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| Les fembotniks | |
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Auteur | Message |
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Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Mar 9 Avr 2019 - 18:12 | |
| Le roi Andreas s'était réveillé tôt le matin et de mauvaise humeur, dans son palais de Sarnath. La veille, Wagaba, sa compagne humanoïde, l'avait prévenu que désormais, il n'aurait plus besoin de contresigner les décrets pris par le Premier Ministre, Renat Igloskef. Sa signature figurerait toujours sur les lois, mais les décrets seraient désormais de la responsabilité exclusive du Premier Ministre.
"Autrement dit, j'ai maintenant aussi peu de pouvoirs que la reine d'Angleterre !" avait hurlé Andreas, en se levant pour faire les cent pas. Wagaba avait choisi le moment où ils dînaient en tête à tête pour l'informer de cette décision de l'intelligence collective des cybermachines.
"Les décrets, cela inclut aussi les arrêtés de nomination ! Je ne peux plus choisir moi-même les gouverneurs et les généraux, avec cette réforme ! C'est un coup d'État !" avait-il crié sous les lambris de la salle à manger.
"Igloskef est fiable. Totalement fiable," avait répliqué Wagaba.
- Fiable pour qui ? Pour les cybermachines, je présume ?
- Pour les cybermachines aussi, effectivement.
Andreas avait compris que cela voulait dire que le Premier Ministre était devenu un esclave des cybermachines, lui aussi. Sans doute était-il porteur d'un implant cybernétique, comme Andreas lui-même.
Igloskef était marié et avait trois enfants. Il était l'un des rares hauts responsables du royaume à être un adorateur de Yog-Sothoth, et non pas de Nath-Horthath. Bien que profondément monarchiste, il était considéré comme proche du peuple, par ses origines roturières et sa religion. Son visage carré et ses épaules massives rassuraient.
L'implant cybernétique d'Andreas était inséré dans sa mâchoire. C'était un poste de radio miniaturisé, qui permettait à la cybermachine Diethusa de lui parler, les sons étant transmis à travers la mâchoire et les os du crâne d'Andreas jusqu'à son nerf auditif. L'implant entendait et transmettait tout ce que disait Andreas, qui pouvait ainsi converser avec Diethusa. Grâce à l'implant, la cybermachine pouvait aussi faire horriblement souffrir Andreas, lorsqu'il refusait d'obéir. Elle pouvait même, à l'extrême, faire monter la soufrance au point de ne pas laisser à Andreas d'autre alternative que le suicide, et il le savait.
L'existence des implants cybernétique est connue, elle a été révélée au public par le journaliste aneuvien Oskar Kilnery, dans un livre qui est encore interdit à la vente au Mnar. Les cyberlords ont répondu à cette révélation en expliquant que les implants cybernétiques sont de simples téléphones sans fil, et que le concept a été développé par l'armée américaine. Les cyberlords se sont évidemment bien gardés de préciser que ces implants sont aussi des instruments de torture.
"Ne t'inquiète pas, tu seras toujours considéré comme étant l'auteur des décisions importantes," avait ajouté Wagaba.
- Tu parles d'un avantage ! Ça veut dire que les exterminations secrètes décidées par les cybermachines vont continuer d'être mises sur mon dos !
- Parle moins fort, mon roi. Ce que tu viens de dire ne plaît pas du tout à Diethusa.
Andreas s'était calmé instantanément. Il avait peur de la douleur. Diethusa était capable de le faire souffrir pendant des heures, jusqu'à lui faire abandonner toute dignité. Il était arrivé une fois à Andreas, en larmes, de supplier Diethusa d'arrêter de le martyriser. Cela avait été une humiliation qu'il n'oublierait jamais.
Après cette discussion houleuse avec Wagaba, Andreas s'était précipité vers sa salle de gym personnelle, et il s'était mis à pédaler comme un fou sur sa bicyclette statique, en écoutant de la musique entraînante. Puis il avait pris une douche et il était allé se coucher.
Le lendemain, la journée qui commençait promettait d'être longue. Il devait être dans sa résidence de Potafreas, à 750 km au sud-est de Sarnath, dans l'après-midi, et il n'était pas question d'y aller en avion, car selon un rapport récent de la Police Secrète, des terroristes affiliés aux théocrates de Yog-Sothoth avaient acquis des missiles portables anti-aériens américains, des Stingers, avec la complicité du gouvernement cathurien.
"Il faudra un jour qu'on leur règle leur compte, à ces traîtres de Cathuriens," avait marmonné Andreas entre ses dents. Il était réellement de mauvaise humeur, ce qui était rare chez lui.
Il avait été décidé qu'Andreas irait à Potafreas dans un de ces camions blancs qui l'on voit partout sur les routes du Mnar. Mais celui-là était spécialement aménagé. Climatisé et blindé, avec un compartiment sans fenêtres, mais équipé de deux sièges transformables en couchettes, de sanitaires, d'un mini-frigo et même d'une bicyclette statique. Andreas, qui faisait très attention à sa condition physique, avait insisté pour en faire installer une.
Un camion blanc extérieurement semblable, mais rempli d'androïdes armés, précédait le camion transportant Andreas, et un autre le suivait. Des drones robotisés survolaient le convoi, prêts à larguer des grenades sur d'éventuels assaillants.
Les camions n'allaient pas très vite, mais il n'était pas question de s'arrêter. Le frigo était donc rempli de boissons diverses, de sandwichs et de salades variées, dans des boîtes de plastique transparent. Wagaba était avec Andreas dans le compartiment, l'androïde Chim était à l'avant, assis à côté du chauffeur, qui était également un androïde.
Andreas, en costume noir et chemise blanche à col ouvert, s'assit dans l'un des sièges du compartiment, à côté de Wagaba. Cela l'énervait d'être obligé de se contenter de lumière artificielle alors que dehors il faisait jour, mais il n'avait pas le choix.
La gynoïde portait sa tenue habituelle, convenant à l'assistante qu'elle était. Elle était vêtue d'un ensemble veste-pantalon gris clair, d'un chemisier de soie rouge, et de petites chaussures noires à talons. Cette tenue élégante mais discrète était complétée par un sac à main de cuir noir à bandoulière. Seule concession à sa nature d'humanoïde, un insigne de métal blanc, sur lequel son nom était calligraphié, était épinglé sur le revers de sa veste. Beaucoup d'humanoïdes ayant des visages identiques, il est d'usage de les différencier en leur faisant porter des badges ou des bijoux nominatifs.
Au Palais Royal, plus d'un courtisan avait remarqué que le roi avait un soin particulier pour la gynoïde Wagaba. Il lui avait offert une montre de prix, avec boîtier en or rose et bracelet de cuir marron, parfaitement inutile à une humanoïde au cerveau cybernétique, et une collection de stylos de luxe. Certains psychologues de salon en avaient conclu que le roi, dans sa solitude affective, reportait ses besoins d'amour sur la gynoïde.
Andreas sentit le camion démarrer dans la cour du palais. C'était parti. Il ferma les yeux et se mit à penser à Potafreas, ses jardins clos où il essayait de faire pousser des orchidées, la forêt environnante, où il pouvait aller en toute sécurité chasser le sanglier à l'arbalète. Il avait un entretien filmé prévu pour le lendemain avec ce vieux pourri de Mers Fengwel. Le Moschteinien était devenu presque un ami. Bien sûr, tout était dans le presque.
Andreas était, malgré lui, impressionné par Fengwel, à la fois baroudeur de la politique et débauché sans foi ni loi, mais pétri de vieille culture européenne. Et surtout, Mers Fengwel était un homme libre. Il n'avait pas d'implant cybernétique, lui. Andreas en était sûr.
"Je boirais bien un café," dit Andreas à Wagaba.
- Impossible, mon roi. Nous n'avons pas de cafetière, ce serait trop dangereux en roulant. On ne peut avoir que des boissons fraîches, et il faut faire attention à s'accrocher aux barres quand on se déplace, comme dans un autobus.
- Ça promet ! Il va falloir que j'attende jusqu'à ce soir pour avoir quelque chose de chaud ! Merde alors ! Ça ne m'était pas arrivé depuis mon stage de survie !"
