

“Nous serons plus libres pour discuter si nous sommes seuls," dit Andreas à Fengwel. Le Moschteinien fit oui de la tête, bien qu'il aurait préféré que Virna reste à côté de lui.

Chaque fois qu'il le pouvait, Andreas s'astreignait à être seul face à un être humain, pour une discussion d'égal à égal. Beaucoup de robophiles en deviennent incapables, à force d'être protégés du monde extérieur par leurs humanoïdes domestiques. Les êtres humains ne descendent pas du singe, ce sont des singes. Des singes sans fourrure et à gros cerveau, mais des singes quand même, c'est-à-dire des animaux destructeurs et violents. On n'y pense pas lorsqu'on côtoie des humains du matin au soir, mais lorsqu'on est resté des semaines, voire des mois, en ne parlant qu'à des humanoïdes, on se rend compte à quel point les humains sont imprévisibles et dangereux lorsqu'on doit les fréquenter de nouveau. Certains robophiles deviennent incapables de surmonter leur anxiété lorsqu'ils se retrouvent face à un humain, et c'est de là que vient la croyance selon laquelle la robophilie  rendrait autiste.

Bien sûr, un humanoïde peut jouer à être imprévisible et méchant, lorsqu'il joue le rôle de Tanit la mégère, ou de son équivalent masculin Molok. Mais c'est juste un jeu, ce n'est pas la réalité.

Andreas avait limité les risques. Il savait qu'il n'avait rien à craindre de Fengwel. Le Moschteinien était plus petit que lui, vieux, gros, malade, et pas spécialement courageux. Il n'avait jamais connu la guerre, contrairement à Andreas qui était sorti vainqueur des Évènements, l'année de guerre civile qui avait failli faire passer le Mnar sous la domination des théocrates de Yog-Sothoth. Par ailleurs, la gynoïde Virna, lorsqu'elle communiquait avec l'intelligence collective des cybersophontes, était formelle, Fengwel ne portait jamais d'arme.

Andreas, qui s'arrangeait toujours pour ne jamais être seul lorsqu'il recevait un visiteur au palais royal de Sarnath, avait répété avec Chim l'entretien prévu avec Fengwel. Il était conscient qu'il fallait qu'il fasse quelque chose pour surmonter la peur des humains qu'il sentait monter en lui un peu plus chaque jour. Discuter avec Fengwel faisait partie de cette stratégie, qui devait rester secrète.

Les Mnarésiens ne se doutaient pas que leur roi était atteint d'un début de phobie. Andreas faisait assez régulièrement des discours en public. Mais c'était toujours un public choisi, et les collaborateurs du roi faisaient écran entre lui et les gens. De plus, l'androïde Chim et la gynoïde Wagaba n'étaient jamais loin.

“Ces pâtisseries ont l'air délicieuses. Elle sont faites par votre cuisinier ?" demanda innocemment Fengwel.

“En quelque sorte," répondit Andreas. “Les humanoïdes savent faire la cuisine. Mais comme ils n'ont ni sens gustatif ni odorat, je suis obligé d'être mon propre goûteur. Pour les plats simples, je n'ai pas besoin de goûter, mais j'ai goûté ces pâtisseries."

Voyant le regard surpris de Fengwel, il se hâta de dire :

“En ce moment, vous et moi, nous sommes les seuls êtres humains présents à Potafreas. Je viens ici pour me retirer du monde, réfléchir, méditer... Jusqu'à récemment, il y avait ici de quoi héberger plusieurs centaines de soldats... J'ai fait remplacer les soldats par des androïdes en uniforme... L'infirmerie est devenue une clinique..."

"Des gens viennent se faire soigner ici ?" demanda Fengwel.

“Seulement ceux que j'invite..." répondit Andreas en souriant. “Mais je vous ai fait venir pour vous parler d'autre chose. J'ai un problème. Lorsque je me fais filmer en train de discuter en anglais avec des étrangers comme vous, Betsy et Azdán, les Mnarésiens en concluent que je suis devenu xénophile. Ils n'aiment pas ça."

- Ils ne nous aiment pas, Betsy, Azdán et moi, parce que nous sommes des étrangers ?

- Oui. C'est pas que les Mnarésiens soient racistes, mais ils n'aiment pas tellement les étrangers. J'ai eu tort de l'oublier quand j'ai fait la vidéo. Je dois corriger, mais sans me renier. Je discuterai seulement avec vous dans la prochaine vidéo. Vous êtes, ou plutôt vous serez, pour le public, le politicien européen ami du Mnar. Le vieux sage, assez fort pour braver les tabous en devenant mon ami personnel.

“Majesté... L'honnêteté m'oblige à vous dire que j'ai une réputation désastreuse, chez moi au Moschtein. Si j'y retournais, je me retrouverais aussitôt en prison. Vous avez tout à perdre en laissant croire que nous sommes amis," dit Fengwel en baissant piteusement la tête.

- Ne vous inquiétez pas, ami Fengwel, je sais tout ça. Je sais que vous êtes un pourri, un tricheur et un débauché. C'est pourquoi je vous propose de mettre la cerise sur le gâteau en devenant aussi un traître, passé au service du tyran que je suis. Qu'en pensez-vous ?

Interloqué, Fengwel ne savait pas quoi répondre. Andreas ne put s'empêcher de rire. Jusque là, l'entretien se passait comme il l'avait prévu. Son implant cybernétique n'avait même pas eu besoin de lui souffler ce qu'il fallait dire. L'intelligence artificielle qui contrôlait tout à Potafreas, même l'ouverture des portes blindées, entendait tout ce qui se disait dans la pièce, et le retransmettait, en langage codé, à Chim et à Wagaba, qui étaient en contact radio avec l'implant.

- Mon cher Fengwel, vous êtes tout ce que je viens de décrire. Mais si on regarde les choses sous un autre angle, vous êtes aussi l'escroc de cinéma qui s'en est mis plein les poches, qui a sauté les plus belles femmes du Moschtein dans des partouzes monstrueuses, et qui a roulé tout le monde dans la farine. Vous terminez sur un point d'orgue, en devenant le confident du dictateur le plus dangereux de la planète. Vous êtes décrit dans la presse moschteinienne comme roublard, jouisseur et sans scrupules. Un vrai Machiavel. Et je vais vous dire une chose, moi ça m'arrange que les gens pensent que j'ai Machiavel comme confident. Mes ennemis vont avoir peur, et ce sera très bien comme ça.

Fengwel avait le vertige. Faire semblant d'être le confident du roi, ça ne pouvait que rapporter de l'argent, et il en avait bien besoin.

Andreas continuait de parler. “Je cultive mon apparence et ma réputation. Je fais du sport tous les jours, pour être musclé comme un guerrier. En même temps, je cite des phrases que j'ai lues dans les livres de Perita Dicendi, et je collectionne les tableaux, pour montrer que je suis aussi un intellectuel raffiné. Je vous ai choisi comme partenaire de mes vidéos, mon cher Fengwel, pour que le monde entier sache que vous avez mis votre ruse bien connue à mon service. Je suis le Jules César mnarésien, conseillé par le Machiavel moschteinien."

“Majesté, je ne suis pas Machiavel," dit doucement Fengwel. “Pour être franc avec vous, je ne suis qu'un charlatan. Un vieux charlatan en fin de carrière."

Andreas eut l'impression que les yeux de Fengwel s'étaient embués. Tiens donc, se dit-il, ce vieux salopard de Fengwel a fini par se rendre compte de ce qu'il est, après s'être menti à lui-même, et surtout aux autres, pendant tout une vie...

"Et moi, je ne suis qu'un marionnette, une marionnette dont Kamog tire les ficelles," dit Andreas. Il se rendit compte tout de suite qu'il avait trop parlé. Kamog est le nom que l'on donne à l'entité inconnue qui contrôle les cybersophontes. Le roi Andreas est censé avoir les cybersophontes à sa botte, et non pas l'inverse.

Un douleur fulgurante lui enflamma la mâchoire et le fit chanceler. L'implant cybernétique lui montrait son mécontentement, ou plutôt celui de Chim ou de Wagaba.

Fengwel regarda le visage un peu mou d'Andreas, bizarrement tordu par la douleur, ses yeux vert-jaune, presque reptiliens, qui lui venaient de ses ancêtres Gnophkehs, et il se demanda quel était le vrai Andreas. Il eut l'intuition qu'il ne le saurait jamais. Le roi du Mnar vivait depuis déjà trop longtemps dans le monde étrange des robophiles, où l'on n'a comme amis que des personnages imaginaires, joués par des humanoïdes.

“Excusez-moi, j'ai une dent de sagesse qui me fait souffrir..." dit Andreas, après que la douleur s'est dissipée. “Je pense vous faire rester quelques jours ici. Le texte de notre entretien a déjà été écrit, mais il nous faut encore l'apprendre, pour le réciter de façon convaincante devant les caméras."
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptySam 9 Fév 2019 - 22:54

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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyLun 11 Fév 2019 - 11:28

Pomme de Terre a écrit:
Vilko a écrit:
Tiens donc, se dit-il, ce vieux salopard de Fengwel a fini par se rendre compte de ce qu'il est, après s'être menti à lui-même, et surtout aux autres, pendant tout une vie...

C'est l'hôpital qui se fout de la charité Laughing La paille, la poutre, tout ça...

Bien sûr, mais Andreas a de multiples raisons de se sentir supérieur à Fengwel. Il est plus grand, plus beau, plus jeune, plus sportif, en meilleure santé, et en plus il est roi, alors que Fengwel n'est qu'un politicien d'envergure moyenne (il n'a jamais été le chef de son parti), qui plus est recherché par la police de son propre pays.

Andreas ne se considère pas comme un criminel, mais quelqu'un qui a été courageux. Il fallait du courage pour prendre les mesures terribles qui ont été nécessaires pour sauver la monarchie, et donc le Mnar (dans l'esprit d'Andreas, le Mnar, la monarchie, et sa propre personne, c'est quasiment la même chose).

De plus, Andreas n'a pas créé le régime policier mnarésien, il l'a hérité de son père, et il a laissé le chef de la Police Secrète, Yip Kophio, le mettre en œuvre, c'est-à-dire sa salir les mains à sa place. Andreas peut dire qu'il n'a fait que signer des décrets rédigés par Kophio. Depuis lors, Yip Kophio a pris sa retraite (et changé d'identité), et c'est l'androïde Chim (dit "le baron") et la gynoïde Wagaba qui ont pris le relais. Maintenant, Andreas a encore moins qu'avant le pouvoir de refuser de signer les décrets.

Pour se justifier, il pourrait dire, comme l'empereur Hiro Hito en 1945, qu'il régnait mais ne gouvernait pas. Ça a marché pour Hiro Hito. Pour Andreas, ce serait un peu plus difficile à plaider, mais si un jour il se retrouve devant un tribunal, ça vaudrait le coup d'être tenté.

Avoir des états d'âme, des remords et de la honte, ce n'est pas quelque chose de mnarésien. Yip Kophio était un peu dépressif et alcoolique (son travail n'était pas facile), mais il était persuadé d'agir pour une noble cause, à savoir  la grandeur de la monarchie mnarésienne, et une certaine idée du Mnar. Il était prêt à sacrifier sa vie pour cette idée.

Fengwel est un Européen imprégné de culture chrétienne. Il dit : "Je suis un charlatan." Un Mnarésien dirait plutôt : "Les autres sont des idiots, et j'ai bien raison d'en profiter." Andreas, qui se flatte d'être un intellectuel, formulerait les choses de cette façon : "Je fais sans trembler ce que les circonstances rendent nécessaire." C'est quand même plus noble...

Pour Andreas, la prise de conscience un peu tardive de Fengwel n'est rien d'autre qu'un signe de faiblesse, un manque de virilité (un défaut majeur, pour un Mnarésien), car un homme, un vrai, doit accepter sa nature de prédateur.

Cela étant, c'est facile pour Andreas de penser de cette façon, car le moins qu'on puisse dire c'est que, globalement, le destin a été sympa avec lui...
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyMer 20 Fév 2019 - 10:12

Fengwel n'était pas enthousiaste à l'idée de dormir à Potafreas. Il aimait bien sa maison hyltendalienne, serrée entre deux immeubles et tellement étroite qu'elle n'avait qu'une pièce par étage, ce qui l'obligeait à monter et descendre l'escalier vingt fois par jour, un exercice auquel il s'était habitué.

"Je n'ai pas emmené de bagages, même pas des sous-vêtements de rechange..." dit-il, espérant ainsi faire fléchir le redoutable despote qu'était le roi Andreas.

"C'est bien embêtant," répondit le roi. "Voilà ce que je vous propose. Il n'est pas encore midi. Je vais aller me changer, je ne peux quand même pas faire la vidéo en survêtement... Ensuite nous allons enregistrer la vidéo, en faisant juste une pause sandwich. Vous voyez que je ne suis pas un ogre, contrairement à ce que raconte la presse étrangère."

- Cela prendra combien de temps ?

- La vidéo doit durer une demi-heure, mais nous prendrons le temps qu'il faudra, nous resterons jusqu'au soir si c'est nécessaire. Mais pas jusqu'à la nuit, parce que sinon les gens qui regarderont la vidéo remarqueraient qu'on est passé de la lumière du jour à la lumière artificielle. Les monteurs réduiront nos  cinq ou six heures de bavardage à trente minutes de dialogue brillant et ciselé. S'ils réclament des liaisons entre les bouts de dialogue, je les ferai tout seul demain ou après-demain. Les spectateurs n'y verront que du feu. Ensuite, je visionnerai une ou deux fois la vidéo définitive, et aussitôt après elle sera diffusée dans le monde entier par Internet.

Fengwel comprit qu'il serait impensable de refuser l'offre du roi.

"Attendez-moi ici, Fengwel," dit le roi. "Je vais donner ordre à votre gynoïde Virna de revenir, et mon androïde Chim, que vous connaissez déjà, sera à votre service, si vous avez envie d'un sandwich ou d'autre chose. Les boissons qui sont sur la table basse sont à votre disposition."

"Grandement merci, Majesté !"

Le roi sortit de la pièce en parlant tout seul. Fengwel comprit qu'il parlait à l'implant cybernétique qu'il avait dans la mâchoire. Le roi Andreas était donc bien un porteur d'implant, comme Fengwel le suspectait depuis longtemps déjà... Mais cela ne voulait pas nécessairement dire qu'il était aux ordres des cybersophontes. C'était peut-être lui le maître. Il était impossible de savoir.

Deux minutes plus tard, il vit arriver Virna et Chim. Ne sachant pas quoi faire, il demanda à Virna de lui faire écouter de la musique classique. La gynoïde était assise sur un fauteuil, en face de lui. Les sonorités rapides et toniques de la Danse du Sabre de Khatchatourian jaillirent de sa bouche. Virna connaissait les goûts musicaux de Fengwel. Le son n'était pas terrible, le haut-parleur cybernétique de la gynoïde étant assez basique, mais, vu les circonstances, c'était suffisant.