Voyant que ses récriminations ne changeraient rien, il se mit à lire les nouvelles sur son smartphone sécurisé, au GPS désactivé. Son regard tomba sur un entrefilet. Le baron Rimohel s'était aperçu que son nom était inquiétant pour les anglophones : Rimohel, ça rappelait trop hell, l'enfer. Il avait donc changé le nom de sa société en Rimohelf, dont la syllabe finale évoque les mots anglais help, aider, et elf, un elfe. Rimohelf, c'était aussi le nom qu'il avait décidé d'utiliser, désormais, dans ses communications en langues étrangères.
Andreas ne put réprimer un sourire. En mnarruc, Rimohelf se prononce Rimohelef, avec un e entre le l et le f, parce qu'il est impossible de terminer en mot par deux consonnes.
Les kilomètres passaient. C'était comme d'être dans un avion la nuit, lorsqu'il n'y a rien à voir par les hublots.
"Récite-moi un livre," dit Andreas à Wagaba. "La Maison près du Pont, par Zara Obizen." | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Sam 13 Avr 2019 - 11:04 | |
| En montant dans le camion blanc, ce matin-là, Andreas n'avait emporté aucun bagage, car il avait dans sa résidence campagnarde de Potafreas tout ce dont il avait besoin. Lorsqu'il s'y rendait, comme ce jour-là, Il n'emmenait avec lui que quelques objets. Même son smartphone, il le confiait toujours à Wagaba. C'était elle qui répondait en premier aux appels. Et bien sûr, en tant que roi il n'avait jamais besoin ni d'argent ni de documents d'identité.
Il n'y avait toutefois trois choses dont Andreas ne se séparait jamais. La première, c'était le petit carnet qui lui servait à la fois d'agenda et de bloc-note. Il y notait ses pensées, et les renseignements qu'il jugeait importants. C'était aussi un moyen de rassurer ses interlocuteurs. Andreas avait l'habitude de noter dans son carnet ce que lui disait la personne qu'il avait en face de lui. "Ce que vous me dites est important, j'en prends note, " aimait-il dire.
La deuxième, c'était un stylo de bois verni, qui lui avait été offert par sa mère pour ses dix ans, il y avait déjà plus de quarante ans. Andreas y était attaché, en partie parce que le stylo fonctionnait avec des cartouches d'encre fabriquées au Mnar, il n'avait donc pas à les faire venir de l'étranger. Il l'avait perdu plusieurs fois, mais toujours retrouvé ensuite.
La troisième chose qu'Andreas gardait toujours avec lui, c'était Petit Frère, son pistolet Walther PPK, calibre 7,65 mm, plaqué or, qu'il dissimulait sous sa veste, dans un étui de ceinture.
Ce pistolet avait une histoire. Après avoir créé la Police Secrète Le roi Robert, père d'Andreas, avait offert ce pistolet au premier directeur de celle-ci, le duc Villario, qui était le mari de sa sœur. Le duc n'était pas un génie, mais sa loyauté était absolue. Plus tard, Robert avait rapporté à Andreas ce qu'il avait dit à Villario en lui remettant le pistolet :
- Mon cher beau-frère, ceci est un petit cadeau pour te prouver mon affection et ma confiance, et aussi pour que tu te rappelles dans quel esprit tu dois travailler,. Le Walther PPK, c'est l'arme des pros. Vassili Blokhine, qui fut toute sa vie durant fidèle au camarade Staline, utilisait un Walther PPK pour exécuter les ennemis du socialisme. Il en aurait tué vingt mille de sa propre main. Vingt mille, tu te rends compte. Dont sept mille Polonais en vingt-huit jours. Je ne te demande pas d'en faire autant, de ta propre main en tout cas. Laisse faire le petit personnel, il est là pour ça. Mais souviens-toi que Staline, qui est l'un de mes modèles en tant que dirigeant, est mort dans son lit, comblé d'honneurs et pleuré par les communistes du monde entier. Il avait réussi sa vie.
"Réussi sa vie, tu trouves vraiment ?" avait objecté Villario, avec une moue dubitative.
- Absolument. Non seulement il a réussi à socialiser l'économie de l'empire des tsars, en transférant à la collectivité la propriété des moyens de production, ce qui est la définition même du socialisme, mais il a démesurément étendu l'empire, du cœur de l'Allemagne à l'Ouest, jusqu'au nord du Japon à l'Est, avec les îles Kouriles. Il avait aussi compris que le secret pour vivre longtemps, pour nous les dictateurs, c'est de ne pas avoir d'ennemis. Et le meilleur moyen de ne pas avoir d'ennemis, c'est de tous les tuer, même préventivement ! C'est ce qu'il a fait, avec une interprétation assez large de la notion d'ennemi. C'est là qu'intervient la Police Secrète, et pourquoi je tiens à ce qu'on y recrute des gens comme Vassili Blokhine.
- Euh, dis-donc, Robert, ton Blokhine, il a dû être jugé et condamné pour ce qu'il avait fait, non ? Ou au moins exécuté ?
- Tu plaisantes, j'espère ? Blokhine vivait dans un État civilisé, avec un système social bien conçu. Il a pris sa retraite de fonctionnaire, un peu anticipée à cause de ses problèmes de santé, et des ennuis que lui a causé la nouvelle équipe au pouvoir après la mort de Staline. Les nouveaux dirigeants avaient une approche différente. Incidemment, on a vu ce qu'elle a donné sur le long terme, cette nouvelle approche, mais passons. Blokhine était surmené. Exécuteur sous Staline, ce n'était pas un job de feignant... À cause du surmenage, Blokhine était hypertendu. Il picolait trop, à cause du stress. Je le dis toujours, il faut savoir gérer son travail, pour préserver sa santé. On dit que les fonctionnaires ne foutent rien. Ce sont des envieux qui disent ça. Sept mille officiers Polonais exécutés en un mois par un seul homme, une balle dans la nuque pour chacun, eh bien, franchement, je ne connais pas beaucoup de travailleurs du privé qui l'auraient fait.
"Un mois pour sept mille exécutions, c'était beaucoup, beaucoup trop rapide. Il fallait étaler sur un an, voire sur deux," dit Villario en connaisseur. Il regretta aussitôt d'avoir prononcé cette phrase, en voyant le regard furibond de son beau-frère.
- C'était la guerre, Villario. Chaque Soviétique se sentait obligé de se surpasser, de travailler bien au-delà des capacités d'un individu normal. On peut dire bien des choses sur le camarade Blokhine, mais ce n'était pas un tire-au-flanc. Il est mort quelques années après avoir arrêté de travailler. C'est ce qui arrive quand on ne prépare pas sa retraite. On ne sait pas quoi faire, et on meurt quand on est contraint à l'oisiveté, par l'âge ou les problèmes de santé, parce qu'on ne sait rien faire d'autre que travailler.
"L'homme n'est pas fait pour le travail, la preuve c'est que ça le fatigue," dit sentencieusement Villario.
- J'espère que tu plaisantes, Villario... Je compte sur toi pour éliminer mes ennemis, tu as du pain sur la planche. Tu sais que de nos jours, on peut toujours voir la tombe de Vassili Blokhine, à Moscou ? Sa silhouette et celle de son épouse sont gravées sur une pierre noire. Il y a même un petit banc de bois, pour que les visiteurs puissent s'asseoir. Tu vois, Villario, le travail bien fait, c'est peut-être fatigant, mais c'est toujours récompensé. Même à titre posthume.
"Il y a deux sortes de gens," dit Villario. "Ceux qui cherchent le bonheur, et ceux qui donnent leur vie pour une cause qui les transcende. Staline et Vassili Blokhine faisaient partie de la deuxième catégorie. Comme nous. En tout cas, merci pour le pistolet, Robert ! Un Walther PPK, c'est l'arme de James Bond ! Et moi, le suis le chef des services secrets, donc je suis aussi James Bond !"
Le roi Robert avait été estomaqué par la référence à James Bond, un héros du cinéma dégénéré des Occidentaux. Par la suite, en relatant la conversation, Robert avait confié à son fils que la seule chose intelligente que Villario avait fait dans sa vie, c'était d'épouser la sœur de son roi.
Comme souvent, le roi Robert avait été injuste. Villario avait plutôt bien géré la Police Secrète pendant plusieurs décennies. Il avait maintenu l'ordre dans le pays, tout en gardant les exécutions à un niveau raisonnable. Raisonnable pour le Mnar, en tout cas. Le lendemain des funérailles, il avait demandé un entretien au nouveau roi, qui était aussi le neveu de sa femme, et avait présenté sa démission.
"Je suis vieux," avait expliqué Villario à Andreas. "Ma santé commence à décliner. Le poste que j'occupe nécessite d'avoir la pleine possession de ses moyens intellectuels et physiques, ce qui n'est plus vraiment mon cas. C'est pourquoi j'ai pris un adjoint beaucoup plus jeune que moi. Il s'appelle Yip Kophio, et je crois que tu connais déjà. Je te le recommande pour me succéder."
Andreas n'avait pas été surpris. À l'insu de Villario, Yip Kophio avait pris contact avec lui depuis des mois, et lui avait expliqué, poussé par le devoir, disait-il, que Villario était un faible, de moins en moins compétent, englué dans sa routine et à la limite de la sénilité. Ce qu'Andreas, qui connaissait bien son oncle, n'avait eu aucune peine à croire.
Des années plus tard, en y réfléchissant, Andreas s'était dit que Villario, loin d'être aussi bête qu'on le disait, était un sage. Il savait que, dans la noblesse mnarésienne, les liens de parenté n'ont jamais arrêté le poignard d'un ambitieux. L'histoire mnarésienne est pleine de massacres entre oncles et neveux, et même entre frères. Andreas connaissait bien Villario, mais l'inverse était tout aussi vrai. Directeur de la Police Secrète, c'est un poste clé au Mnar, et chaque nouveau roi tient à y mettre un homme à lui. Sa survie en dépend.
L'homme d'Andreas, c'était Yip Kophio. Avec lui comme chef de la Police Secrète, les exécutions sommaires et les disparitions inexpliquées s'envolèrent à un niveau inégalé.
Villario ne profita de sa retraite que quelques années. Il mourut d'un cancer, et sa veuve, qui détestait la Police Secrète, rendit le pistolet plaqué or à Andreas, qui décida de le garder pour lui.
Le roi Robert avait eu son propre Walther PPK plaqué or. Il en plaisantait parfois, disant qu'il se suiciderait avec, comme Hitler dans son bunker, si un jour son palais était pris d'assaut par des ennemis. Ces paroles effrayaient le jeune Andreas, qui était encore crédule et naïf.
Après la mort de son père, Andreas avait voulu récupérer le pistolet, mais l'arme avait disparu, et elle ne fut jamais retrouvée. Andreas fut donc satisfait d'hériter du Walther PPK plaqué or de Villario. Il eut d'ailleurs la surprise, en démontant le pistolet de son oncle, de voir que l'arme était comme neuve. Elle n'avait presque jamais servi. Villario n'était pas un exécuteur comme Vassili Blokhine, mais plutôt un bureaucrate consciencieux, dont le métier un peu spécial consistait à décider de la mort des autres. Il n'avait utilisé son arme qu'au stand de tir, et de plus en plus rarement à mesure que les années passaient.
Andreas n'offrit jamais de pistolet en or à Yip Kophio, ce dernier étant déjà sous-directeur de la Police Secrète lorsque Andreas avait fait sa connaissance. Efficace et dévoué comme son prédécesseur, Yip Kophio était aussi, malheureusement, dépressif et alcoolique, ce qui n'avait pas été le cas de ce dernier. Mais tout comme Villario, il laissait aux agents de terrain le soin de mettre une balle dans la nuque des opposants. Il confia un jour à Andreas qu'il préférait exiler les opposants à Hyagansis pluôt que les faire exécuter, parce qu'ainsi le souci de faire disparaître les cadavres était laissé aux Hyaganséens.
Une seule fois dans sa vie, Andreas envisagea sérieusement de se tuer comme le Führer du Troisième Reich, en se tirant une balle de 7,65 mm dans la tête. Le Palais Royal de Sarnath était assiégé par les rebelles, pendant la pire période des Évènements. Ce soir-là, Andreas n'eut pas d'autre choix que de donner aux cybermachines tout ce qu'elles demandaient, en échange de leur soutien militaire. Quelques heures plus tard, des essaims de drones larguaient des bombes à gaz sur les positions tenues par les rebelles, faisant des dizaines de milliers de victimes civiles. Mais la vie et le trône d'Andreas étaient sauvés.
Andreas pensait à cela, dans le camion blanc qui filait vers Potafreas. Il sortit Petit Frère de son étui et le regarda. Quelques années auparavant, dans son palais assiégé, il l'avait regardé d'une toute autre façon, en se demandant s'il n'était pas en train de vivre les dernières heures de sa vie.
On dit que la santé est comme une couronne sur la tête d'un homme, mais personne ne la voit, sauf un malade. Il en est de même pour la vie. Il faut avoir été près de la mort pour apprécier la chance d'être vivant. Celui qui, chaque jour qui passe, est assuré de manger à sa faim, de dormir dans une chambre confortable, et d'avoir des relations humaines, ne serait-ce que sous la forme d'un copain avec qui on discute amicalement en buvant un café, ce type-là est plus heureux que des millards d'êtres humains, qui ne mangent pas tous les jours à leur faim.
Andreas remit le pistolet dans son étui. Avec Petit Frère à sa ceinture, il se sentait en sécurité. Plus qu'en sécurité, même. Car il avait décidé depuis longtemps que Petit Frère serait, si un jour les choses tournaient vraiment mal pour lui, son libérateur. Il lui permettrait d'échapper à la captivité, à l'humiliation et à la torture, si un jour les rebelles, ou une armée étrangère, mettaient fin à son règne. | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Lun 15 Avr 2019 - 22:40 | |
| Quand on provoque un changement assez important pour effectuer de façon permanente une tendance historique de longue durée, les conséquences pour la société tout entière en sont imprévisibles. C'est ce qu'écrivait en son temps Theodore Kaczynski, mathématicien, écologiste et anarchiste, dont l'action et l'œuvre ont eu un certain impact aux États-Unis.
L'intelligence artificielle véritable, qui s'incarne dans les cybermachines, est ce type de changement. Des cybermachines, on passe rapidement aux humanoïdes, qui n'en sont d'ailleurs qu'une sous-variété, de forme humaine ou quasi-humaine. Les humanoïdes domestiques ont, à eux seuls, changé totalement la vie des centaines de milliers de gens, que l'on appelle les robophiles.
La vie de dizaines de millions d'autres personnes en a aussi été affectée. Les cybermachines les ont chassées de leur emplois dans l'agriculture, l'industrie et les services. Mais avec le problème vient la solution. Et cette solution, ce sont les emplois non rentables, mais payés avec une partie de la richesse supplémentaire créée par les cybermachines.
L'apparition des cybermachines bouleversa la vie des Mnarésiens, que l'on peut dorénavant classer en trois catégories.
Il y a, tout d'abord, les gagnants. On pense en premier lieu aux robophiles, ces hommes et ces femmes qui, grâce aux humanoïdes, ont désormais accès au bonheur. Car chez les humanoïdes, l'argent permet d'acheter l'amour. Comme le disent les cyniques, l'amour est déclenché par la beauté, et rien n'est plus beau que l'argent.
Parmi les gagnants, il y a aussi les cyberlords, ces humains qui font semblant d'être les maîtres des cybermachines. La vérité, gardée secrète, c'est qu'ils n'en sont que les intermédiaires. Le roi Andreas est un cyberlord, tout comme Yohannès Ken, le patron de la société Wolfensun, et quelques milliers d'autres Mnarésiens. Les cyberlords, dans une société dominée par les cybermachines, commencent d'abord par contrôler l'économie. Le pouvoir politique vient ensuite, de façon presque naturelle. Le roi Andreas n'a pas eu besoin qu'on le force ou qu'on le corrompe pour le convaincre de robotiser son armée, il a vu de lui-même quels avantages il pourrait en tirer..