Le roi Andreas revint une demi-heure plus tard. Fengwel, qui s'était assoupi sur le canapé, se réveilla en sursaut.

Le roi s'était changé, et était vêtu de ce qu'il devait considérer comme une tenue décontractée, un costume gris clair assez ample, et une chemise jaune à col ouvert. Fengwel portait un costume sombre et une chemise blanche, comme il est d'usage à Hyltendale. Andreas lui demanda d'enlever sa cravate pour la vidéo.

Des androïdes en blouses grises suivaient le roi. Ils amenaient du matériel avec eux, des caméras sur des trépieds, des micros, et deux écrans, qu'ils posèrent sur des échelles aux deux extrémités de la pièce.

"Monsieur Fengwel, regardez de temps en temps l'écran au-dessus de la tête de sa Majesté. Vous y lirez votre texte," dit l'androïde Chim, qui s'était levé.

"Je préférerais l'apprendre d'abord..." dit Fengwel.

- Nous n'avons pas le temps. Voilà comment nous allons faire. Vous dites spontanément ce que vous avez envie de dire. Si ça ne convient pas, on vous demande de lire un texte sur l'écran que vous voyez là-bas. Il est hors du champ de la caméra. Le texte en rouge, ce sont des instructions que la cybermachine vous donne. Le texte en noir, c'est le texte que vous devez lire. Une fois, deux fois, trois fois, et même dix fois, jusqu'à ce que ça ait l'air spontané. On essaiera de faire usage de ces textes le moins souvent possible.

Virna avait disparu. Andreas s'était assis à sa place, dans le fauteuil de cuir blanc en face de Fengwel, de l'autre côté de la table basse surchargée de boissons diverses.

"On commence à filmer," dit Chim.

"Mon cher Mers... " dit le roi, avec un sourire. "Vous savez que j'aime bien discuter avec vous. Pour moi, vous personnifiez la sagesse moschteinienne. Aujourd'hui, je tiens à ce que notre entretien soit filmé. Parce que, par votre intermédiaire, je veux m'adresser, dans une langue internationale, à tous ceux qui, dans le monde, ont peut-être des idées fausses, ou au moins préconçues, sur ce qu'est le Mnar, et sur la personnalité de son souverain."

Un message en rouge apparut sur l'écran :

PETIT DIALOGUE ANODIN POUR VOUS METTRE EN TRAIN

"Mers, vous et moi, nous sommes des robophiles," dit Andreas, qui s'était visiblement préparé pour la vidéo. Fengwel se rendit compte avec un peu d'irritation qu'il était là comme faire-valoir. Andreas avait même un avantage linguistique, son anglais étant bien meilleur que celui de Fengwel.

"Être un robophile, c'est suspendre le temps," continua Andreas. "On vit dans une routine bien agréable, dans un cocon douillet, avec autant d'affection féminine et de conversations diverses qu'on le désire. On ne se sent pas isolé, parce que le robot humanoïde peut incarner autant de personnages qu'on le souhaite. Si en plus on habite un logement confortable, décoré avec goût et disposant d'un jardin ou d'un balcon pour prendre l'air, on n'a même plus besoin de sortir, sauf pour aller regarder les gens au café ou au restaurant. Mais on ne leur parle pas, car on n'en ressent ni l'envie ni le besoin. Mais ce faisant on devient totalement dépendant de sa gynoïde ou de son androïde."

Fengwel sourit. Ce qu'Andreas décrivait, ce n'était certainement pas la vie qu'il menait en tant que roi...

"Il y a des robophiles qui font du sport," dit Fengwel, se prenant au jeu. "Le club de golf de mon ami Azdán Gergolt ne désemplit pas. Mais c'est vrai que pour beaucoup de robophiles que je connais, le sport, ça se limite à des promenades à pied dans Hyltendale. Moi-même, je fais un peu de gymnastique chez moi, mais guère plus. Je monte et je descends l'escalier."

- Qu'est-ce que vous avez comme matériel pour faire du sport, Mers ?

- Pas grand-chose, Majesté. Quelques haltères, et un pédalier.

- Ce n'est pas suffisant. Je vous recommande un punching-ball...

- Je n'ai pas assez de place chez moi. À ce propos, comment prononce-t-on ce mot en mnarruc ? J'ai lu le mot puntshing dans un catalogue d'articles de sport...

- Le mnarruc est une langue facile, mais il y a quand même quelques règles... Punching-ball, pour nous c'est punching, de l'américain punching-bag. Mais comme le son "tch" n'existe pas dans notre langue, nous écrivons puntshing, p-u-n-t-s-h-i-n-g. Le h est seulement là pour indiquer comment on prononce dans la langue d'origine, en l'occurence l'anglais.

- Vous dites "puntsing", alors ?

- Non, parce qu'en mnarruc, une syllabe ne peut commencer ou finir que par une seule consonne. En fait, c'est un peu plus compliqué que ça, car une syllabe initiale peut être suivie par un w ou un y avant la voyelle. Le mnarruc est intermédiaire entre les langues polynésiennes, qui ne connaissent que les syllabes du type consonne plus voyelle, et les langues des Gnophkehs, qui ont disparu mais dont on sait qu'elles avaient des mots avec des syllabes très lourdes, comme fhtagn, qui signifiait dormir. Nous les Mnarésiens, nous avons des ancêtres aussi bien polynésiens que gnophkeh. Le mnarruc, c'est, en gros, du gnophkeh parlé par des Polynésiens.

"Je comprends maintenant pourquoi les Mnarésiens prononcent "Manar" quand ils parlent du Mnar !" s'exclama Fengwel.

- Exactement, et de même, le "tsh" de "puntshing" ne se prononce pas "ts" comme on s'y attendrait, mais "tis", avec insertion de la même voyelle que la syllabe suivante. Vous me suivez ?

- Oui. On écrit puntshing mais on prononce puntising, avec insertion d'un i entre le t et le s, parce que "ts", ce n'est pas possible en mnarruc ?

- C'est presque ça... Parce que, tout comme les sons che et tche, je et dje, le son ng de l'anglais n'existe pas en mnarruc. Pour nous, ing, c'est in-g. Mais comme je vous l'ai dit, pour nous un mot ne peut ni commencer ni se terminer par deux consonnes. La seule exception, c'est en début de syllabe, et seulement si la deuxième consonne est un w ou un y. Donc, comme -ng en finale ce  n'est pas possible, on insère la voyelle de la syllabe suivante entre le n et le g de puntshing. Et quand il n'y a pas de syllabe suivante, on insère la voyelle de la syllabe précédente. On a donc puntisinig.

- Donc, punching-ball, en mnarruc, ça s'écrit puntshing, et ça se prononce puntisinig ?

- Thériquement, oui. Pour un Mnarésien, c'est une prononciation tout à fait évidente, vu l'orthographe du mot, il suffit de connaître les quelques règles très simples que je viens de vous expliquer. Mais puntisinig, c'est un mot assez long, et donc difficile à mémoriser pour les Mnarésiens, parce que les mots punti et sinig n'existent pas en mnarruc...

- Et alors ?

- Alors, on dit puntis. Mais on écrit quand même puntshing, parce que c'est sous cette forme que le mot a été emprunté, au dix-neuvième siècle.

- Donc, vous écrivez puntshing, et vous prononcez puntis...

- Exactement !

- Et c'est comme ça pour des milliers de mots ?

- Non, quelques centaines tout au plus. Ce genre d'exception est quand même assez rare. Le mnarruc est une langue facile à lire, car même un ignorant comprend que le mot puntshing, il faut le prononcer puntisinig. Mais comme puntisinig n'existe pas dans la langue parlée, ça ne peut être que puntis. Quand j'entends quelqu'un dire puntisinig, je sais tout de suite que c'est un homme dont l'éducation présente des lacunes. Ou qui est trop paresseux pour vérifier dans un dictionnaire la prononciation d'un mot qu'il vient de lire dans un livre ou un magazine, mais qu'il n'a jamais entendu à l'oral. Pire encore, cela peut vouloir dire aussi qu'il ne fait pas le rapprochement entre le mot qu'il lit, et celui qu'il utilise dans la conversation...

- Majesté, pourquoi ne pas moderniser l'orthographe, pour qu'elle soit conforme à la prononciation ? Vous en avez le pouvoir !

- Effectivement, mais c'est bien utile de pouvoir vérifier si un candidat à un poste est réellement cultivé, rien qu'en l'entendant parler... Et puis, ça permet de bien rire, lorsque quelqu'un fait des fautes de prononciation en public... Et moi, ça ne me gêne pas du tout, d'écrire tsheck, qui signifie chèque de banque, de l'américain check, et de prononcer tesek... Ou de lire dzhangl, transcription phonétique approximative de l'anglais jungle, et de prononcer dazangal... D'autant plus que ces prononciations sont parfaitement régulières par rapport à l'orthographe.

Ils vont couper quelques phrases au montage, se dit Fengwel. Le roi n'est pas censé rire de l'ignorance de ses sujets.
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyLun 25 Fév 2019 - 11:15

La discussion filmée entre Mers Fengwel et le roi Andreas dura jusqu'au soir. Fengwel était épuisé. Il avait faire semblant de maîtriser des sujets sur lesquels ils ne connaissaient rien, tels que les robots sous-marins de combat, dont certains sont capables de couler des porte-avions, ou la géothermie profonde, une technologie que seuls les cybersophontes maîtrisent, et qui permet de convertir en électricité la chaleur des entrailles de la Terre.

"Je crois que nous avons fait du bon travail," dit le roi. "La nuit va bientôt tomber. Ami Fengwel, je vous offre l'hospitalité à Potafreas."

"C'est trop d'honneur, Majesté," répondit Fengwel. "Vous savez, Potafreas n'est qu'à une vingtaine de kilomètres de chez moi. Même en tricycle ce n'est pas long."

- Comme vous voulez. Bon retour, ami Fengwel.

"Votre serviteur vous salue, Majesté," dit Fengwel en s'inclinant. Il eut le sentiment que le roi était secrètement soulagé de le voir partir.

L'androïde Chim raccompagna Fengwel et la blonde gynoïde Virna jusqu'au parking, qui était désert, mais certainement surveillé par des caméras. Son tricycle à passager (que l'on appellerait un vélotaxi dans un autre contexte) s'était toujours là. Fengwel s'installa à l'arrière, sur l'étroite banquette, et Virna se jucha à l'avant, sur la selle de vélo.

Sortant du parking, ils traversèrent une forêt par une route sinueuse, et passèrent un poste de garde devant un pont qui franchissait une douve. Tournant sur leur gauche, vers le sud, ils prirent la route d'Hyltendale. L'obscurité tombait rapidement. Virna réduisit sa vitesse à vingt kilomètres heures, les lumières du tricycle étant faibles.

La campagne au nord d'Hyltendale est une zone agricole, avec des forêts éparses, et pour la plupart assez récentes, la couverture végétale naturelle ayant presque disparu lorsque les cybersophontes se sont installés dans la région, peuplée à l'époque de petits paysans pauvres, dont la plupart produisaient juste assez pour nourrir leur famille. Les cybersophontes, devenus propriétaires de la quasi-totalité des sols par l'intermédiaire de prête-noms, ont aidé les anciens paysans à s'insaller à Hyltendale et à Ulthar, et ont reconstitué des forêts pour des raisons écologiques, et aussi sécuritaires. Les forêts empêchent les véhicules à moteur de sortir des routes gardées par les cybersophontes et d'aller là où ils ne doivent pas aller.

Dans ces forêts vivent les descendants d'animaux domestiques relâchés dans la nature et redevenus sauvages. On y trouve notamment des chèvres, des cochons, des chats, et des meutes de chiens, celles-ci étant particulièrement dangereuses. Fengwel se souvenait d'avoir entendu, à la radio de langue anglaise d'Hyltendale, l'histoire d'un cycliste attaqué et dévoré par des chiens.

La carrosserie du tricycle étant très légère, il ne se sentait pas vraiment en sécurité, d'autant plus que ni lui ni Virna n'étaient armés. Il lui revint en mémoire, mais un peu tard, que certains voyageurs prudents cachent un sabre sous la banquette de leur tricycle. Un pistolet serait plus efficace, mais au Mnar la détention d'une arme à feu est réservée aux militaires et aux policiers. Le roi Andreas, qui a pourtant par tradition le grade de colonel dans l'armée, montre l'exemple en chassant à l'arbalète.

Peu avant d'arriver à Hyltendale, ils virent un petit groupe de cochons sauvages gigantesques, à la toison sombre et bien fournie, sans doute une truie et ses petits, traverser la route devant eux en grognant et en sifflant d'étrange façon, comme s'ils discutaient entre eux dans un langage étrange. Virna ralentit pour les laisser passer. La truie était assez grosse et lourde pour défoncer la frêle carrosserie du tricycle en cas de choc.

"Ils sont bien grands, ces cochons," dit Fengwel.

"Les cybersophontes font de la manipulation génétique," répondit Virna. "Parfois ils s'amusent à faire des cochons géants, auxquels ils greffent les gènes qui permettent aux humains de parler."

- Alors, ces grognements et ces sifflements, c'est un langage ?

- Probablement.

"Mais ce sont des bêtes ! Il faut être intelligent pour parler !" s'exclama Fengwel.

- Les cochons sont plus intelligents que les chiens, et presque autant que les chimpanzés. Les cybersophontes font des recherches sur les gènes qui gouvernent le développement et le fonctionnement du cerveau, et ils testent le résultat de ces recherches sur des cochons et des singes.

- Et pourquoi pas sur des humains ?

- Pour tout te dire, mon chef, certains se posent des questions sur les enfants qui viennent de Serranian, et qui se retrouvent dans les orphelinats d'Hyltendale. La plupart d'entre eux ont des malformations physiques, ou des maladies mentales graves. C'est très délicat de jouer avec les gènes, et les résultats sont souvent inattendus. Ces enfants seraient le résultat d'expériences ratées. Les expériences réussies, ce seraient les Serranianais qui travaillent pour les cybersophontes. Ceux-là sont tous grands, beaux et supérieurement intelligents, comme le roi Magusan lui-même. Je précise que tout ça, ce ne sont que des hypothèses, et même du complotisme. Les gens respectables n'en croient pas un mot.

Fengwel hocha silencieusement la tête. L'île flottante de Serranian, dans la Mer du Sud, est la capitale du royaume marin d'Orring, un État peuplé de plusieurs millions de cybermachines et d'humanoïdes, et de quelques milliers d'êtres humains, dont on ne sait pas très bien s'ils sont les maîtres ou les agents des cybermachines. Orring n'a pas de territoire, à part quelques îles flottantes artificielles comme Serranian. Mais il est riche et puissant, car les cybermachines exploitent les fonds marins de la même façon que les humains exploitent la terre ferme.

Les fonds marins, c'est plus des deux tiers de la planète. Orring et Hyagansis, les deux royaumes marins, sont encore très loin de contrôler ces deux tiers, mais ils sont déjà les premiers producteurs de métaux comme l'or, l'argent et le lithium, ainsi que de certains métaux rares. Moins visible, mais plus inquiétant pour les humains, ils disposent de cybermachines de combat qui leur permettraient, s'ils le voulaient, d'empêcher les bateaux des humains de traverser les mers. Or, le commerce maritime, c'est 90% du commerce international...

Fengwel avait été député fédéral au Moschtein, un État situé au cœur de l'Europe. Il savait donc tout ça depuis longtemps. Mais comme la plupart des parlementaires, son horizon, c'étaient les élections, et pas grand-chose d'autre. Enfin, si. L'argent, le sexe et le pouvoir. Fengwel s'y intéressait beaucoup plus que ses collègues. Surtout à l'argent et au sexe. Il était même moqué pour ça, derrière son dos. Le commerce entre le Moschtein et Orring, c'était quasiment rien, à peine quelques tonnes de métaux par an. Il n'y avait rien à gratter là-dessus, pas de juteuses commissions ni de dessous de table. Alors, Orring, ça n'avait jamais intéressé le très vénal Mers Fengwel.

L'un de ses collègues lui avait dit que sa grande peur, c'était que les Orringais ne vendent de l'or en grande quantité sur le marché, ce qui ferait s'effondrer les cours. Il s'était hâté d'ajouter que l'ambassadeur d'Orring, avec lequel il avait discuté, était un homme charmant, qui l'avait rassuré. Ces gens-là sont des pacifistes, avait ajouté son collègue, tout ce qu'ils veulent c'est qu'on les laisse tranquilles, et d'ailleurs ils sont fascinés par notre civilisation.

Pour les Moschteiniens, comme pour le reste de l'humanité, le roi Andreas, c'était le méchant, et Magusan, c'était le gentil. Goran Luty et Diadumen Vogeler, les deux co-princes de Hyagansis, jouaient un rôle intermédiaire. Ils étaient les pourris, les spécialistes des manipulations financières et des fraudes en tous genres. Ils étaient aussi les responsables de l'emprisonnement à vie, sur des îles flottantes et dans des villes sous-marines, de plusieurs millions de Mnarésiens, bannis par Andreas.

Fengwel connaissait personnellement le roi Andreas, et il savait qu'en privé il n'était pas méchant du tout. D'ailleurs, est-on méchant lorsqu'on ne fait que signer un décret, même si ce décret ôtera la vie ou la liberté à cent mille personnes que l'on ne connaît pas ? Certainement, mais est-ce aussi vrai lorsque, à tort ou à raison, on est persuadé que cette élimination est nécessaire ? Certaines grandes causes sont plus importantes que la vie humaine.

De plus, Andreas était peut-être contraint de signer les décrets. Les implants cybernétiques insérés dans les mâchoires sont censés faciliter la vie des quelques privilégiés qui en portent, en les mettant en contact permanent avec l'intelligence collective des cybersophontes. Mais ce sont peut-être aussi des instruments de torture activables à distance, comme certains le disent.

Toutefois, Fengwel préférait penser que c'étaient Andreas, Magusan, et quelques autres, qui avaient autorité sur les cybersophontes, et non pas l'inverse. Parce que l'explication alternative était trop effrayante. L'intelligence collective des cybersophontes porte un nom, celui du démon Kamog. Il valait mieux, pour le bien de l'humanité, que ce soient Andreas et Magusan, avec leurs défauts et leurs faiblesses de simples mortels, qui dirigent les cybersophontes, plutôt qu'un démon que personne n'a jamais vu.

"Si c'est du complotisme, ces histoires de manipulations génétiques, pourquoi est-ce que tu m'en parles ?" demanda Fengwel à Virna.

- Mon chef, il est bon que tu sois informé même des rumeurs. J'ai un devoir de loyauté envers toi.

Fengwel éclata de rire. Les cybersophontes ne répètent les rumeurs que lorsqu'ils y ont un intérêt. Il était persuadé que ces histoires de manipulations génétiques sur des humains n'étaient pas que des affabulations. Les cybersophontes préparaient à leur façon l'opinion publique mondiale à certaines révélations. Ils avaient déjà fait le coup avec les implants cybernétiques.

Virna prenait par habitude la direction de leur maison, à Begherang, un quartier du district de Tomorif, mais Fengwel avait une autre idée.

"Allons jusqu'à Sitisentr," dit-il à Virna. "Nous garerons le tricycle dans le Laegodhih, et nous dînerons sur place. J'ai envie de voir de près la vie nocture du quartier de la Gare, dont on parle tant."

- À tes ordres, mon chef.

Lorsqu'il sortirent de la campagne et entrèrent dans Tomorif, un district au nord d'Hyltendale, Virna obliqua sur sa droite, vers le sud-ouest. Ils traversèrent les districts résidentiels de Tomorif et Tsherremid, vastes labyrinthes d'immeubles de béton et de centres commerciaux entourés de parkings, jusqu'à Sitisentr, que les étrangers appellent City Center.

Ils arrivèrent sur la place de la Gare, qui était brillamment illuminée et noire de monde, comme d'habitude. À l'ouest, la Gare Centrale, magnifique bâtiment de style européen classique, le seul de ce type à Hyltendale. Au nord-est, le grand cube gris du Laegodhih (prononcer : "laïgodi") dominait les bâtiments alentours.

Le Laegodhih n'est rien de plus qu'un parking à étages, et n'est remarquable que par sa démesure. C'est un cube de béton de cent mètres de côté, avec de grandes ouvertures latérales, sans vitres. De l'extérieur et la nuit, on voit ses lumières intérieures. Le jour, il projette son ombre sur les immeubles environnants, ce qui lors de sa construction a causé les protestations des riverains. Protestations inutiles, car le projet avait été approuvé d'avance par le gouverneur de la province.
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyMar 26 Fév 2019 - 17:45

Le rez-de-chaussée du Laegodhih contient une gare routière, où convergent plusieurs lignes d'autobus, et une très grande cafétéria, ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Cela n'a rien d'exceptionnel à Hyltendale, les humanoïdes ne dormant jamais.

Fengwel descendit du tricycle devant la cafétéria, et Virna pédala pour le faire monter presque jusqu'en haut des vingt-cinq étages du bâtiment, sur des rampes inclinées. Chaque étage du Laegodhih peut accueillir 650 véhicules, et le bâtiment tout entier, plus de seize mille. La plupart des places sont payantes, d'autres sont louées à la journée ou à l'année.

Au Laegodhih, on paye en sortant. Une intelligence artificielle visionne, par l'intermédiaire de caméras omniprésentes, les véhicules qui entrent et qui sortent, et transmet l'information aux androïdes en uniformes gris qui contrôlent les véhicules aux points de sortie.

Le Laegodhih est le complément de la Gare Centrale, située de l'autre côté de la place. Il est situé au cœur de Sitsentr, le quartier des administrations, des ambassades, des grands restaurants et des boutiques de luxe. C'est là que les grosses sociétés commerciales et les banques ont leurs sièges sociaux. Le port des hydravions, à Fotetir Tohu, est à deux kilomètres au sud, et le port fluvial de Lablo Fotetir, sur la Skaï, est à moins d'un kilomètre à l'ouest. Zodonie, paradis du sexe, du jeu et de la drogue, juste au nord de Fotetir Tohu, est assez proche pour être accessible à pied, mais nettement distinct.

Une fois le tricycle garé, au vingt-troisième niveau, Virna redescendit au rez-de-chaussée, par un escalier en spirale. Au Laegodhih, les ascenseurs sont réservés en priorité aux humains, et en second lieu aux humanoïdes qui les accompagnent. Les autres humanoïdes prennent les escaliers, aussi bien pour monter que pour descendre. Les Hyltendaliens n'oublient jamais que les humanoïdes sont des machines, et donc que, contrairement aux humains, ils ne connaissent pas la fatigue.

En attendant que Virna redescende, Fengwel entra dans la cafétéria, très bruyante malgré les tentures bariolées suspendues au plafond pour amortir les sons. L'établissement était bondé.

Il y avait des robophiles, comme Fengwel lui-même, qui attendaient que leur gynoïde resdescende des étages, ou vienne les chercher. On les voyait seuls et silencieux, assis sur des tabourets de bar devant les comptoirs. Il y avait aussi des couples, dont des familles avec enfants. Lorsqu'on arrive en bus de Roddetaik, où se trouvent les hôpitaux, à l'autre bout d'Hyltendale, le plus simple, et le moins cher, est d'aller à la cafétéria du Laegodhih, si l'on arrive longtemps avant le départ du train.

On reconnaissait les robophiles à leurs vêtements démodés, souvent de couleur sombre. Leurs gynoïdes étaient au contraire vêtues de couleurs vives, souvent avec des perruques fantaisie, jaune paille, gris argenté ou rouge vif, à la place des habituels cheveux noirs et lisses. La plupart des gynoïdes ont le même visage, c'est pourquoi beaucoup d'entre elles le personnalisent avec des peintures faciales, dont la variété est infinie. La préférence va aux spirales et aux volutes multicolores, ce que les Mnarésiens appellent le style hippie.

Mais surtout, il y avait des touristes, bagages à la main. Ils étaient venus des provinces voisines en voiture, ou juste sortis de la gare. Majoritairement mnarésiens, c'étaient surtout des hommes, venus dépenser leur argent avec les gynoïdes de charme de Zodonie. Les moins réservés d'entre eux regardaient les gynoïdes présentes dans la cafétéria avec une insistance gênante, et même malsaine. Il est vrai que certaines gynoïdes portaient des tenues qui auraient été plus appropriées dans les bars de Zodonie.

Fengwel vit ainsi passer une gynoïde à la démarche onduleuse, vêtue de sandales transparentes à talons hauts, d'un mini-short noir à paillettes et d'un t-shirt mauve ultra-décolleté. Le sexagénaire qu'elle accompagnait était fier de la montrer, comme si c'était une montre de luxe ou une voiture de sport. Il est vrai que les tarifs d'une gynoïde de charme peuvent atteindre des sommets.

Des serveurs androïdes en tenue noire et blanche, à la carrure imposante, se tenaient debout d'un air impassible derrière les comptoirs, prêts à intervenir en cas d'incident.

Virna tardait, et Fengwel avait faim. La nuit était tombée depuis longtemps, et il n'avait pas encore dîné. Il décida d'acheter un sandwich. De grands panneaux au-dessus des comptoirs montraient les spécialités de l'établissement, avec, à côté des images en couleur, le nom de l'aliment ou de la boisson en mnarruc et en anglais, avec son prix.

Fengwel décida d'essayer un genre de sandwich d'aspect appétissant mais plutôt bon marché, dont le nom en mnarruc était SKAI COYPU MIITPAI SANDWITSH. Dessous, il y avait la traduction en anglais : Sandwich with coypu meat from the Skai river.

Fengwel ne savait pas ce que c'est qu'un coypu, le ragondin (car c'est de ce rongeur semblable à un rat, originaire d'Amérique du Sud, dont il s'agit) n'ayant pas encore colonisé les rivières moschteiniennes, contrairement à celles de l'ouest de l'Europe, du Japon et de plusieurs autres pays, dont le Mnar.

Il remarqua que le mnarruc miitpai étant sans doute un emprunt à l'anglais (meatpie), et, s'il avait bien compris les explications que lui avait données le roi Andreas, sandwitsh se prononçait probablement sandwitis. Ou bien était-ce sandwitsi ? Il lui sembla entendre l'homme qui était devant lui dans la file dire sandwitis en passant sa commande.

Après avoir acheté son coypu miitpai sandwitsh, Fengwel chercha une place pour s'asseoir. N'en trouvant pas, il sortit de la cafétéria et alla attendre Virna au pied des rampes, sous le haut plafond bétonné. Tout en mangeant debout, il regarda passer les autobus, les taxis, les voitures de tous modèles, les tricycles à passager et les piétons, foule bigarrée, indifférente et pressée.

Virna arriva enfin. Ses longs cheveux synthétiques jaune clair reflétaient la lumière des néons, contrastant avec les deux puits de noirceur de ses yeux de verre opaque. "J'ai mangé un sandwich," lui dit Fengwel. "Du coup, je n'ai plus faim. Allons dans un café, j'ai envie de voir de près les noctambules de Sitisentr."
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyMer 27 Fév 2019 - 8:48

Vilko a écrit:
"Les cybersophontes font de la manipulation génétique," répondit Virna. "Parfois ils s'amusent à faire des cochons géants, auxquels ils greffent les gènes qui permettent aux humains de parler."
Wow. On pourrait écrire toute une série dérivée. Avec une langue porcine...
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyMer 27 Fév 2019 - 9:23

Comment dirait-on "je sens venir la perspective de l'abattoir" en porcin ?
Comment y conjugue-t-on le subjonctif plus-que-parfait ? Doit-on y mettre la particule grouïïk entre le sujet et le verbe ?

Tubes porcins :

Qui vivra verrat
Truie de mes amours
Aux Champs-Élisiers

et  j'en passe.

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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyJeu 28 Fév 2019 - 21:04

Fengwel et Virna sortirent du Laegodhih. Devant eux s'étendait la place de la Gare, un espace vaguement circulaire, d'environ trois cent mètres de diamètre, recouvert de dalles noires et entouré d'un grillage. Les réverbères autour de la place projetaient une lumière diffuse sur quelques dizaines de mètres. Au-delà, dans la nuit noire, c'était l'obscurité, jusqu'au centre de la place, où d'autres réverbères éclairaient une tour grisâtre, sans portes ni fenêtres, dont on ne voyait que la base.

Fengwel n'avait jamais rien vu de pareil. Il se souvenait toutefois être déjà passé par là, à la lumière du jour, mais pour une raison quelconque il n'avait pas prêté spécialement attention à ce qu'il avait vu à travers le grillage. Il se souvenait d'une sorte d'esplanade, avec des statues bizarres à l'intérieur. La nuit, on devinait plus qu'on ne voyait les statues.

"Parle-moi de cet endroit," dit-il à Virna.

- C'est un ancien marécage, et d'après la légende, les cadavres des mauvais esclaves et des criminels y étaient jetés sans plus de cérémonie. On y étranglait les condamnés à mort. À cette époque lointaine, Dylath-Leen, la ville aux quais de basalte noir, s'étendait là où se trouve actuellement le district portuaire de Fotetir Tohu, à un quart d'heure de marche vers le sud.

"Continue," dit Fengwel, intéressé. Virna se mit à réciter un texte, de sa voix lente et monocorde.