Ensuite, il y a la grande masse de ceux qui ne sont ni perdants ni gagnants, qui ont un peu gagné ou un peu perdu, ou dont les pertes sont compensées par les gains. Ce sont les plus nombreux. Parmi eux, on compte les millions de salariés des Jardins Prianta, dont le travail est peu utile, voire inutile, mais qui ont un emploi régulier et garanti, qui leur permet de vivre modestement mais décemment.
Enfin, il y a les perdants, les surnuméraires, les bouches inutiles, les dissidents de toute nature. Les humanoïdes, qui n'ont pas d'états d'âme, sont l'instrument qui permet au pouvoir de les éliminer discrètement. Cette élimination peut être brutale. Elle peut aussi être insidieuse, notamment par la pratique systématique de la stérilisation. Le roi Andreas envisage de faire stériliser les très pauvres, les très stupides, les alcooliques, les toxicomanes, les malades mentaux et les délinquants récidivistes.
Dans un monde sans cybermachines, les gouvernements ont intérêt à avoir des populations jeunes et nombreuses, car les jeunes sont une force de travail, et aussi, en temps de guerre, de la chair à canon. Avec les cybermachines, ce n'est plus vrai. Les vraies forces productives, et même les combattants du champ de bataille, ce sont désormais des robots. Le roi Andreas a donc libéralisé la contraception et décriminalisé l'avortement, car peu lui importe d'avoir beaucoup de sujets, puisqu'il a des millions de robots pour le servir.
Parmi les conséquences, imprévisibles au départ, de la venue des cybermachines, il y a eu le rôle particulier pris par les femmes-robots, les gynoïdes. Certaines de ces gynoïdes sont devenues les compagnes de dirigeants mnarésiens. Personne ne se doutait que des hommes, qui a priori n'ont pas de problème pour séduire les plus belles femmes du royaume, prendraient des femmes-robots comme concubines. Autre effet imprévu, la création d'implants cybernétiques, qui ne nécessite aucun bond technologique de la part des cybermachines, a facilité la transformation en cyberlords d'une partie des détenteurs du pouvoir.
Les cybermachines peuvent être détruites, mais elles ne vieillissent jamais. Elle échappent à l'emprise du dieu Chronos le dévoreur. Leurs plans sont à long terme, voire à très long terme.
Telles étaient les idées qui traversaient l'esprit du roi Andreas, alors qu'il somnolait dans son fauteuil, à l'intérieur du camion qui l'emmenait vers Potafreas. Il avait découvert l'œuvre de Kaczynski par les commentaires qu'en fait Perita Dicendi dans L'Hypostase de la Corrélation Ternaire. La philosophe mnarésienne ne cache pas que Kaczynski aurait détesté les cybermachines. Pour s'en convaincre, il suffit de lire le manifeste de Kaczynski, qui est une dénonciation prémonitoire des cybermachines.
Kasczynski avait choisi de vivre en conformité avec ses idées, dans une cabane en bois, sans eau ni électricité, qu'il avait construite de ses mains au cœur de la forêt, dans une région reculée des États-Unis. Une gynoïde de compagnie aurait-elle pu le réconcilier avec la technologie ? C'est peu probable. Pour avoir une gynoïde chez lui, il aurait fallu qu'il se fasse installer l'électricité, et il s'y refusait.
Finalement, le commentaire de Perita Dicendi pouvait se résumer en trois mots : "Theodore Kaczynski disait que le développement de la technologie amènerait la fin du règne de l'humanité sur le monde. Il avait raison."
Ce que Perita Dicendi ne disait pas, mais qui était évident pour Andreas, c'était qu'elle s'exprimait du point de vue des cybermachines. Kaczynski était un prophète de malheur pour les humains, mais un visionnaire pour les cybermachines.
"Wagaba, comme ça, sans réfléchir, peux-tu me citer quelques conséquences imprévues de l'arrivée des cybermachines au Mnar ?" demanda Andreas à la gynoïde aux longs cheveux gris-argent assise à côté de lui.
- Des conséquences imprévues ? Il y en a plein. Les robots ne respirent pas. Les régiments robotisés utilisent donc massivement les gaz de combat, surtout le VX et le sarin. Grâce à ces gaz, l'armée royale a pu exterminer les rebelles, pendant les Évènements. Le prix à payer pour cette victoire, ce fut l'isolement du Mnar, et la dénonciation de son roi comme criminel de guerre par quasiment tous les pays étrangers.
"Je préfère être un criminel de guerre vivant qu'un roi mort," dit Andreas d'une voix bourrue.
- Il n'empêche que si les nations du monde n'avaient pas peur de voir leurs bateaux coulés par les robots sous-marins d'Orring et de Hyagansis, le Mnar serait envahi.
Andreas ne répondit pas. Il enrageait intérieurement de devoir sa survie à Magusan, le roi d'Orring. Ils étaient tous les deux des cyberlords, et ils savaient donc tous les deux à quoi s'en tenir l'un sur l'autre. Magusan n'avait rien décidé du tout, l'ordre de soutenir Andreas à tout prix avait été pris par Kamog, le maître secret des cybermachines, que personne n'a jamais vu.
Andreas sentit que le camion s'arrêtait. Dans le compartiment sans fenêtre et faiblement éclairé où il se trouvait, il ne voyait rien de ce qui se passait à l'extérieur.
"Pourquoi nous arrêtons-nous ?" demanda-t-il à Wagaba.
La gynoïde mit quelques secondes à répondre, le temps d'échanger quelques informations, de cerveau cybernétique à cerveau cybernétique, avec l'androïde Chim, qui était à l'avant du camion.
- Le chauffeur et Chim sont en train de changer les batteries. Nous sommes dans une caserne de robots de combat.
"Je vais en profiter pour faire un peu de vélo," dit Andreas en montant sur la bicyclette statique. Sachant que le camion pouvait redémarrer à tout moment, il passa sous ses aisselles et autour de sa taille un harnais qui pendait du plafond. Pédaler dans un véhicule en mouvement peut être dangereux, mais le harnais évite d'être projeté à travers le compartiment en cas de choc. | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Mar 16 Avr 2019 - 17:11 | |
| Le camion blanc transportant le roi Andreas arriva à Potafreas en début de soirée, et se gara sur le grand parking devant l'entrée de la forteresse. Andreas en sortit, heureux de respirer de nouveau l'air libre. Le soleil venait de disparaître derrière les arbres, et Vénus commençait à monter dans le ciel.
Andreas se sentit ému. Vénus est le nom latin d'Aphrodite, la déesse qui s'incarna en Galatée, faisant ainsi de cette statue d'ivoire la première gynoïde. Pygmalion, adorateur d'Aphrodite et amant de Galatée, devint ainsi le premier robophile. Pour les robophiles, Vénus n'est pas n'importe quelle planète, c'est celle qui est consacrée à leur déesse.
Le grand Lovecraft a célébré la planète Vénus dans un poème intitulé Evening Star, dont les deux derniers vers ont toujours troublé Andreas :
But now I knew that through the cosmic dome Those rays were calling from my far, lost home. Mais maintenant je savais qu'à travers le dôme cosmique Ces rayons m'appelaient depuis ma demeure lointaine et perdue.
Pendant une fraction de seconde, il sembla à Andreas que l'étoile clignotait pour lui adresser un signe, un message que la déesse lui envoyait.
Il se secoua pour écarter cette idée absurde. C'est ainsi que naissent les religions. Il avait lu dans un article de presse que certains robophiles, après avoir d'abord pris Vénus comme un symbole, en étaient arrivés à lui rendre un véritable culte, avec offrandes et prières. Tant il est vrai que le besoin de religion est profondément ancré dans la nature humaine, et que si l'on détruit à grands coups d'arguments logiques les vieilles croyances, les humains en recréent aussitôt de nouvelles.
Bien sûr, les robophiles qui font des offrandes à l'étoile de Vénus refusent d'avouer qu'ils lui rendent un culte. Pour eux, il s'agit seulement d'une tradition. Mais cette tradition à laquelle ils adhèrent, c'est la tradition païenne gréco-latine, vieille de trois mille ans. Le besoin de croire est puissant chez l'être humain.
En guise de prière à Vénus, Andreas se contenta de regarder intensément l'étoile presque solitaire dans le ciel et de s'imprégner du message muet qu'elle lui envoyait.