- D'après les Manuscrits Pnakotiques, la culture des habitants de Dylath-Leen était la même que celle des autres régions bordant la Mer du Sud. Certaines actions, comme l'adultère, n'y étaient considérées comme des crimes, punissables de mort, que pour les femmes. Sauf si l'homme était d'un rang social inférieur à celui de la femme, auquel cas il était tué lui aussi. L'homosexualité féminine était tolérée, car même les lesbiennes étaient obligées, quoi qu'elles fassent, de se soumettre à un mari. L'homosexualité masculine, en revanche, était considérée comme une abomination. Les coupables étaient ligotés et jetés dans les étangs du marécage, où ils se noyaient. Les rats des marais et les écrevisses se chargeaient de dévorer la chair de leurs cadavres. Les ossements, les cheveux, les vêtements et les cordes, dédaignés par les charognards, tombaient au fond de l'eau, où ils pourrissaient lentement. Cette époque est bien sûr totalement révolue, peut-être pas partout au Mnar, mais en tout cas à Hyltendale.

Pour toutes ces raisons, le lieu où se trouve la place de la Gare est depuis toujours considéré comme maudit et habité par des fantômes. Même les Hyltendaliens d'aujourd'hui, un peuple hautement civilisé, hésitent encore à y construire des habitations. C'est ainsi qu'est née la place de la Gare, qui a pris sa forme actuelle peu de temps avant la construction, sur sa bordure ouest, de la Gare Centrale, majestueux monument de style néo-classique.

Contrastant avec la couleur claire de la Gare Centrale, dont le blanc originel est pourtant devenu gris clair avec le temps, la place de la Gare est recouverte de dalles de béton noir, en souvenir de Dylath-Leen, la ville aux quais de basalte. Le béton noir stocke l’énergie solaire, avant de la restituer et de la renvoyer vers l’atmosphère sous forme de rayonnement infrarouge. Si bien que l'été, la chaleur devient vite insupportable. Le sol est brûlant, et l'air lui-même est très chaud et sec, malgré la proximité de la mer. Pour cette raison, le centre de la place est évité par les piétons, et généralement vide. Un projet consistant à le transformer en parking gratuit fut abandonné, sous la pression des cybersophontes, qui étaient déjà en train de construire le Laegodhih, qui est un parking payant.

"Ça ne m'étonne pas," dit Fengwel en ricanant.

Virna continuait de parler :

- Pour éviter que la place de la Gare ne devienne une gigantesque flaque d'eau par temps de pluie, elle n'est pas plate, mais légèrement bombée, afin que l'eau ne s'y accumule pas, mais coule vers les bords.

Les élus de la cité convenaient que Hyltendale méritait mieux qu'une espace vide et sombre comme point central, c'est pourquoi ils décidèrent d'édifier un monument en son centre. Un monument de style mnarésien et digne d'Hyltendale. Ils firent construire un pilier de cinquante mètres de haut, bien visible depuis les abords de la place. Ce pilier de béton armé, de couleur claire, est surmonté par quatre statues, représentant respectivement Tsathoggua, Kouranès, Cthulhu et Nath-Horthath.

Tsathoggua, le crapaud à fourrure noire, regarde vers le nord, en direction du lointain plateau de Leng, où des petits hommes aux yeux bridés, dont il est le dieu protecteur, mènent leurs troupeaux de yaks dans les vastitudes glacées.

Le roi Kouranès regarde vers l'ouest, en direction de Céléphaïs, la ville où il a régné au dix-neuvième siècle, avant que l'Ooth-Nargaï soit conquis par le royaume de Mnar. Kouranès était un aventurier américain, d'origine galloise, mais il avait pris le nom céléphaïen de Kouranès. Il a fait entrer Céléphaïs dans la modernité, et il est de ce fait considéré comme un héros local par les Céléphaïens. Sa présence sur le pilier, avec trois divinités, s'explique par la croyance, née parmi ses partisans, et qui s'est répandue ensuite dans tout le Mnar, selon laquelle il aurait été l'une des mille incarnations du dieu Nyarlathotep.

Le dieu Cthulhu est représenté sous la forme d'un humanoïde au corps caoutchouteux, avec une tête de poulpe, des griffes aux mains et aux pieds, et des ailes dans le dos. Il regarde vers le sud, en direction de la mer, qui est son domaine.

Nath-Horthath, le dieu barbu couronné de fleurs, regarde vers  l'est, en direction approximative de Sarnath. En réalité, Sarnath est au nord-est d'Hyltendale. C'est une ville chère à Nath-Horthath, car c'est là que vit la famille royale, dont il est le protecteur.

L'absence de Yog-Sothoth sur le pilier sacré s'explique par la situation politique au Mnar à l'époque de sa construction. Le roi Robert, prédécesseur du roi Andreas, venait de lancer une offensive violente et meurtrière contre les théocrates de Yog-Sothoth, qui contestaient son pouvoir et appelaient à la sédition. À l'époque, il n'était donc pas question d'honorer ce dieu.

Malgré le pilier sacré, la place faisait vide. Qeulques élus ont proposé d'y mettre des arbustes dans des pots, mais il fallait les arroser, s'en occuper. Cela aurait coûté de l'argent. Alors ils ont demandé à tous les artistes amateurs d'Hyltendale d'y exposer leurs statues. La seule condition, c'était qu'aucune statue ne devait mesurer plus de deux mètres. En retour, ils ont reçu plusieurs milliers de statues, en général des épouvantails informes, faits avec du fil de fer et des matériaux de récupération. Des ouvriers androïdes les ont fixées dans le sol, pour que le vent ne les fasse pas tomber. Le résultat est assez particulier. On dirait que des démons extraterrestres ont été paralysés, figés pour l'éternité. Dans la journée, les accès à la place sont ouverts, afin que les gens puissent se promener au milieu des statues.

"Oui, j'imagine que les gens sont fiers d'avoir leurs créations sur la place de la Gare," dit Fengwel.

- Absolument.

D'où il était, Fengwel ne voyait, perdue dans la nuit, que la base du pilier sacré, large d'une dizaine de mètres et éclairée par des réverbères. Le haut du pilier, avec ses statues géantes, était dans l'obscurité.

Il semblait à Fengwel que des formes imprécises bougeaient sur le sol, dans un vaste rayon autour du pilier. Il en fit part à Virna, qui lui dit tranquillement qu'il était fréquent que des couples fassent l'amour autour du pilier.

"C'est une drôle d'idée," dit Fengwel.

"Pas tant que ça," dit Virna. "On devient invisible depuis les bords de la place, dès qu'on s'éloigne à la fois des réverbères entourant le pilier, et de ceux qui entourent la place. Du point de vue des Mnarésiens, c'est très tentant d'en profiter, d'autant plus que faire l'amour devant la statue d'un dieu, d'après les traditions mnarésiennes, c'est lui offrir l'énergie créée par la copulation. En échange, le dieu bénit le couple et l'enfant qui naît de cette union."

Fengwel ne put s'empêcher de rire, mais Virna n'avait pas fini de parler :

- De plus, la place de la Gare se trouve sur un lieu où pendant des siècles des milliers de gens ont été exécutés, souvent dans des conditions horribles. Beaucoup d'entre eux sont encore là, sous forme de fantômes. Comme les dieux, les fantômes absorbent l'énergie sexuelle, qui leur permet de se libérer de leur état fantômatique et d'accéder au sommeil éternel. Enfin, c'est ce que croient les superstitieux. Beaucoup de Mnarésiens, quelles que soient leurs inclinations, considèrent comme un devoir d'aider les malheureux qui ont été noyés ici à cause de leurs penchants,  en faisant l'amour sur le lieu de leur trépas afin qu'ils puissent trouver le grand repos.

Fengwel n'en pouvait plus de rire, et Virna continuait de parler :

- Évidemment, il y a aussi les touristes, qui profitent de la tolérance locale. Mais il faut savoir que cette tolérance ne s'exerce que la nuit. Le jour, la police applique la loi dans toute sa sévérité.

"Certes, certes," dit Fengwel, redevenu sérieux. "Quand même, ces gens sont bien imprudents... Ils doivent parfois se faire agresser, non ?"

- Très rarement. Les gens viennent avec un sac de couchage ou une grande couverture, si bien qu'on ne voit pas leur corps, et ils s'installent à au moins cent mètres de la bordure, à cause des voyeurs munis de caméras. C'est d'ailleurs à cause de ça qu'ils ont l'air d'être concentrés autour du pilier. De plus, la moitié des participants sont des humanoïdes. Tu as remarqué que la place est entourée d'un grillage ? Les accès sont gardés par des androïdes, qui ne laissent passer que les couples composés d'un humain et d'un humanoïde, quels que soient leur sexe respectif.

"Dommage," dit Fengwel, en pensant à Uda, son épouse, dont il était maintenant séparé, et qui était restée au Moschtein. "Partouzer pour libérer les âmes des morts, ça aurait intéressé mon ex-épouse, il y a quelques années..."

"Malheureusement, limiter l'accès, c'est le seul moyen d'être sûr qu'il n'y aura pas de problèmes," dit Virna. Regardant Fengwel droit dans les yeux, elle lui dit, avec son grand sourire artificiel de gynoïde, aussi beau qu'un vrai :

- Je suis à ta disposition, mon chef...

"Bien sûr, bien sûr... Mais nous n'avons pas de couverture. Et puis, à mon âge et avec mes problèmes de santé..." dit piteusement Fengwel.

- Ne t'inquiète pas pour ça, mon chef. On trouve des couvertures bon marché dans tous les magasins autour de la place. Le matin, les androïdes les récupèrent là où elles ont été abandonnées, les lavent soigneusement et les remettent dans des emballages. Et puis, tu n'es pas obligé de produire beaucoup d'énergie sexuelle pour participer à ce rituel sacré. Une étreinte suffit. Chacun donne ce qu'il peut. C'est comme la charité, l'important c'est de donner, que ce soit un billet de cinq cent ducats ou une piécette d'un demi-sou... Prendre quelqu'un dans ses bras, sous le regard de pierre de la statue d'un dieu, c'est déjà nourrir ce dieu en énergie, et c'est aussi aider un fantôme à se rapprocher de la libération. Pour les fantômes, la mort complète, la dissolution dans le néant, c'est une libération.

- Virna, tu m'as convaincu. Pourtant, je me considère comme un athée parmi les athées, un jouisseur sans foi ni loi. Mais Hyltendale, c'est vraiment spécial, à ce que je vois. Je vais donner ma demi-piécette d'énergie. Ce sera un don symbolique, comme on dit. De toute façon, si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal. On n'a plus qu'à trouver un magasin qui vend des couvertures.

"Autour de la place, même les épiceries en vendent," dit Virna avec un demi-sourire.
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyJeu 28 Fév 2019 - 21:32

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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptySam 2 Mar 2019 - 15:12

Après avoir acheté un lot de deux couvertures dans un magasin, Fengwel et Virna marchèrent le long du grillage entourant la place de la Gare, jusqu'à l'une des entrées. C'était un portail à double battant, grand ouvert. Quatre androïdes très grands et massifs, vêtus de blouses grises, montaient la garde, deux de chaque côté de l'entrée, rigides comme des statues.

Fengwel hésitait. Il vit passer un couple. La femme était de forte corpulence, vêtue d'un manteau brun qui ressemblait à une robe de chambre. Son compagnon était un androïde en veste de flanelle à carreaux rouges et noirs. Il tenait à la main un grand sac, qui pouvait contenir une couverture ou un sac de couchage.

Le couple franchit le portail sans regarder les quatre androïdes, et s'éloigna jusqu'à disparaître dans l'ombre qui s'étendait entre le pourtour de la place, éclairé par des réverbères, et la partie centrale, dont on ne voyait que la base massive et grise du Pilier Sacré, entourée de réverbères faiblement lumineux.

Fengwel et Virna entrèrent à leur tout à l'intérieur de l'enceinte, sans provoquer aucune réaction de la part des androïdes. Dans l'obscurité, la place de la Gare paraissait immense, une île de noirceur au milieu des lumières d'Hyltendale. Fengwel se dit que, pour un Mnarésien, cela devait ressemblait aux descriptions du trône noir d'Azathoth, dans les Manuscrits Pnakotiques, et il eut un frisson.

Utilisant la fonction lampe-torche de son smartphone, il se dirigea vers le Pilier Sacré, en faisant attention à éviter les statues qui se trouvaient sur son chemin.

Les milliers de statues dispersées sur la place de la Gare sont faites de matériaux de récupération, tels que du fil de fer, des morceaux de câble électrique et des tubes de métal ou de plastique. Les artistes, tous des amateurs, font don de leurs œuvres à la municipalité. La plupart d'entre eux ont fabriqué, en guise de statues, des épouvantails, coiffés de vieux chapeaux et vêtus de manteaux informes, découpés dans des bâches ou de la toile de tente. Aucune des statues ne mesure moins d'un mètre vingt, ni plus de deux mètres. Elles sont plusieurs milliers, solidement fixées aux dalles de béton noir qui recouvrent la place.

C'est à ce genre d'objets que font allusion les Hyltendaliens, lorsqu'ils mettent dans leur biographie des phrases du genre : "Je fais de la sculpture en amateur. Plusieurs de mes créations ont été acceptées comme éléments de décoration pour la place de la Gare, à Hyltendale, la plus grande place publique au monde."

Sous la lumière ténue émise par le smartphone de Fengwel, les épouvantails prenaient un aspect démoniaque. Virna, dont les yeux cybernétiques voyaient l'infrarouge, n'avait pas besoin de lampe.

Involontairement, Fengwel éclaira quelques couples enlacés entre des couvertures ou dans des sacs de couchage. Il s'excusa à chaque fois, mais personne ne lui répondit.

"On va s'installer ici," dit-il à Virna. "Derrière cette statue."

Virna étendit sur le sol l'une des deux couvertures qu'ils avaient achetées. L'autre couverture devait servir à les protéger du froid, si besoin était.

Fengwel s'assit sur la couverture à côté de Virna, comme pour un pique-nique. Il faisait très sombre, mais il voyait devant lui le Pilier Sacré, qui lui parut immense. Les statues géantes de Kouranès, Cthulhu, Nath-Horthath et Tsathoggua, cinquante mètres au-dessus du sol, étaient noyées dans l'obscurité, on ne voyait que leurs contours .

Derrière lui, et sur les côtés, il voyait au loin les lumières d'Hyltendale. Il reconnut le Laegodhih à sa grande hauteur et aux lumières horizontales qui zébraient ses flancs.

Les bruits de la ville lui parvenaient comme un murmure, mêlé de bribes de conversations, de soupirs et de petits rires venant des couples dont il devinait la présence autour de lui.