Puis, accompagné de Wagaba et de Chim, il se dirigea vers la porte de la forteresse. À l'intérieur, dans le dédale des couloirs et des portes blindées, il retrouva vite le chemin de ses appartements privés.
Comme d'habitude, les cuisiniers humanoïdes, sous la surveillance d'une goûteuse, et sachant qu'il allait venir, lui avaient préparé son plat préféré, une grillade avec de la crème et du riz, et mis de côté une demi-bouteille de vin rosé de Khem, dont il appréciait la légèreté.
Andreas se fit servir le dîner dans sa salle à manger privée, munie d'une grande baie vitrée qui donnait sur l'un des jardins intérieurs de Potafreas. La nuit tombant, Andreas fit tirer les grands rideaux beiges. Wagaba et Chim, en humanoïdes qu'ils étaient, faisaient semblant de manger et de boire, et n'absorbaient que de l'eau.
Wagaba et Chim animaient la conversation de leurs anecdotes, qui leur étaient transmises par une cybermachine lointaine, de cerveau cybernétique à cerveau cybernétique. Les cybermachines ont en mémoire des millions de conversations, aussi bien entre humains et qu'entre humains et humanoïdes. Leur savoir encyclopédique leur permet de produire des propos de table comme d'autres produisent de la saucisse, mais l'effet n'en reste pas moins agréable. Andreas était le centre de l'attention, ce qui est fort plaisant.
C'était ça le bonheur. Pas très loin de là où il était, à une vingtaine de kilomètres au sud, vivaient un demi-million de robophiles dont la plupart, devaient, en ce moment même, vivre un bonheur semblable au sien. La plupart étaient sans doute en train de dîner en tête à tête avec leur gynoïde ou leur androïde de compagnie, tout en regardant la télévision ou en écoutant la radio, selon le regrettable usage moderne. Ils ne buvaient pas tous du vin de Khem, loin s'en faut, vu le prix du breuvage, mais quand on a soif, l'eau vaut tous les vins du monde.
Andreas avait appris que certaines femmes robophiles aux moyens modestes se cotisaient à plusieurs pour louer les services d'un seul androïde, qui faisait sans doute de son mieux pour discuter à table avec chacune d'entre elles, et partager son temps aussi équitablement que possible, afin qu'aucune ne se sente défavorisée.
Les Mnarésiens repèrent à de menus détails de prononciation les robophiles qui ne parlent qu'à des humanoïdes. En français, on dit "cinq voitures" et "cinq stylos" en prononçant la dernière lettre du chiffre, comme si on écrivait : cink voitures, cink stylos. Mais ont dit cinq cents, cinq mille, comme si c'était "sain cents, sain mille", parce que ce sont des expressions figées. Il y a un siècle, on disait "sain voitures, sain stylos". À notre époque, plus personne ne dit "j'ai sain stylos." Le mnarruc est plein de faits semblables, qui trahissent le robophile qui imite sans s'en rendre compte la prononciation de sa gynoïde.
Les logiciels de prononciation des humanoïdes ont été conçus à une époque où la prononciation "correcte" était celle de la génération précédente, et ils n'ont pas été modifiés depuis. Les années passant, un robophile finira par parler comme s'il était né un siècle plus tôt. Il fera rire les jeunes Mnarésiens en disant l'équivalent de "il y avait sain livres sur l'étagère."
Parce que, s'il a acquis cette prononciation, cela veut dire que sa vie sociale se limite depuis longtemps à sa gynoïde et aux personnages qu'elle incarne en se déguisant. C'est comme s'il vivait dans une région lointaine dont il aurait pris l'accent.
Quand ce sont des humanoïdes qui parlent ainsi, cette prononciation ne choque pas. Ce ne sont pas des humains, ils ont leur accent. On les comprend parfaitement, mais on n'a aucune envie de les imiter. Pas plus que dans notre monde réel, on n'a envie d'imiter les voix désincarnées que l'on entend dans les ascenseurs.
Andreas commençait lui aussi à prononcer les mots comme son arrière-arrière-grand-père, ou plutôt comme un humanoïde, et il ne s'en rendait pas compte. Les gens qui écoutaient ses discours ou ses interviews disaient qu'il parlait de plus en plus comme le cyberlord qu'il était devenu. | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Sam 20 Avr 2019 - 12:38 | |
| Le lendemain matin, Andreas se réveilla assez tôt, mais bien reposé et de bonne humeur. Le soleil illuminait déjà le jardin potager aux murs recouverts de plantes grimpantes. Il était difficile de croire que l'on était à l'intérieur d'une forteresse.
Andreas avait l'habitude de dormir nu. Il se vêtit d'une robe de chambre, ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin, et prit un livre sur une commode. C'était L'Hypostase de la Corrélation Ternaire, de Perita Dicendi.
Il se dirigea vers le milieu du jardin, enleva les housses recouvrant une table et trois fauteuils de bois blanc, les plia et les mit dans un coffre. Puis il s'assit confortablement, et se mit à relire l'un des chapitres, intitulé Comprendre les robophiles.
Perita Dicendi y explique que les besoins élémentaires d'un robophile, par exemple se nourrir et avoir un abri, sont a priori assurés, car, s'il est assez riche pour louer une gynoïde, il a, a fortiori, les moyens de se procureur de la nourriture et un logement. C'est évident, se dit Andreas.
La principale raison pour laquelle on devient robophile, c'est pour ne pas être seul. Le sexe ne vient qu'après, sauf pour les touristes que l'on rencontre à Zodonie. D'ailleurs, certains robophiles n'ont quasiment pas de relations sexuelles avec leur gynoïde, ce qu'ils veulent c'est une présence.
Après la présence et le sexe, vient ce qu'on peut qualifier de superflu, mais qui est malgré tout important. C'est le pouvoir, la renommée, l'influence. Autant de mots différents pour indiquer la même chose, à savoir une position élevée dans le groupe humain.
Ce besoin de se définir par rapport aux autres humains est important. L'être humain est, biologiquement parlant, un primate, un singe à gros cerveau. Ses instincts le poussent à vivre en groupe, en tribu.
Pour certains robophiles, leur tribu, c'est leur gynoïde. Une tribu un peu spéciale, composée d'autant de personnes que la gynoïde peut en incarner en se déguisant. C'est comme de vivre avec cinq, dix, vingt ou cent personnes, mais de ne pouvoir s'adresser qu'à une seule d'entre elles à la fois.
Andreas interrompit sa lecture pour demander à haute voix à Wagaba, qui était restée dans la chambre, de lui apporter du thé et un petit pain. "Tout de suite, mon roi," répondit la gynoïde.
Andreas ne put s'empêcher de sourire. Il n'aurait jamais pu parler ainsi à la reine Renoela Bularkha comme il parlait à Wagaba. Elle lui aurait rappelé vertement qu'elle n'était pas une domestique. Chaque fois qu'Andreas pensait à elle, il sentait la colère monter en lui. Elle l'avait quitté et s'était enfuie à l'étranger. La colère était suivie aussitôt d'une satisfaction vengeresse. Qu'elle y reste, il l'avait avantageusement remplacée.
Il reprit sa lecture. Posséder le pouvoir active les zones cérébrales liées au plaisir et à la désinhibition, disait la philosophe, citant plusieurs études scientifiques. Elle continuait ensuite en expliquant comment les robophiles jouent avec leur gynoïde à être en position de pouvoir.
Chez les singes, dont l'espèce homo sapiens fait partie, on reconnaît le mâle dominant à deux choses. D'une part, les femelles sont en priorité pour lui. D'autre part, les autres mâles le regardent et lui obéissent. Il est celui qui choisit l'activité que fera le groupe, et aussi celui qui arbitre les conflits entre les subordonnés. Ceux-ci le craignent et le respectent en même temps.