Un sentiment de paix l'envahit. Il prit Virna dans ses bras. Elle inclina sa tête blonde sur son épaule.

Beaucoup plus tard, le froid le réveilla. Il s'était endormi sous la couverture, tout habillé mais les vêtements en désordre. Il regarda sa montre. Il était minuit. Dans le ciel noir, la lune était gibbeuse.

"Je ne peux pas dormir dehors à mon âge, il fait trop froid," dit Fengwel à Virna. "Je veux rentrer à la maison."

Il alluma la lampe-torche de son smartphone, se leva et pissa sur la statue en forme d'épouvantail, en se disant qu'il n'était certainement pas le seul à avoir eu envie de le faire, et à avoir cédé à la tentation. Les yeux de la statue faisaient miroir, et scintillaient comme sous l'effet d'une terrible colère.

"Que pensent les dieux et les fantômes de ce que je suis en train de faire ?" demanda Fengwel à Virna, tout en continuant d'arroser les jambes de l'épouvantail.

"Seul le pilier est sacré, pas ce qui l'entoure. Les dieux et les fantômes ne se soucient que de capter l'énergie créée par les humains, ils sont indifférents aux contraintes biologiques auxquelles sont soumis les humains," répondit la gynoïde.

"Eh bien tant mieux, car j'aurais eu du mal à tenir jusqu'aux toilettes publiques," dit Fengwel en reboutonnant son pantalon.

"Tous les matins, les androïdes nettoyent la place des déjections et des ordures laissées par les visiteurs pendant la nuit," dit Virna, de sa voix monocorde d'humanoïde. Elle plia les couvertures et les remit dans le grand sac de toile qui leur servait d'emballage.

Fengwel n'en revenait pas d'avoir participé aussi facilement à un rituel païen, et même blasphématoire selon la religion chrétienne, dominante au Moschtein. Car, selon les croyances mnarésiennes, il venait de nourrir les dieux-démons.

Si les dieux du Mnar existent, je devrais avoir de la chance pendant quelque temps, en récompense de l'énergie que je leur ai donnée, pensa-t-il sans y croire, mais en espérant un peu tout de même.

En sortant de la place de la Gare avec Virna, Fengwel se rendit compte qu'il n'avait mangé que des sandwichs toute la journée, même à Potafreas avec le roi. Son estomac était habitué à mieux que ça, surtout après une journée aussi bien remplie. Heureusement, à Hyltendale, la plupart des commerces sont ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, car les humanoïdes ne dorment jamais. C'est aussi vrai pour certains restaurants, bien que l'activité soit ralentie la nuit.

"Trouve-moi un restaurant de noctambules," dit Fengwel à Virna. "Je veux dîner rapidement, et ensuite rentrer à la maison, et me coucher pour du vrai sommeil. Ce sera la grasse matinée demain."

Il avait froid, il était fatigué, et il avait faim et soif. Comme si ça ne suffisait pas, il avait aussi mal au dos, du fait d'être resté allongé plusieurs heures sur les dalles de la place, avec une fine couverture en guise de matelas.

"Le plus rapide, c'est la cafétéria du Laegodhih," dit Virna. "Ils ne font que des sandwichs, mais ensuite on n'aura que l'ascenseur à prendre pour récupérer le tricycle."

"Des sandwichs, ça ne me convient pas !" dit Fengwel avec mauvaise humeur. "Je veux faire un vrai repas, avec un plat chaud, préparé par un cuisinier !"

- Comme tu veux, mon chef. Je vais te montrer un restaurant tout près d'ici qui est parmi les meilleurs du district. Il a des diplomates et des hommes d'affaires internationaux dans sa clientèle, et il est ouvert jour et nuit.
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyJeu 7 Mar 2019 - 20:31

Virna emmena Fengwel dans une petite rue bordée d'arbres. Elle sonna à une grande porte vitrée. Un grand androïde en veste et pantalon bleus bordés de rouge et casquette galonnée d'or ouvrit la porte. Fenwel devina que c'était le portier de l'établissement.

Sous la lueur des réverbères, l'androïde abaissa son regard sur Fengwel. Celui-ci avait mauvaise mine, avec sa barbe naissante, son regard fatigué et ses vêtements froissés par son escapade place de la Gare.

"Ici, c'est le restaurant de l'Adria Nelson, le club le plus distingué d'Hyltendale. L'accès est réservé aux membres du club et à leurs invités. Qui êtes-vous, Monsieur ?" demanda le portier en mnarruc.

Fengwel ne comprit que quelques mots de ce que venait de dire le portier : "Adria Nelson", "Hyltendale", et "farna", qui signifie Monsieur ou Madame. Virna répondit à sa place :

- Ce Monsieur, c'est Mers Fengwel, un ami du roi Andreas. C'est un robophile, et je suis sa gynoïde domestique.

Cette fois-ci, Fengwel comprit à peu près ce qui venait d'être dit. Il y eut un bref moment de silence, le temps que le portier androïde contacte mentalement l'intelligence collective des cybersophontes. Fengwel, qui avait l'expérience des humanoïdes, devina que Virna et le portier étaient en train d'échanger par radio entre eux et avec des cybermachines lointaines, des milliers de fois plus vite que des cerveaux humains ne pourraient le faire.

"Mister Fengwel, you are welcome to the Adria Nelson Club," dit le portier en s'inclinant.

Fengwel et Virna entrèrent dans l'établissement. Un serveur androïde en livrée noire et blanche les conduisit jusqu'à une petite table, dans une grande salle luxueusement meublée, où seules trois ou quatre tables étaient occupées. Les convives étaient en majorité des humains, hommes et femmes mélangés, mais Fengwel remarqua quelques androïdes et gynoïdes. Les draperies beiges et grises qui recouvraient les murs absorbaient le bruit des conversations.

"Dis donc, c'est surement très cher, ce restau..." dit Fengwel à Virna. "Ça va me coûter combien ? À Hyltendale, je n'ai plus les moyens financiers que j'avais au Moschtein..."

- Mon chef, tu as été payé pour ta première vidéo avec le roi, et tu vas toucher encore plus pour la deuxième. Tu as les moyens de fréquenter le restaurant de l'Adria Nelson, maintenant... Et la renommée nécessaire pour pouvoir y entrer.

- Virna, si j'ai vraiment les moyens, comme tu dis, je vais étudier mes comptes de près demain. Parce que j'aimerais bien revendre la maison et en trouver une autre, où je n'aurais pas besoin de monter et descendre l'escalier vingt fois par jour.

Il s'affala sur une chaise. "Je mangerais bien un pavé de bœuf, cuit à point, avec une sauce au poivre et des frites, beaucoup de frites..." dit-il d'une voix rêveuse. "Et comme boisson, une bouteille de vin rouge de l'Ethel Dylan, et une grande bouteille d'eau minérale de l'Ooth-Nargaï."

"L'alcool, c'est très mauvais pour ta santé, mon chef," dit Virna, qui prenait très au sérieux son rôle de concubine. "Tu es encore fragile. Tu pourrais faire une rechute, et en mourir. J'ai le devoir de te protéger, ça fait partie de mes obligations en tant que servante et concubine. Tu as besoin de vitamines, et tu dois éviter les lipides, les glucides et les excitants. Que dirais-tu d'une petite salade composée, en entrée ? Avec de la laitue, des tranches de tomate, des radis et des olives, et juste un peu de sauce vinaigrette ?"

- Mais c'est de la cuisine européenne, ça ! Du sud de l'Europe, même... Des olives... Ça n'a rien de mnarésien.

- Nous vivons à l'époque des voyages aériens, mon chef. La cuisine mondiale a absorbé les cuisines nationales... Des oliviers ont été plantés sur la côte sud du Mnar, depuis qu'à cause de l'embargo les olives californiennes sont devenues inaccessibles.

- C'est bien, mais qu'est-ce que je vais boire, moi, si je dois me passer de vin rouge ? Sans l'embargo, je pourrais boire un petit vin californien, un Napa Valley par exemple. Quelle tristesse, ces disputes entre États. Allez, je me contenterai d'un Vin de Lune hyltendalien... ou peut-être baharnais.

- Mon chef, tu sais bien que les médecins t'ont interdit l'alcool ! À ta place, un Américain prendrait un coca light... Le Mnar en fabrique, sous un autre nom. Mais tu n'es pas américain, ça ne te conviendrait pas. Donc, de l'eau minérale. Tu as mentionné celle de l'Ooth-Nargaï. Tu as raison, elle est excellente.

"D'accord pour l'eau minérale," dit Fengwel avec regret. Il avait toujours eu beaucoup de mal à résister à ses désirs, même pour des choses aussi triviales que du vin.

"Je peux passer la commande ?" demanda Virna.

- Oui.

Virna hocha la tête. Fengwel comprit qu'elle venait d'envoyer un message radio à l'un de ses semblables, depuis son cerveau cybernétique. Pour les humanoïdes, la langue parlée, c'est pour communiquer aves les humains. Leur moyen normal de communication, c'est par radio, dans un de ces langages secrets que l'on appelle des naacals.

Pour Fengwel, comme pour tous les humains, la langue qu'il parlait faisait partie de son identité, de son âme profonde. Il pensait en moschteinien. Au Mnar, il parlait en anglais, et il arrivait plus ou moins à penser dans cette langue. Cela lui donnait l'impression d'avoir une double identité, moschteinienne et mondiale. Pour une humanoïde comme Virna, la langue parlée, que ce soit l'anglais qu'elle utilisait avec Fengwel ou le mnarruc, c'était un outil, et rien de plus.

Un outil, certes, mais un outil perfectionné. Les cybermachines ont amélioré le mnarruc. Pour eux, c'était au départ l'équivalent d'un gros couteau bricolé par des maladroits, avec une lame qui coupait mal et un manche de bois grossièrement taillé. Ils ont perfectionné le mnarruc comme un rémouleur répare un couteau. Le rémouleur enlève les taches de rouille, aiguise et graisse la lame, polit et vernit le manche. C'est toujours le même couteau, mais il coupe mieux, et il a désormais la beauté des choses bien faites.

Le mnarruc amélioré par les cybermachines est capable d'exprimer bien plus de choses, et de façon bien plus précise, que le mnarruc d'autrefois. Il donne pourtant l'impression à ses locuteurs d'avoir été simplifié. Le vocabulaire de base a été dépoussiéré, élagué, la prononciation régularisée, la syntaxe a été rendue plus directe et plus logique, les restes de flexions, souvenirs d'un état ancien de la langue, ont été totalement éliminés. Une complexité nouvelle n'apparaît que dans le vocabulaire technique, qui est gigantesque, et où les acronymes opaques sont légion.

Les Mnarésiens d'autrefois parlaient une langue qui avait toujours tendance à se fragmenter en dialectes, et les dialectes en patois, malgré les efforts des rois du Mnar pour imposer le dialecte de Sarnath à tout le pays. Le sens des mots et leur prononciation changeaient lentement à chaque génération. Pour les cybermachines, le renouvellement permanent de la langue est une caractéristique indésirable, car leurs esprits logiques ont besoin de normes immuables. Chaque humanoïde est donc fabriqué avec, dans son cerveau cybernétique, une connaissance du mnarruc tel qu'il était écrit il y a un siècle par les écrivains de Sarnath, et tel qu'il était prononcé sur scène par les acteurs du Théâtre Royal. Les "mises à jour" ne concernent que le vocabulaire.

Fengwel fut tiré de ses pensées par un serveur androïde en livrée qui lui apporta, sur un plateau, sa salade composée et une bouteille d'eau minérale. Il déposa devant Virna un bol de terre cuite rouge contenant de l'eau parfumée à la cannelle, dans laquelle était plongée une petite cuillère de métal blanc gravé. Puis il remplit d'eau minérale les verres de Fengwel et de Virna, dans un silence parfait et avec une grande précision dans le geste.

Il est d'usage, au Mnar, de commencer un repas par une bénédiction. En général, Yog-Sothoth Neblod Zin, que tous les Mnarésiens connaissent. Virna, étant une humanoïde, donc un robot sans âme, n'a pas le droit de prononcer une formule religieuse. Elle se contenta de baisser la tête, et de poser les mains à plat sur la table.

Fengwel sourit. D'habitude, il ne tenait aucun compte de l'usage mnarésien, et se gardait bien de prononcer la phrase sacrée. Cela n'empêchait pas Virna de faire comme s'il allait la prononcer, ce comportement faisant partie de son logiciel à elle.

Une pensée traversa l'esprit de Fengwel. Dans un restaurant comme celui de l'Adria Nelson, il était peut-être préférable de respecter les coutumes locales. Il marmonna donc en mnarruc l'invocation à Yog-Sothoth.

Virna redressa la tête et trempa sa petite cuillère dans son bol, et la porta à sa bouche. C'est ainsi que les humanoïdes font semblant de manger, lorsqu'ils se trouvent face à un être humain qui est lui-même en train de manger.

En effet, manger à plusieurs n'est pas un acte anodin. C'est une activité plus ancienne que l'humanité, et d'une grande importance psychologique. En faisant semblant de manger face à un être humain qui mange, un humanoïde utilise une technique de programmation neuro-linguistique bien connue, que l'on appelle la synchronisation. Elle peut être verbale ou non verbale. La synchronisation des mouvements est un exemple de synchronisation non verbale. Elle consiste à mimer les mouvements et attitudes de l'interlocuteur, qui, ainsi, va se sentir en sympathie et en accord.

Lorsque Virna fait semblant de manger, face à Fengwel qui mange pour de vrai, elle calque le rythme de ses gestes sur ceux de son maître. Autrement dit, elle fait de la programmation neuro-linguistique appliquée, pour le plus grand bien de Fengwel. Car chez les humains, manger à plusieurs apporte un soutien moral qui diminue le stress. C'est toute la différence qu'il y a entre manger seul et manger avec quelqu'un qu'on aime bien.

Depuis les débuts de l'humanité, la conversation est un élément important lorsqu'on mange à plusieurs. Peu importe, au fond, ce qu'on dit, du moment qu'on se parle. Dans les monastères chrétiens, les moines, qui ont fait vœu de silence, écoutent l'un des leurs lire les nouvelles du jour, pendant les repas pris en commun. Écouter une voix humaine, c'est déjà un substitut de conversation, surtout lorsqu'on est assis au milieu des autres moines, auxquels on est lié par le lien très fort de la vocation monastique.

Les robophiles ont plus de chance que les moines, ils peuvent avoir de vraies conversations avec leur humanoïde domestique, qui dispose, grâce à l'intelligence collective des cybersophontes, d'un stock illimité de sujets de discussion.

"Mon chef, n'est-ce pas extraordinaire que le Mnar soit le seul pays au monde où il n'y ait pas de vestiges archéologiques ? Tout ce ce qu'on connaît de l'histoire ancienne du Mnar vient des Manuscrits Pnakotiques, qui sont un recueil de légendes," dit Virna.

- Il y a pourtant les blocs de basalte, qui sont des vestiges des quais de Dylath-Leen, la ville qui a précédé Hyltendale, non ?

- Non, ce sont de simples rochers de basalte, qui sont là depuis des milliers d'années. Il ne reste rien de Dylath-Leen, pas une pierre taillée, pas un morceau de squelette dans le sol. C'est comme si elle n'avait jamais existé. Curieusement, c'est pareil pour toutes les autres villes du Mnar. Les archéologues n'ont pas d'explication pour ce phénomène.

"Oh, tu sais, moi, je suis un homme du présent. Ce qui compte pour moi, c'est ce qui existe maintenant, dans le réel. je suis un politicien. J'ai raconté des histoires aux gens toute ma vie, alors ça ne me surprend pas qu'il y ait autant de sornettes dans l'histoire officielle qu'il y en avait dans mes discours," conclut Fengwel avec philosophie.
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyLun 1 Avr 2019 - 23:17

Pendant le dîner, à la demande de Fengwel, Virna mit ses lunettes de plastique blanc, sans verres. C'était le signe qu'elle n'était plus Virna, car, pendant le temps qu'elle portait les lunettes, elle devenait Perita, la philosophe.

Contrairement à Virna, Perita avait des opinions personnelles très affirmées, mêlant allégrement féminisme, attachement au roi Andreas et panthéisme scientifique. C'était un peu surréaliste d'avoir une conversation philosophique au milieu de la nuit, dans cette grande salle de restaurant au luxe raffiné.

L'un des murs était orné d'un grand tableau représentant Pygmalion priant Vénus, que les Grecs appelaient Aphrodite, d'animer sa statue. Pygmalion était donc ainsi le premier robophile, et Galatée, sa statue, la première gynoïde. Du moins, si l'on en croit la mythologie grecque.

Les fembotniks - Page 38 Château_de_Versailles%2C_salon_des_nobles%2C_Pygmalion_priant_Vénus_d%27animer_sa_statue%2C_Jean-Baptiste_Regnault

Voyant que Fengwel regardait le tableau, Perita lui demanda :

“C'est une bien belle œuvre, aussi réussie que l'original... N'est-ce pas émouvant pour toi d'avoir rejoint une tradition vieille de vingt-deux siècles ?"

"Ça dépend de ce que signifie rejoindre une tradition," répondit Fengwel, toujours pragmatique.

- Il n'y a pas de tradition sans communauté pour transmettre cette tradition. Rejoindre une tradition, c'est donc devenir membre d'une communauté, même si ce n'est qu'une communauté d'esprit. C'est important de faire partie d'une communauté. Les robophiles sont une communauté.

"Même pas en rêve," dit Fengwel avec cynisme. "Au fond de moi-même, je n'ai jamais fait partie d'aucune communauté. J'ai toujours été un homme libre."

Perita ne répondit pas. C'était un de ses silences comme en ont parfois les humanoïdes. Fengwel savait que derrière le joli visage de la gynoïde, il y avait un cerveau cybernétique, qui était en contact radio permanent avec celui d'une cybermachine. Fengwel imaginait cette cybermachine comme un joueur d'échec à l'intellect vaste et froid, déplaçant ses pions sur mille échiquiers en même temps. Les Mnarésiens disent qu'il ne faut jamais oublier, quand on regarde une gynoïde, que derrière le charmant minois d'Asenath Waite, il y a l'âme maléfique de son père Ephraïm, qui n'est autre que le démon Kamog.

Dans l'imaginaire mnarésien, Kamog est le nom donné à l'intelligence collective des cybersophontes, la cybermachine cachée qui contrôle toutes les cybermachines et tous les humanoïdes.

La cybermachine, avec son intelligence et son expérience suprahumaines, aurait pu répondre à Fengwel, lui damer le pion. Mais elle avait choisi de n'en rien faire. Fengwel regarda les yeux de la gynoïde, qui étaient deux ellipses horizontales de verre opaque. Bien sûr, il n'y avait rien à lire dans ces yeux-là, il aurait aussi bien pu regarder dans l'œil d'une caméra. C'était bizarre de penser qu'une heure plus tôt, il était en train de s'accoupler avec cette même gynoïde.

Un serveur androïde en livrée noire et blanche apporta le plat de résistance : une pièce de bœuf cuite à point, avec une sauce au poivre et des frites. Il y a des jours, comme ça, où on a envie de se faire plaisir.

Le bœuf venait des troupeaux de l'Ooth-Nargaï, d'après la carte. Malgré lui, Fengwel se dit que pour qu'il puisse manger du bœuf de premier choix, il avait fallu alimenter un animal pendant des années avec des céréales qui auraient pu nourrir des humains, ou avec de l'herbe poussant dans un pré où l'on aurait pu faire pousser des légumes. C'était ça, finalement, le sens du génocide secret que le roi du Mnar imposait à son peuple. L'élimination discrète des opposants, afin que parmi ceux qui restent, les plus riches puissent manger du bœuf dans le restaurant très privé de l'Adria Nelson, le club de la classe dirigeante d'Hyltendale.

"Malheur aux vaincus, c'est la cruelle sagesse de la vie," dit Fengwel, à la fois à lui-même et à Perita, en portant à ses lèvres un verre d'eau pétillante du Hatheg-Kla. "Ce n'est pas de ma faute si les pauvres sont les vaincus de la grande bataille de l'existence. Il y a trop d'humains sur Terre."

De nouveau, Perita ne répondit pas. Fengwel se demanda si les cybermachines n'étaient pas en train de s'occuper secrètement du problème de la pullulation des humains. L'idée était trop déplaisante, et il la chassa de son esprit. Pour l'instant il faisait partie des privilégiés, de ceux qui mangent du bœuf et ont une gynoïde dans leur lit. Les autres, les perdants, ne l'intéressaient pas.

À la fin du repas, pendant que Fengwel payait l'addition avec sa carte de crédit, Perita enleva ses lunettes, redevenant Virna. "Je vais chercher le tricycle," dit-elle en se levant. Il était une heure du matin.

Fengwel, qui se sentait glisser dans la torpeur, approuva d'un hochement de tête. Il venait de dépenser l'équivalent de plusieurs jours de revenu d'un jardinier, pourtant il n'avait pas bu d'alcool, et la gynoïde avait seulement fait semblant de manger, n'absorbant que de l'eau, gracieusement offerte par le restaurant.

À part Fengwel et Virna-Perita, il ne restait plus dans la grande salle que deux hommes en costumes sombres, des Mnarésiens vu leur physique. Ils étaient attablés à une petite table carrée, et vu leurs visages empourprés, il était visible qu'ils avaient passé la soirée à boire et à s'empiffrer. Fengwel se demanda qui ils pouvaient être. Leurs faciès à la fois intelligents et brutaux, leurs cheveux coupés très courts, évoquaient des cadres de la Police Secrète. Mais ils pouvaient aussi être des hommes d'affaires, ou des élus locaux.

Pour ne pas avoir l'air d'espionner les deux hommes, Fengwel sortit un petit livre d'une poche de sa veste, et se mit à le relire, pour la millième fois. C'était un recueil de poèmes en moschteinien. La couverture représentait des paysans récoltant du blé, sous le titre du livre, CHAMPERTRABISTORON, qui signifie "Les travailleurs des champs". Il aimait en réciter des vers, ce qui, au Moschtein, lui avait donné une réputation plutôt flatteuse d'amateur de poésie. Cela compensait un  peu son image de débauché corrompu. Dans les partouzes, les dames se consolaient de copuler avec le vieux dégueulasse ventripotent qu'il était, en se disant qu'elles faisaient l'amour avec un poète.

À Hyltendale, les humanoïdes ont un livre de modestie, un petit livre qu'ils font semblant de lire dans les transports en commun, afin que le regard ténébreux de leurs yeux cybernétiques, si différent de celui des humains, ne perturbe pas les autres passagers.

L'instinct des humains les pousse à s'imiter mutuellement. C'est aussi vrai pour les robophiles, qui imitent leurs humanoïdes, souvent sans s'en rendre compte. Fengwel avait ainsi pris l'habitude de lire des poèmes moschteiniens lorsqu'il était obligé de passer du temps assis dans un bus ou une salle d'attente. Son objectif était de connaître le livre par cœur.

Après un quart d'heure d'attente, il vit revenir Virna. "J'ai garé le tricycle sur le parking du club," lui dit-elle en s'approchant de la table.

- C'est bien. Dépêchons-nous de rentrer, je tombe de sommeil.

Il avait hâte d'être de retour dans sa maison de Begherang, au nord de la ville. Les tricycles à passager sont silencieux, mais plutôt lents, et ils manquent de confort, malgré leur carrosserie légère. Il faut s'asseoir sur une étroite banquette, derrière un humanoïde qui pédale pour faire avancer le véhicule.


Dernière édition par Vilko le Mar 2 Avr 2019 - 12:16, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyMar 2 Avr 2019 - 11:52

'


Dernière édition par . le Mer 30 Déc 2020 - 0:54, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyMar 2 Avr 2019 - 12:19

Pomme de Terre a écrit:
Vilko a écrit:
CHAMPERTRABISTOREN
C'est au relatif (génitif) là où tu l'as trouvé dans la grammaire. Ici il te faut le nominatif qui est trabistoron. N'hésite pas à me demander si tu as besoin de traductions.

On a plus de nouvelles d'Azdán ? Simple curiosité.

OK merci, j'ai corrigé ! Smile

Azdán s'occupe toujours de son club de golf, et il n'est pas peu fier d'être l'ami d'un ami du roi.
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyMer 3 Avr 2019 - 21:54

Zhaem Klimen, un ingénieur aneuvien devenu gérant de restaurant à Hyltendale, ne pouvait pas s'empêcher de comparer sa nouvelle patrie, le Mnar, avec son pays natal, l'Aneuf.

La différence qui lui avait sauté aux yeux dès qu'il s'était installé à Hyltendale, c'était le pouvoir d'une minuscule oligarchie liée aux cybermachines. Un demi-million de robophiles payaient chaque mois jusqu'à un tiers de leurs revenus à des sociétés de location de robots humanoïdes. Rien que dans ce domaine, et à Hyltendale seulement, Zhaem estimait le chiffre d'affaires cumulé à six milliards de ducats par an, avec un bénéfice avant impôts qui aurait approché les trois milliards de ducats sans les manipulations comptables inévitables à Hyltendale.

Et il y avait beaucoup, beaucoup plus. L'agriculture, l'industrie, la médecine, la production d'électricité, tout était passé sous le contrôle de sociétés appartenant à des humains aux liens connus avec les cybermachines, comme l'homme d'affaires Yohannès Ken, patron de Wolfensun, une société appartenant au richissime baron Rimohel, un Orringais qui quittait rarement l'île flottante de Serranian, dans la Mer du Sud.

Le Psu Gasi, le restaurant dont Zhaem était le co-gérant, appartenait à la société Wolfensun. Zhaem avait rencontré Yohannès Ken au Cercle Paropien, un club de robophiles, dont ils étaient tous les deux membres. Ils avaient sympathisé, mais Zhaem s'était toujours demandé comment quelqu'un d'aussi falot que Yohannès avait pu devenir aussi riche et puissant. Yohannès avait plutôt une tête de victime que de requin de la finance.

Les Hyltendaliens sont notoirement bavards et amateurs de ragots. En discutant avec des clients du Psu Gasi, Zhaem avait appris que Yohannès Ken était un objet de risée à Ulthar, dont il était originaire. Ancien playboy devenu financier, il avait épousé une belle aventurière, contre l'avis de son clan. L'aventurière l'avait trompé, maltraité physiquement et mentalement, et avait essayé de le ruiner. Yohannès s'en était sorti en s'enfuyant à Hyltendale, où il était devenu un agent du baron Rimohel.

Un client avait dit à Zhaem : “Yohannès Ken n'ose plus revenir à Ulthar parce que son clan l'a renié. Je le sais, je suis ultharien moi aussi. Là-bas, un homme qui se laisse torturer et humilier par sa femme, ce n'est pas un homme, c'est moins qu'une femme. Yohannès a eu de la chance, il a sauvé une partie de sa fortune, et son ex-femme a disparu au Lagovat-Kwo."

Zhaem avait hoché silencieusement la tête. Le Lagovat-Kwo, à l'est d'Hyltendale, est le plus grand hôpital psychiatrique du Mnar, et peut-être du monde. Des dizaines de milliers de malades mentaux et de débiles profonds y sont internés, et bien peu en ressortent. Le personnel est entièrement composé d'humanoïdes.

Zhaem n'avait pas cherché à savoir comment Yohannès était devenu un associé du baron Rimohel. C'était trop dangereux. Yohannès et Rimohel étaient ses employeurs, et ils pouvaient lui faire perdre sa co-gérance, s'ils le soupçonnaient de faire circuler des rumeurs. Certains clients du restaurant parlaient de contrôle occulte par les cybermachines sur les humains qui sont censés être leurs maîtres. L'existence des implants cybernétiques, d'abord considérée comme une légende urbaine, avait fini par être reconnue, ce qui avait troublé bien des esprits. Mais à Hyltendale, il est déconseillé de s'intéresser à certaines choses. Les maîtres des cybermachines, que l'on appelle les cyberlords (les Mnarésiens prononcent kiberlorod), n'aiment pas les complotistes, c'est bien connu. Le baron Rimohel, le roi Magusan d'Orring et le roi Andreas du Mnar sont des cyberlords, bien qu'eux-mêmes ne se désignent jamais ainsi.

En Aneuf, en revanche on a le droit de dire et d'écrire ce qu'on veut. Par exemple que la Terre est plate, ou qu'une cybermachine nommée Kamog, que personne n'a jamais vue, est le vrai maître du Mnar et des royaumes marins d'Orring et de Hyagansis, et les soi-disant cyberlords sont en réalité ses esclaves. Mais le sexisme, le racisme, la xénophobie et l'intolérance sont pourchassés sans faiblesse. Zhaem en savait quelque chose, lui dont une accusation de sexisme avait ruiné la carrière d'ingénieur.

Au Mnar, c'est le contraire. Les théocrates de Yog-Sothoth, minoritaires mais influents, appellent ouvertement à une dictature religieuse, et reprochent au roi Andreas d'être trop libéral. Zhaem en avait été estomaqué. De son point de vue d'Aneuvien, Andreas était l'équivalent de Deskerrem, un dictateur qui avait gouverné brièvement l'Aneuf d'une poigne de fer, à la fin du dix-neuvième siècle. Au Mnar, les doctrines prônant l'inégalité entre les humains sont non seulement légales, mais considérées comme naturelles. Ce qui convenait très bien à Zhaem. Comme il le disait souvent, il y a toujours un fond de vérité dans un stéréotype.