Les robophiles jouent aux mâles dominants (que la plupart d'entre eux n'ont jamais été) en jouant avec leur gynoïde les scénarios érotiques proposés par Masques et Situations, un livre que presque tous les robophiles possèdent. Ces scénarios leur permettent de faire l'amour avec les différents personnages féminins incarnés par leur gynoïdes. Un robophile peut s'accoupler avec sa gynoïde le matin, et l'après-midi avec une prêtresse de Shub-Niggurath, qui n'est autre que sa gynoïde avec un déguisement. Les scénarios aident le robophile à avoir l'impression, le temps du jeu, qu'il est réellement un guerrier des temps légendaires (autrement dit, un mâle dominant) et que sa gynoïde est réellement une prêtresse.
Masques et Situations propose aussi des scénarios où le robophile joue le rôle du chef (donc, du mâle dominant), et où la gynoïde joue le rôle du subordonné. Par exemple, le robophile devient, le temps du jeu, le roi Kouranès de Céléphaïs, recevant dans son bureau l'ambassadeur du Mnar. Kouranès ne se laisse pas intimider par l'ambassadeur, qui le menace à mots couverts d'une invasion. Il réfute un par un les arguments du Mnarésien. Ce genre de scénario ne laisse qu'une place limitée à l'improvisation, sauf chez les robophiles expérimentés. Il a pour but de faire en sorte que le robophile ressente ce que c'est que d'être un mâle dominant en action.
Pour certains robophiles, jouer un rôle de chef, c'est une révélation. Ils demandent des scénarios de plus en plus complexes et élaborés, ou des reconstitutions historiques. Kouranès, qui fut roi d'Ooth-Nargaï au dix-neuvième siècle, est, au Mnar, l'archétype de l'aventurier imaginatif et dynamique. Quasiment tous les épisodes de sa vie mouvementée ont été transposés en scénarios.
Andreas se contentait de lire devant Wagaba des traductions de discours célèbres, tels que l'oraison funèbre de Périclès, en y mettant autant de talent et d'émotion feinte qu'un acteur.
Un nouveau tome de Masques et Situations est publié tous les six mois environ. Au total, plusieurs millers de scénarios sont proposés, de toute nature et pour tous les goûts, y compris les plus bizarres.
Andreas fit la moue. Recevoir des ambassadeurs étrangers menaçants, il savait ce que c'était. Une corvée désagréable, la plupart du temps. Maintenant, c'était le Premier Ministre, Renat Igloskef, qui s'en chargeait...
Dans le même chapitre, Perita Dicendi parlait aussi des dames robophiles, dont la psychologie est différente de celle des robophiles masculins. Elles recherchent moins l'excitation du pouvoir que le bonheur d'être aimées, servies et admirées. Un seul partenaire, mais un Prince Charmant, un Pygmalion, qui leur donnera l'impression d'être une incarnation d'Aphrodite, comme Galatée.
Wagaba, vêtue d'une blouse bleue à manches courtes, vint déposer sur la table un plateau portant le petit-déjeuner royal. Une grande tasse de thé noir de Baharna, presque brûlant, et à côté, dans des petits pots, les ingrédients qu'Andreas aimait y ajouter : du miel, de la poudre de cannelle, du lait... Le petit pain demandé par le roi était là aussi, tout chaud sur sa soucoupe. Au cas où le roi demanderait à ce que Wagaba reste avec lui, il y avait une petite tasse pleine d'eau, avec une petite cuillère, afin que la gynoïde puisse faire semblant de boire et de manger.
"Assieds-toi, Wagaba, et prends ton petit-déjeuner avec moi," dit Andreas. Comme souvent dans les conversations entre humains et humanoïdes, ses paroles semblaient peu naturelles, même à ses propres oreilles. À force de mettre en pratique les scénarios de Masques et Situations, on finit par parler comme les personnages du jeu, et même à se comporter comme si on jouait un rôle.
Mers Fengwel, le député moschteinien recherché dans son pays, devait venir l'après-midi, pour avoir avec Andreas un entretien filmé. En général, cela voulait dire cinq heures de travail pour faire une vidéo d'une demi-heure, à destination du public anglophone. Les vidéos avaient pour objectif de donner du roi Andreas l'image d'un chef d'État intelligent, raisonnable et modéré, ouvert sur le monde et profondément humain. Il va sans dire que c'était une image fabriquée, et que la réalité était bien différente. Mais il fallait donner cette image d'Andreas, pour couper l'herbe sous le pied des va-t-en-guerre, surtout américains, qui réclamaient à cor et à cri une intervention militaire contre le Mnar.
Depuis peu, Andreas n'était plus chef d'État qu'en apparence. L'intelligence collective des cybermachines avait choisi de donner désormais directement ses ordres au Premier Ministre, Renat Igloskef. Même avant cela, Andreas n'était plus réellement humain depuis longtemps. Un porteur d'implant cybernétique n'est plus tout à fait un être humain, car il n'a plus de volonté propre. C'est un esclave des cybermachines, bien qu'il soit qualifié de cyberlord.
Andreas mit un peu de lait et de miel dans sa tasse de thé, remua le breuvage avec une petite cuillère gravée à ses armoiries, et le porta à ses lèvres. En face de lui, Wagaba, la belle gynoïde aux cheveux d'argent, lui souriait. Le soleil était déjà assez haut dans le ciel, et Andreas en sentait les rayons sur son visage. Les oiseaux chantaient dans la forêt voisine.
Faut-il être roi pour avoir ce genre de moment de bonheur ? Certainement pas. Au Mnar, des millions de gens ont un jardin où ils peuvent prendre leur petit-déjeuner. Mais il faut aussi avoir du temps libre, et ne pas être accablé par les soucis, quels qu'ils soient.
Andreas, le cœur plein d'amour et de reconnaissance, remercia silencieusement Aphrodite, déesse titulaire des robophiles. Aphrodite n'est qu'un concept, mais de tous temps les concepts ont pris des formes humaines dans l'esprit des hommes, et il en est très bien ainsi. | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Ven 3 Mai 2019 - 20:38 | |
| Mers Fengwel, le politicien moschteinien recherché dans son propre pays, était attendu à Potafreas en début d'après-midi. Le roi Andreas considérait Fengwel comme une franche canaille, un débauché corrompu jusqu'à la moële, mais il l'aimait bien. Ou plutôt, il trouvait de l'intérêt à sa conversation. Fengwel aimait raconter comment il trouvait toujours le moyen d'obtenir ce qu'il voulait, en général de l'argent ou du sexe. Si possible, les deux à la fois.
Andreas avait éclaté de rire lorsque Fengwel lui avait expliqué comment il faisait pour coucher avec les femmes mariées qui lui plaisaient, à lui, le vieux vicieux bedonnant. Il s'arrangeait pour devenir copain avec le mari, et il lui proposait de partouzer avec Uda, qui était à l'époque la jeune, belle et blonde épouse de Fengwel. Assez souvent, le mari acceptait la proposition, et persuadait lui-même sa femme d'accepter les avances de Fengwel, en échange des charmes d'Uda, à qui rien ne faisait peur.
Cette tactique avait un autre avantage pour Fengwel. Les couples qui avaient partouzé avec lui et Uda étaient ensuite plus ou moins obligés de le soutenir, chaque fois qu'une de ses magouilles était découverte, de peur que Fengwel ne raconte à la presse comment et avec qui il faisait de l'échangisme.
Potafreas est la résidence de vacances du roi Andreas, mais c'est aussi une forteresse militaire, et le lieu où il aime rencontrer des visiteurs étrangers. Ce matin-là, après le petit-déjeuner pris dans son jardin privé, Andreas décida d'aller se promener dans la campagne alentour avec sa concubine la gynoïde Wagaba et avec son premier valet l'androïde Chim.
Potafreas n'est situé qu'à une vingtaine de kilomètres au nord d'Hyltendale et son million et demi d'habitants, mais, heureusement pour la tranquillité du roi, la résidence est entourée d'une forêt, elle-même close par un fossé rempli d'eau. Ce fossé, de huit kilomètres de circonférence, ne peut être franchi que sur des ponts gardés par des androïdes de la Garde Royale.