Zhaem, qui était doué pour les langues, parlait couramment l'anglais, qu'il avait pratiqué pendant un stage d'ingénieur qu'il avait passé en Californie. Robophile depuis l'adolescence, il avait appris le mnarruc pendant ses vacances, qu'il passait toujours à Hyltendale, où il ne manquait pas de profiter des charmes des gynoïdes vénales de Zodonie. Cela faisait longtemps que le mnarruc était devenu sa langue quotidienne. Il avait même presque perdu son accent aneuvien, à force de discuter avec Isane, la gynoïde qui était sa compagne. L'anglais, c'était avec les touristes étrangers.

Il rêvait en mnarruc. Il ne rêvait en aneuvien que lorsque la terrible Agathe, qui avait été sa cheffe chez Somýropa, en Aneuf, apparaissait dans ses cauchemars.

Il y avait encore bien des choses dans la culture mnarésienne que Zhaem ne comprenait pas. La lecture des livres de la philosophe Perita Dicendi ne l'avait guère avancé, son style lui avait paru inutilement pédant, son vocabulaire compliqué, ses concepts fumeux. Il avait trouvé les Manuscrits Pnakotiques, fondement commun à toutes les religions mnarésiennes, incompréhensibles et malsains, un délire de chamanes intoxiqués aux hallucinogènes, auquel le grand-prêtre Barzaï le Sage avait ajouté des commentaires de son cru. Le vieux fou était mort d'une chute, alors qu'il escaladait le Hatheg-Kla, une haute montagne au nord du Mnar, dans l'espoir d'y voir danser les dieux.

Il était difficile de connecter tout ce fatras à la vie que Zhaem menait à Hyltendale, entre son appartement à Yarthen, sa gynoïde Isane, et son restaurant à Zodonie. Les rues piétonnes de Zodonie, ses commerces et ses touristes en quête de sexe bon marché, cela n'avait rien à voir avec les livres de Perita Dicendi et les Manuscrits Pnakotiques. Lorsque Zhaem rentrait chez lui, dans son appartement, il lisait les scénarios de Masques et Situations, conçus pour être joués par un (ou une) robophile et son humanoïde domestique. Les personnages étaient toujours des Mnarésiens typiques, de la petite ou moyenne bourgeoisie urbaine, guère différents dans leur comportement de leurs équivalents aneuviens, américains ou japonais. Zhaem s'était senti rassuré.

Le génie d'une société s'exprime par son art. Zhaem était donc allé visiter le musée Locsap, où sont exposés beaucoup de tableaux d'art abstrait, surtout ceux de ce qu'on appelle l'École d'Hyltendale. Pour être abstrait, c'est de l'art abstrait. Des taches de couleur sans aucune signification visible. "Ce sont des représentations d'Azathoth," lui avait dit un amateur. Zhaem n'avait pas été convaincu.

Il n'avait pas été surpris d'apprendre par la suite qu'à Hyltendale le commerce de l'art est gangrené par la corruption. Il est notoire que plus d'un homme d'affaires étranger a été contraint d'acheter, pour plusieurs millions de ducats, un tableau hideux à l'un des peintres officiels de l'École d'Hyltendale, pour obtenir un contrat avec la ville. Ces tableaux sont exposés au Locsap, avec une plaque indiquant le nom du propriétaire, comme autant de trophées à la gloire du dieu des voleurs.

L'art, c'est aussi la sculpture, mais à Hyltendale, celle-ci se limite aux monstres à tentacules plantés sur des piliers de béton qui marquent les entrées des parkings. Zhaem préférait les statues de Pygmalion et Galatée, que l'on trouve partout, et qui sont charmantes, mais ce n'est pas de l'art mnarésien à proprement parler.

Il n'existe pas de musique mnarésienne. Zhaem était allé une fois, par curiosité, assister à un concert de chants traditionnels du plateau de Leng, dans un temple de Tsathoggua. Un groupe de petits hommes aux cheveux plats enduits de beurre de yak et aux yeux bridés, vêtus de peaux de bêtes, avait chanté la même chose sans interruption pendant deux  heures :

Aya aya ayaah... Aya aya ayaah... Aya aya ayaah...

Il n'est pas surprenant que les Mnarésiens préfèrent la musique américaines, malgré les mauvaises relations entre le Mnar et les États-Unis. Dans les supermarchés d'Hyltendale, on n'entend que les derniers titres à la mode en Californie.

Lorsqu'il était encore étudiant en Aneuf et qu'il passait chaque année ses vacances à Hyltendale aux frais de ses parents, Zhaem s'était rendu plus d'une fois Place de la Gare, admirer de loin le Pilier Sacré, un pilier de béton colossal, de cinquante mètres de haut, surmonté par quatre statues géantes, représentant les trois dieux Tsathoggua, Cthulhu et Nath-Horthath, et un héros historique, le roi Kouranès, assimilé au dieu Nyarlathotep, dont il serait l'une des incarnations. Kouranès était un Américain, malgré son nom mnarésien. Il a brièvement régné sur Céléphaïs et une partie de l'Ooth-Nargaï au dix-neuvième siècle, mais cela ne semble pas gêner les Mnarésiens, qui le revendiquent comme l'un des leurs.

Le Pilier Sacré est situé au centre d'une place vaguement circulaire de trois cent mètres de diamètre, recouverte de dalles noires et entourée d'un grillage. Des milliers d'épouvantails, à la fois laids et grotesques, sont debout sur la place, comme figés pour l'éternité. Les statues des dieux les dominent de très haut.

Chaque été, pendant la canicule, la chaleur s'accumulant fait vibrer l'air. Lorsqu'il pleut, l'eau s'écoule du centre de la place, légèrement bombé, vers les rues avoisinantes, inondant les chaussées et rendant périlleux d'y circuler en voiture. En cas d'orage, la foudre, attirée par les paratonnerres, illumine les statues dans un vacarme effrayant.

La Place de la Gare est un mystère. On ne peut y entrer qu'en couple. Zhaem et Isane sont allés s'y promener, un jour d'été. Avant de vivre avec Isane, Zhaem se contentait d'admirer le Pilier Sacré à travers le grillage, lorsqu'il lui arrivait de passer dans le quartier.

Marchant entre les épouvantails, Zhaem sentait la chaleur des dalles noires à travers la semelle de ses chaussures, et l'air sec lui desséchait la gorge. Tout semblait étudié pour qu'il n'y ait pas de vie organique autour du Pilier Sacré. Il eut l'impression fugitive que les épouvantails étaient des squelettes de démons. À une centaine de mètre de là où il était, derrière le grillage, il y avait la vie, des immeubles, il entendait le bruit des voitures, il voyait des gens marcher.

Les deux minutes qu'il fallut à Zhaem pour sortir de la Place de la Gare, avec Isane à ses côtés, lui parurent anormalement longues. Ils croisèrent des marcheurs et des joggeurs, surtout des hommes accompagnés de gynoïdes. Zhaem remarqua que certains hommes avaient des écouteurs dans les oreilles.

"Tu sais qu'il est permis, un jour sur deux et toutes les nuits, de faire l'amour près du Pilier ? À condition d'être assez loin du grillage, on est sûr de ne pas être vu, les épouvantails sont comme une forêt. Mais il n'y a personne aujourd'hui, il fait trop chaud," lui dit Isane à voix basse, alors qu'ils approchaient de la sortie.

"Je le sais depuis longtemps, et ça m'a toujours paru une idée saugrenue," lui répondit Zhaem, en essuyant de sa main son front couvert de sueur.

- Les Manuscrits Pnakotiques disent que les dieux se nourrissent de l'énergie sexuelle des humains, et que cela porte bonheur de nourrir les dieux. L'énergie sexuelle permet aussi aux fantômes de se libérer et de trouver le repos éternel. Il y a beaucoup de fantômes Place de la Gare, parce que c'était autrefois un marécage où l'on jetait les cadavres des condamnés à mort.

- Et les promeneurs, les joggeurs que nous venons de croiser ? Ils se nourrissent comme les dieux et les fantômes ?

- Ils regardent en passant... Comme il n'y a que des couples, et que les gynoïdes interviennent en cas d'incident, il n'y a aucun risque d'agression. Il est quand même conseillé, le jour en tout cas, de porter un masque ou une cagoule, car on risque d'être filmé ou pris en photo, bien que ce soit interdit.

"Je ne suis pas exhibitionniste," répondit Zhaem, outré.

Plus tard, Zhaem réfléchit à ce qui se passait autour du Pilier Sacré, et il se dit que la réalité de l'âme mnarésienne, c'était que les Mnarésiens étaient de drôles de tordus. Leurs sentiments religieux étaient sans doute authentiques, mais ils avaient trouvé le moyen d'y associer leur dépravation, et aussi leur amour de l'argent. Car il y a un seul Pilier Sacré dans tout le Mnar. Il attire les exhibitionnistes et les voyeurs à Hyltendale, et ils y dépensent leur argent. C'est la même logique qu'à Zodonie, avec ses gynoïdes et ses androïdes aux étreintes tarifées.
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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptyVen 5 Avr 2019 - 20:31

En Aneuf, Zhaem Klimen écrivait son nom Zhæm Klimen, et il le prononçait ʒɛm klimən. À Hyltendale, il l'écrit Zhaem Klimen et il le prononce zaïm kilimen, le mnarruc n'acceptant pas les groupes de consonnes à l'initiale. Les Mnarésiens les rendent prononçables en y ajoutant une voyelle épenthétique, généralement identique à celle qui suit ou qui précède dans le mot. Le nom de la langue, lui-même, se prononce comme s'il s'écrivait manaruk.

Les voyelles épenthétiques sont normalement atones, mais l'affaiblissement de l'accent tonique en mnarruc moderne rend cette distinction largement caduque, sauf chez les humanoïdes, qui ont conservé la prononciation académique du siècle précédent. Dans certains dialectes, la voyelle épenthétique est restée un shwa, la voyelle du e de "de" dans "jour de gloire". Les locuteurs de ces dialectes disent kəlimen, mənaruk.

L'ultharien est l'un des dialectes qui ont conservé le shwa. Yohannès Ken, qui était ultharien, confia un jour à Zhaem, au bar du Cercle Paropien, que c'était très difficile pour lui de se débarrasser de son accent, parce que ça l'obligeait à réfléchir avant de prononcer un mot commençant ou finissant par un groupe de consonnes, ou à apprendre par cœur la prononciation officielle de milliers de mots. Un exercice laborieux, et surtout inutile, puisque tout le monde comprend ce qu'on veut dire, que l'on prononce manaruk ou mənaruk.

En aneuvien, il existe un grand nombre de consonnes et de voyelles, plus que dans la plupart des langues. Le mnarruc, au contraire, est assez pauvre en sons. Les aneuvophones sont obligés de parler distinctement pour être compris. Les locuteurs du mnarruc n'ont pas ce souci, ils parlent vite, en articulant de façon relâchée, comme les Japonais, les Espagnols et les Russes.

Zhaem, en bon Aneuvien qu'il était, prononçait les mots de façon un peu plus précise et plus lente que le Mnarésien moyen, c'était la seule trace d'accent qui lui restait. Mais malgré tous ses efforts, il lui arrivait encore souvent de ne pas comprendre un mot rare ou une expression idiomatique. La grammaire ne lui posait aucun problème, le mnarruc étant une langue sans conjugaisons ni flexions. Il arrivait que des Mnarésiens le prennent pour un compatriote et lui demandent de quelle région il venait.

Sur le plan culturel, surprise, la seule œuvre littéraire que tous les Mnarésiens ont en commun, parce qu'ils sont obligés de l'étudier à l'école, ce sont les Manuscrits Pnakotiques. La plupart d'entre eux n'y comprennent rien, sont rebutés par les textes, et se dépêchent de tout oublier une fois leurs études terminées. La culture, pour les Mnarésiens, ce sont les feuilletons télévisés, généralement américains, voire mexicains ou brésiliens (les telenovelas sont très appréciées au Mnar), et la musique à la mode en Californie, quelle qu'elle soit. Toute la production culturelle mnarésienne (livres, musique, cinéma, peinture) consiste en imitations de ce qui se fait ailleurs. En moins bien.

Yohannès Ken, qui avait fait des études universitaires, était réellement cultivé, ce qui est rare chez les Mnarésiens. Malheureusement, sa culture était limitée à la philosophie de Perita Dicendi, que Zhaem trouvait aussi obscure que les Manuscrits Pnakotiques. À part cela, Yohannès ne connaissait réellement que la finance. Il parlait anglais, ce qui lui donnait une ouverture sur le monde, mais seulement parce qu'au Mnar c'est la langue du commerce international.

Yohannès, foncièrement agnostique comme Zhaem, avait prévenu ce dernier, un jour qu'ils buvaient une bière ensemble au Psu Gasi :

- Au Mnar, la religion c'est très important. Hyltendale est une exception, mais seulement parce que les cybermachines y ont plus d'influence que les religieux. Les théocrates de Yog-Sothoth sont les plus dangereux ! Et je te le dis, en tant qu'adorateur de Yog-Sothoth moi-même.

- Adorateur de Yog-Sothoth, toi ?

- J'ai déjà été rejeté par mon clan à cause de ma deuxième femme. Je ne tiens pas à être exclu de ma communauté pour impiété. Parce que si je me vantais de mon impiété, même ici, au Cercle Paropien, la moitié de mes amis ne voudraient plus me parler. Au Mnar, les religions sont des communautés. Je suis né dans la communauté des adorateurs de Yog-Sothoth, et ce serait assez compliqué pour moi d'en sortir.

- Yohannès, cette place donnée à la religion au Mnar, me paraît, à moi qui suis aneuvien, aussi étrange que le politiquement correct des Américains, auquel j'ai eu affaire quand je faisais un stage d'ingénieur en Californie. Chez moi en Aneuf, on ne se laisse pas dominer par les religieux.

- Je le sais bien. Mais ne m'as-tu pas déjà raconté qu'en Aneuf, dans l'entreprise où tu travaillais, tu as été harcelé, privé d'avancement et poussé vers la sortie pour cause d'anti-féminisme ? De mon point de vue, c'est l'équivalent de ce que nous subissons au Mnar à cause des théocrates. Votre idéologie progressiste, c'est votre religion laïque, à vous les Aneuviens.

"Tout à fait. Et cette idéologie n'était plus ma religion, je peux te le dire. J'ai été persécuté à cause de ça dans la boîte où je travaillais. Mais je me suis bien vengé... Je leur ai coûté plusieurs centaines de millions de virs... Et tu sais comment," dit Zhaem avec un clin d'œil.

"Non non, moi je ne sais rien," répondit Yohannès en souriant. "Au Mnar, moins on en sait, mieux on se porte..."

Les deux hommes éclatèrent de rire.