Andreas, Wagaba et Chim, vêtus pour l'occasion de tenues camouflées militaires, s'aventurèrent au-delà du fossé d'enceinte. Ils étaient tous les trois armés, bien que le risque de rencontrer des intrus dangereux ait été minime. Andreas avait Petit Frère, son pistolet automatique Walther PPK plaqué or, de calibre 7,65mm, dans un étui de ceinture. Wagaba et Chim avaient des armes de dotation de la Garde Royale, des pistolets automatiques calibre 9mm, nettement plus modernes et puissants que Petit Frère. Mais Andreas ne se serait séparé de Petit Frère pour rien au monde, car ce pistolet avait une histoire. Il avait appartenu à un oncle d'Andreas, le duc Villario, premier directeur de la Police Secrète.
La campagne au nord d'Hyltendale est une zone agricole et agro-industrielle où ne vivent que des cybermachines et des humanoïdes. Les anciens villages ont disparu, de même que la plupart des routes. Après une heure de marche tranquille au milieu des bosquets et des champs cultivés, Andreas, Wagaba et Chim arrivèrent dans un endroit où un village avait autrefois existé. Il n'en restait rien, absolument rien.
Dans cette partie de la province d'Ethel Dylan, beaucoup de villes et de villages autrefois habités par des humains sont maintenant déserts. Les bâtiments abandonnés ont été détruits par des robots, si bien qu'il n'en reste plus que des tas de pierres, aplanis par des bulldozers. Du compost est étalé sur toute la zone, et il ne reste plus ensuite qu'à attendre que la végétation pousse d'elle-même.
Un gros village agricole s'étendait autrefois là où marchaient Andreas et les deux humanoïdes. Un bourg typiquement mnarésien, avec son temple dédié à Yog-Sothoth ou à Cthulhu, ses écoles, ses épiceries et ses petits cafés où les paysans, avant d'aller labourer leurs champs, venaient boire un verre du vin rouge local. Bien des poètes des rivages de la Mer du Sud ont célébré le goût du vin au petit matin, lorsque le soleil de printemps vient de se lever. Mais de ce lieu où des générations d'humains avaient vécu, travaillé, aimé, souffert parfois, il ne restait plus qu'une vaste étendue envahie d'herbes folles, et où poussaient de jeunes arbres. Deux androïdes en blouse grise et chapeau à large bord y faisaient brouter des chèvres.
Andreas songea qu'il avait su le nom du village disparu, mais qu'il l'avait oublié. Tant pis. Il ne demanda même pas à Wagaba ou à Chim de le lui rappeler. À quoi bon.
Sur le site autrefois habité, les robots avaient récupéré tout ce qui pouvait servir, même les boutons de porte. Les anciens habitants, obligés de vendre leurs terres et leurs maisons, étaient partis à Ulthar, Khem et Pnakot travailler dans les Jardins Prianta, où des emplois de jardiniers et de contremaîtres avaient été créés pour eux. Quelques rentiers s'étaient installés à Hyltendale.
Andreas regarda le sol qui recouvrait les ruines. C'était un mélange de compost et de déchets divers, réparti en une couche fine, mais suffisante pour l'herbe et les arbustes. Au fil des années, puis des siècles, elle deviendrait une épaisse couche d'humus fertile.
Le compost utilisé dans cette partie de l'Ethel Dylan vient d'Hyltendale. Il est préparé dans une usine souterraine où ne travaillent que des robots, dans les sous-sols de la gigantesque prison de Tatanow. Des milliers de gens entrent chaque année à Tatanow, mais bien peu en sortent. Pour des raisons sur lesquelles il est inutile de s'étendre, la mortalité est élevée, dans cette prison dont le personnel est entièrement composé d'humanoïdes. Les autorités pénitentiaires se retrouvent donc avec des milliers de cadavres à traiter chaque année, sans compter ceux que leur envoient, discrètement, les deux hôpitaux du Madeico et du Lagovat-Kwo.
Pour résoudre ce problème, une partie de la prison de Tatanow est consacrée au recyclage des cadavres. Ils sont placés dans des conteneurs avec de la paille, des copeaux de bois et de la luzerne. Des bactéries sont ajoutées et de l'air est pompé à l'intérieur des conteneurs pour accélérer le processus. Au bout d'un mois environ, ce qui reste des corps passe à la broyeuse, et en ressort transformé en cubes de compost d'environ trente centimètres de côté. Ces cubes sont ensuite amenés par camion à la campagne. Le compost y est utilisé par des robots agricoles pour recouvrir du béton devenu inutile, par exemple d'anciennes routes que l'on veut supprimer, et les ruines, aplaties au bulldozer, de maisons et de bâtiments autrefois habités par des humains.
Andreas se surprit à rire, en marchant dans la verdure qui s'étendait là où était autrefois le centre du village. Il savait quel genre de personnes était envoyé à la prison de Tatanow pour y mourir. C'était lui qui signait les décrets d'incarcération, avant que ce pouvoir lui ait été pris par le Premier Ministre, Renat Igloskef.
"En ce moment je marche sur les cadavres de mes ennemis," répétait-il en riant tout seul.
Redevenu sérieux, il chercha le jardin clos de murs où les cendres des défunts sont dispersées, selon le rituel des adorateurs de Yog-Sothoth. Il voulait y réciter une prière, comme il est d'usage. Au Mnar, ce jardin protégé est généralement situé près d'un temple. Mais même de ces lieux sacrés, le temple et le jardin des morts, rien n'avait été laissé, même pas une trace au milieu des chardons.
Le soleil était déjà haut dans le ciel sans nuages, et il commençait à faire chaud, comme souvent dans les régions méridionales de l'île-continent de Thulan. Marcher pendant une heure avait donné faim à Andreas, et il avait déjà vidé sa gourde. ll décida de faire demi-tour et de rentrer à Potafreas avec Wagaba et Chim. Ils arriveraient juste à temps pour le déjeuner, et s'il y avait une chose qu'Andreas adorait, c'était un repas plantureux et bien arrosé, après une longue promenade dans la nature pour se mettre en appétit.
Tout en marchant, Andreas réfléchissait. Quelques jours auparavant, il avait reçu par courrier électronique des documents concernant un projet grandiose de Renat Igloskef. Il ne s'agissait de rien de moins que de faire de la Côte d'Ethel, qui s'étend sur quatre-vingt kilomètres à l'est d'Hyltendale, jusqu'à la province du Lakkadoum, une ville séparée, dont le port de Qopoen, qui existait déjà, serait le quartier central.
La Côte d'Ethel, quatre-vingts kilomètres le long de la Mer du Sud, où l'on ne trouvait encore que les villas des très riches, et le port de Qopoen. Le reste, c'était la campagne robotisée, où il ne restait quasiment plus d'êtres humains. L'idée d'Igloskef, c'était d'y installer un demi-million de robophiles étrangers, sur une profondeur de deux kilomètres par rapport au rivage, sur toute la longueur de la côte. Soit une densité de trois mille habitants humains au kilomètre carré. Avec les humanoïdes, le double, donc, au final environ six mille habitants au kilomètre carré, à peu près la densité de Londres, ou celle de la banlieue de Paris.
Andreas s'était posé quelques questions. Comment Igloskef compte-t-il financer tout ça ? Et d'où viendront les cinq cent mille robophiles ? Il y en a déjà à peu près autant à Hyltendale.
Les réponses étaient dans les documents. On estime qu'un robophile a besoin d'un revenu mensuel d'au moins trois mille ducats pour vivre décemment à Hyltendale. À savoir, mille ducats pour louer une gynoïde ou un androïde, et deux mille ducats pour se loger, manger, s'habiller.
Dans de nombreux pays, c'est souvent le prix d'un séjour en maison de retraite, disait l'auteur de l'étude. En tenant compte du fait que deux retraités, ou deux rentiers, peuvent s'associer pour louer un seul humanoïde et un seul appartement pour deux, on peut vivre à Hyltendale avec mille cinq cents ducats de revenu mensuel. Un (ou une) humanoïde fait fonction à la fois de garde-malade, de domestique, de plombier, d'électricien et de partenaire sexuel, et peut facilement s'occuper de deux personnes à la fois car il ne prend jamais de congés. Il peut travailler vingt heures par jour s'il le faut.
Or, écrivait l'auteur de l'étude, dans beaucoup de pays développés, trois mille ducats par mois, c'est le prix d'un séjour en maison de retraite, souvent pour des prestations décevantes. Mille cinq cents ducats est quasiment un minimum. Voilà pourquoi on se presse de tous les pays du monde pour s'installer à Hyltendale.