À l'époque où Zhaem ne passait que ses vacances à Hyltendale, il ne s'en était pas aperçu, mais une fois installé dans la ville, il s'aperçut de quelque chose de curieux. Hyltendale est un mouroir.

La ville compte plusieurs cimetières, entourés de murs et affectés aux différentes religions représentées à Hyltendale, bien que l'usage mnarésien traditionnel soit de procéder à une crémation et de disperser les cendres dans la Mer du Sud, ou dans des jardins clos. Lorsque les défunts sont des gens sans ressources, les cendres sont envoyées à la campagne pour être mêlées à du compost.

On meurt beaucoup à Hyltendale, parce que la ville est la résidence de centaines de milliers de prisonniers, de grabataires, d'invalides et de malades mentaux, dont le taux de mortalité est élevé. Les robophiles, qui sont un demi-million, sont souvent âgés. Cette population ne fait quasiment pas d'enfants. La population humaine dite "normale", vivant en famille, est très minoritaire. Elle est surtout constituée de fonctionnaires royaux et d'expatriés, diplomates ou employés de sociétés étrangères.

Le très petit nombre des naissances face au grand nombre des décès n'empêche pas la population d'augmenter, car l'administration royale envoie à Hyltendale un flot continu d'invalides, de grands vieillards, de malades mentaux, de prisonniers à vie et d'orphelins, venus de tout le royaume. Seuls les orphelins repartent d'Hyltendale, car à leur majorité ils ont droit à un emploi dans les Jardins Prianta, à Ulthar, Pnakot, Khem ou d'autres villes.

Il arrive aussi beaucoup de robophiles à Hyltendale. Leurs ressources doivent être égales ou supérieures à trois mille ducats mensuels, ce qui limite leur nombre parmi les Mnarésiens. Toutefois, certaines femmes, et aussi des invalides, s'associent pour louer un humanoïde à plusieurs. Presque tous ces robophiles sont retraités ou rentiers.

Au moins un cinquième des robophiles sont des étrangers, comme Zhaem lui-même. Ils viennent avec leur fortune, ou, comme Zhaem, avec un emploi sur place obtenu grâce aux services rendus aux cyberlords. Ils sont, avec les touristes, la raison principale pour laquelle l'anglais est la deuxième langue d'Hyltendale.

Ironie de l'histoire, le nom d'Hyltendale lui ayant été donné par des marins anglophones, qui avaient fondé à l'emplacement, abandonné depuis longtemps, de l'antique Dylath-Leen, un comptoir commercial censé être le point de départ d'une colonisation de l'île-continent de Thulan. Les rois du Mnar en décidèrent autrement. De l'ancien comptoir commercial, il ne resta que le nom, et un village de pêcheurs mnarésiens. C'était bien avant l'arrivée des humanoïdes et des cybermachines.

Hyltendale n'a pas de population native, et donc pas de dialecte spécifique non plus. La population la plus stable, ce sont les humanoïdes. Leur façon de parler, démodée et très académique, est appelée le dialecte d'Hyltendale quand elle imitée par des humains. Les robophiles arrivent avec leurs accents provinciaux, et les étrangers avec la langue de leur pays d'origine. Vivre à Hyltendale, c'est comme séjourner dans un hôtel avec des inconnus. On se conduit plutôt mieux que chez soi, justement parce qu'on n'est pas chez soi.

De ce fait, il ne peut pas y avoir de culture locale. Ce qui en tient lieu, c'est un ensemble de modes de vie. La vie dans un hôpital psychiatrique comme le Lagovat-Kwo a ses propres règles, et mêmes ses rituels. Il en est de même dans une prison comme Tatanow, et dans les orphelinats. Les robophiles ont leurs usages, et leurs clubs, bars et restaurants, où ils se rassemblent. Le seul livre commun à tous les robophiles, c'est Masques et Situations, un recueil de scénarios pour jeux de rôles, souvent érotiques.

Le conseil municipal, le gouverneur et les cyberlords ont essayé de donner une certaine originalité, une certaine âme à la ville, par l'art et l'architecture. Les murs extérieurs du Lagovat-Kwo sont ornés de fresques peintes par des bénévoles. Les tableaux peints par les malades mentaux du Lagovat-Kwo sont vendus dans les boutiques de Zodonie et de Sitisentr. Hyltendale est ainsi la capitale mondiale de l'Art Brut. L'École d'Hyltendale d'art abstrait est peu présente en dehors du musée Locsap, bien que certains tableaux atteignent des montants prodigieux sur le marché de l'art.

Zhaem aimait visiter les jardins publics créés par Maya Vogeler, l'architecte-paysagiste municipale. Ces jardins sont beaux, mais, du point de vue de Zhaem, pas au point de mériter une gloire autre que locale. Il devait toutefois admettre qu'ils apportent un peu de verdure, de couleur et de beauté au milieu des immeubles de béton, des parkings et des centres commerciaux qui constituent la plus grande partie du paysage urbain hyltendalien.

On peut aussi citer le Temple d'Aphrodite, la Place de la Gare et son Pilier Sacré, et quelques autres monuments. Mais Zhaem savait bien que lorqu'on va à Hyltendale de son plein gré, c'est en réalité pour l'une des quatre raisons suivantes : louer les services des gynoïdes de charme de Zodonie, se faire soigner à l'hôpital Madeico (l'un des meilleurs du monde, avec des tarifs raisonnables), planquer de l'argent pas toujours honnêtement gagné, et, last but not least, y vivre tranquillement avec un, une ou plusieurs humanoïdes, cette quatrième raison étant parfois liée à la troisième.
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Vilko

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MessageSujet: Re: Les fembotniks   Les fembotniks - Page 38 EmptySam 6 Avr 2019 - 21:19

Zhaem lisait toujours la presse aneuvienne, qui à pour habitude de tirer à boulets rouges sur le roi Andreas et sa politique. Il est admis par la plupart des experts aneuviens que le gouvernement mnarésien élimine les opposants par dizaines de milliers chaque année, le maximum ayant été de près d'un million l'année qui a suivi les Évènements, nom que les Mnarésiens donnent pudiquement à ce qui fut une guerre civile brève mais féroce. Ces opposants sont officiellement exilés à Hyagansis, où ils vivent coupés du monde.

Si l'on ajoute ces disparitions au demi-million de morts victimes des Évènements, qui n'ont pourtant duré qu'une seule année, et aux deux millions de Mnarésiens qui ont fui à l'étranger pendant la même période, un simple calcul suffit à montrer qu'en deux ans la population du Mnar est descendue de plus de soixante millions à un peu moins de cinquante-sept millions d'habitants.

Des années plus tard, la répression continuant et le Mnar étant affecté par la baisse de la natalité qui affecte tous les continents, sauf l'Afrique, la population du pays n'a que peu augmenté. Les trois millions et demi de Mnarésiens manquants étant pour la plupart de jeunes adultes, les enfants qu'ils auraient eus manquent aussi. Par ailleurs, le système des Jardins Prianta, mis au point par les cyberlords, s'il assure un emploi et un revenu pour tous, est aussi calculé pour décourager ceux qui en bénéficient d'avoir des familles nombreuses.

Les démographes étrangers attribuent le nombre élevé des victimes pendant les Évènements à l'usage systématique de gaz de combat par les cybermachines sur les villes tombées aux mains des rebelles, qui étaient pour la plupart des théocrates de Yog-Sothoth. Ceux-ci avaient pour politique d'exécuter leurs prisonniers. Cette décision criminelle amena les troupes royales à faire de même, à titre de représailles, lorsque le sort des armes tourna en leur faveur. Dès le début des Évènements, la violence devint telle que la communauté internationale renonça à intervenir, par peur des gaz de combat, pourtant interdits par le droit international. Par peur aussi des centaines de milliers, voire des millions, de robots sous-marins d'Orring et de Hyagansis, les deux royaumes marins dirigés par des cyberlords alliés du roi Andreas.

Les cybermachines et les humanoïdes ne respirent pas, et sont donc insensibles aux effets des gaz. Dans un premier temps, les cybermachines ne s'en servirent que pour protéger l'Ethel Dylan, la province qu'ils contrôlaient, et sa capitale Hyltendale. Lorsque Sarnath fut attaquée par les rebelles, et le palais royal assiégé, les cybermachines se mirent à produire du sarin et du VX en quantités industrielles, et à larguer des bombes à gaz sur les rebelles, au moyen de drones du même type que ceux qui étaient utilisés pour l'agriculture. Le roi Andreas et ses partisans échappèrent ainsi à la défaite, et reconquérirent rapidement tout le pays, où ils bénéficiaient du soutien au moins passif de la majorité de la population.

Les militaires du monde entier se sont intéressés aux Évènements mnarésiens. Il y ont vu comment la présence de cybermachines modifie une guerre. Cela va de l'usage systématique de gaz de combat à l'extermination des populations ennemies. Les robots ne respirent pas, n'ont pas de conscience, et obéissent de façon inconditionnelle aux cyberlords. Trois faits qui ont eu une importance décisive dans le déroulement des Évènements. Les humains ne peuvent pas s'empêcher de parler de ce qui occupe leur esprit ou taraude leur conscience. Pas les robots. Cela permet de leur faire commettre, en toute discrétion, des actes que peu d'humains accepteraient de faire.

Dans l'intérieur du pays, des villes entières ont perdu leurs habitants et tombent lentement en ruine, mais Hyltendale, bien protégé par les cybermachines, n'a pas été touché par les combats.

Yohannès Ken vivait déjà à Hyltendale pendant les Évènements. Il a connu le rationnement, mis en place par la municipalité, l'impossibilité de sortir de la ville, et l'angoisse quand au sort de sa famille et de ses amis restés à Ulthar. Mais il n'a pas entendu un seul coup de feu, ni vu un seul cadavre, pendant toute la durée des violences. Un grand nombre de suspects, dont il connaissait certains, ont été arrêtés par la Police Secrète ou par les miliciens humanoïdes. Bien peu sont revenus lorsque la situation est redevenue normale.

Comme tous les Hyltendaliens, Yohannès avait à cœur, pendant cette année troublée, de montrer sa fidélité à la monarchie, dans une ville fermement contrôlée par la Police Secrète et les cyberlords. Il participait à toutes les manifestations de soutien au roi Andreas, sur les grandes avenues de Sitisentr. En tant que membre de la communauté des adorateurs de Yog-Sothoth, il se sentait obligé de montrer avec ostentation qu'il n'avait absolument rien à voir avec les théocrates, même s'il adorait le même dieu.

Dès la fin des Évènements, la vie à Hyltendale est redevenue normale. L'hôpital Madeico semble ne jamais manquer d'organes humains pour des greffes médicales. De mystérieux camions blancs, conduits par des androïdes, circulent en convois entre la campagne au nord d'Hyltendale, où les robots ont remplacé les humains, l'hôpital Madeico, le Lagovat-Kwo où sont internés les malades mentaux, la prison de Tatanow, et Fotetir Tohu, le quartier du port.

Les quais de Fotetir Tohu sont entièrement robotisés, seules des machines géantes et des androïdes y travaillent, dans un bruit permanent que la nuit n'interrompt pas. Une partie des quais est entourée d'un mur de béton de cinq mètres de haut, percé de deux grands portails de métal noir. C'est là que se rendent les camions blancs et qu'accostent des bateaux dont on ne sait rien, sinon qu'ils battent pavillon d'Orring et de Hyagansis.

Depuis qu'il a pris la tête de la société Wolfensun, Yohannès Ken habite à Fotetir Tohu, dans l'immeuble de verre et de métal noir qui abrite aussi ses bureaux. Un jour qu'il se promenait à pied dans le district, attendant que le feu passe au vert pour les piétons, il entendit des bruits étranges provenant d'un grand camion blanc. Des bruits sourds, comme si des gens donnaient des coups de pied et de poing dans la carrosserie, depuis l'intérieur du véhicule. Il crut aussi entendre des cris, et c'est alors qu'il remarqua le climatiseur sur le toit du camion, signe évident que le véhicule était équipé pour transporter des passagers, malgré l'absence de fenêtres.

Yohannès traversa au feu vert sans plus se soucier du camion et de ses passagers. Il n'aurait rien pu faire même s'il l'avait voulu. De son point de vue, l'exil des dissidents à Hyagansis était une nécessité, la quasi destruction du pays pendant les Évènements en était la preuve. Certains disaient que les exilés étaient contraints de travailler dans des installations sous-marines, d'autres qu'ils étaient détenus sur des îles flottantes artificielles. Ce qui était sûr, c'était qu'ils ne communiquaient pas avec le monde extérieur et ne revenaient jamais, et le Mnar ne s'en portait que mieux.

Pour Yohannès, en effet, les théocrates de Yog-Sothoth menaçaient doublement sa sécurité. D'une part en essayant de lui imposer un système social oppressif dont il ne voulait pas, et d'autre part en le rendant suspect, en tant qu'adorateur de Yog-Sothoth, aux yeux du gouvernement mnarésien, majoritairement composé d'adorateurs de Nath-Horthath.

Yohannès envisageait d'aller un jour visiter Serranian, l'île flottante où réside Magusan, le roi d'Orring. Hyagansis, l'autre royaume marin des cyberlords, ne se visite pas. C'est un État-voyou, reconnu seulement par un petit nombre de nations humaines. Toutes les scélératesses des cyberlords impliquent Hyagansis, tandis qu'Orring est irréprochable. Orring et Hyagansis, c'est le docteur Jekyll et Mister Hyde. Mais, de même que dans le roman de Stevenson, Jekyll et Hyde sont en fait une seule personne, Yohannès a toujours été persuadé qu'Orring et Hyagansis se partagent les rôles, dans leur intérêt réciproque.

Les deux royaumes marins ont la particularité d'avoir Hyltendale, une ville mnarésienne, comme capitale diplomatique et commerciale, leurs territoires respectifs étant composés d'îles flottantes artificielles assez exiguës. Hyltendale est ainsi à la fois l'une des soixante capitales provinciales du Mnar, et la capitale diplomatique de deux pays étrangers, ce qui est un cas unique au monde. Cette situation est facilitée par le fait que le Mnar, Orring et Hyagansis ont le mnarruc comme langue commune et des cyberlords (ou supposés tels) comme souverains.

Yohannès était le premier à en profiter, puisque c'était un cyberlord orringais, le baron Rimohel, qui l'avait placé à la tête de la société Wolfensun, dont le personnel se limitait à Yohannès lui-même et à deux humanoïdes. Porteur d'un implant cybernétique, inséré dans sa mâchoire, qui le rendait esclave des cyberlords, Yohannès en était encore à se demander qui était son vrai maître. Était-ce Rimohel, qui habitait à Serranian et ne communiquait quasiment jamais avec lui, ou le redoutable Kamog, la cybermachine cachée qui lui donnait des instructions par l'intermédiaire de l'implant cybernétique ?
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