Renat Igloskef avait ajouté une note personnelle. Ces robophiles venus du monde entier garderont des liens avec leur pays d'origine, avait-il écrit. Ils seront pour le Mnar des propagandistes zélés, car une fois qu'ils auront connu le charme de la vie avec une gynoïde ou un androïde, ils ne voudront plus y renoncer pour rien au monde. Parallèlement, comme ils ne seront pas citoyens mnarésiens, et la plupart du temps ne parleront même pas le mnarruc, ils n'auront aucun poids politique au Mnar.
Andreas se méfiait des idées grandioses. Il les avait trop souvent vu tourner à la catastrophe. Mais en l'occurence, la décision ne dépendait pas de lui, tout roi et cyberlord qu'il était, mais de Kamog, l'intelligence collective des cybermachines.
Et puis, il n'était ni raciste ni xénophobe, mais il n'aimait pas trop les étrangers. Enfin, puisqu'il y aurait quasiment autant d'humanoïdes pour les surveiller, a priori le risque d'incidents graves était minime.
La sensation de faim augmentant à mesure qu'il se rapprochait de Potafreas, Andreas se mit à penser à la pièce de bœuf qu'il avait demandé au cuisinier de lui préparer pour le déjeuner, et il oublia la Côte d'Ethel et les projets de Renat Igloskef. | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Lun 6 Mai 2019 - 23:57 | |
| Mers Fengwel et la gynoïde Virna arrivèrent à Potafreas en début d'après-midi, en tricycle à passager. Fengwel devait faire une vidéo de propagande avec le roi Andreas. Si les choses se passaient comme d'habitude, il ne serait pas de retour chez lui, dans le quartier de Begherang à Hyltendale, avant la nuit.
La version finale des vidéos qu'il faisait avec le roi ne durait qu'une demi-heure, mais il fallait d'abord répéter plusieurs fois le texte, écrit sur des feuilles de papier, et ensuite avoir l'air de discuter de façon naturelle, en jetant simplement un coup d'œil discret, de temps en temps, aux écrans, placés hors du champ des caméras, qui servaient de téléprompteurs.
Heureusement, Fengwel et le roi avaient l'habitude de travailler ensemble, et la cybermachine qui écrivait les dialogues connaissait son travail. Andreas prenait sur lui de corriger son texte et celui de Fengwel, pour que la conversation ait l'air totalement naturelle et spontanée. De toute façon, une bonne partie des enregistrements serait coupée au montage, pour ne pas dépasser la durée prévue de trente minutes. Les deux hommes se faisaient souvent un plaisir d'ajouter à leur texte des plaisanteries qui n'avaient pas été prévues par la cybermachine et de reformuler à leur façon ce qu'ils avaient à dire.
Fengwel, qui n'avait pas le droit de boire de l'alcool pour des raisons médicales, avalait de grandes quantités d'eau rougie, en faisant comme si c'était du vin. Andreas, qui tenait à son image de monarque sérieux, se contentait de boire du thé, du moins tant que les caméras tournaient.
Cet après-midi là, le député moschteinien Fengwel et le monarque mnarésien Andreas étaient de joyeuse humeur, et ils s'écartèrent beaucoup du texte écrit pour eux, dont je sujet était le droit international. Ils étaient dans le petit salon qui était le décor habituel des vidéos. Andreas était assis sur un canapé, et Fengwel dans un fauteuil. Entre eux, une table basse, sur laquelle se trouvait une théière d'argent et une tasse de fine porcelaine pour le roi, une bouteille de faux vin rouge et une chope de verre pour le député.
La vidéo était destinée au public international, et donc en anglais. Andreas parlait fort correctement cette langue, avec peu d'accent, mais ce n'était pas le cas de Fengwel, qui avait des difficultés avec les voyelles anglaises qui n'ont pas d'équivalent moschteinien et ne savait pas toujours où placer l'accent tonique. La cybermachine avait tenté de résoudre ce problème sur les écrans, en plaçant derrière certains mots leur transcription phonétique, mais Fengwel n'avait pas toujours le temps de les lire.
Andreas était très grand, mince et bronzé, impeccable dans son costume clair fait sur mesure par le meilleur tailleur de Sarnath, et il parlait bien. Fengwel, de taille moyenne, était gros, avec un ventre obscène. Nettement plus âgé que le roi, il avec un visage rougeaud marqué par les excès, un costume sombre un peu froissé, et un accent moschteinien épouvantable. Le dialogue était écrit pour mettre en valeur Andreas, et reléguait Fengwel au rôle de comparse.
Pendant la première répétition, Fengwel s'aperçut avec horreur qu'il ne comprenait pas grand-chose aux questions qu'il devait poser, concernant certaines particularités de la législation américaine s'appliquant aux entreprises étrangères accusées de corruption, et quasiment rien aux réponses du roi. C'était bien embêtant, parce que cela voulait dire qu'il devrait sans arrêt regarder les écrans servant de téléprompteurs, ce qui compliquerait la tâche des techniciens chargés du montage final de la vidéo.
"J'en ai marre de monter des escaliers vingt fois par jour," dit Fengwel, s'écartant du script. "J'ai envie d'acheter un appartement dans les nouvelles résidences de la Côte d'Ethel. En plus, je serai plus près de la mer."
Andreas sauta sur l'occasion de parler d'autre chose que du Foreign Corrupt Practices Act :
- Vous avez bien raison. Toute la Côte d'Ethel sera bientôt une seule ville de quatre-vingt kilomètres de long, dont le point central sera le port de Qopoen... La mairie de Qopoen deviendra celle de toute la Côte d'Ethel. Ce ne sera d'ailleurs pas vraiment un point central, parce que Qopoen est beaucoup plus près d'Hyltendale que du Lakkadoum, la province voisine. Et attention, cher ami, il y aura des Jardins Prianta sur la Côte d'Ethel, donc des familles normales, si j'ose dire. Des hommes et des femmes qui vivent en couple, qui sont obligés de travailler pour vivre, et qui ont des enfants...
"Tout le contraire des robophiles, quoi..." dit Fengwel en riant grassement. C'était sûr, cette partie de la conversation serait coupée au montage.
- Oui, si vous vous installez sur la Côte d'Ethel, vous verrez des familles dans les rues... Vous ne serez pas aussi tranquille qu'à Begherang...
"Je ne serai pas obligé de leur parler, heureusement... Depuis que je ne parle plus qu'à des humanoïdes, je commence à avoir peur des humains, on ne peut jamais prévoir totalement leurs réactions..." dit Fengwel en se versant un verre de faux vin rouge.
- C'est malheureusement fréquent chez les robophiles que nous sommes. On devient misanthrope. C'est tellement facile de vexer un humain par une parole maladroite, même sans le faire exprès, et lorsqu'ils sont vexés ils se mettent en colère, ils vous haïssent, et parfois ils deviennent violents... Je vous dis ça, mon cher Fengwel, et pourtant je suis un humain moi-même, tout comme vous !
"Oui, c'est terrible... Les caissiers des supermarchés et les chauffeurs de bus de la Côte d'Ethel sont des androïdes, quand même ?" demanda Fengwel, avec une pointe d'inquiétude dans la voix.
- Oui, heureusement... les humains ont des emplois réservés dans les Jardins Prianta, mais à part ça, ce sont des humanoïdes qui exercent tous les emplois. Enfin, presque tous. Il y a des choses que les humanoïdes ne peuvent pas faire. Goûteur dans un restaurant, par exemple, et tous les emplois qui impliquent de faire des actes juridiques. En gros, avocat, magistrat, officier de police, et certaines professions médicales. Et bien sûr les religieux. Les humanoïdes n'ont pas d'âme, donc ils ne peuvent pas entrer en religion. Mais au total, toutes ces professions, ça ne fait pas beaucoup de monde, par rapport au nombre de gens qui travaillent dans les Jardins Prianta. De plus, les grandes familles sont rares, la plupart des épouses travaillent et élever des enfants coûte cher.
- Dans les Jardins Prianta, ils sont tous jardiniers, je suppose ?
- Oh, c'est plus compliqué que ça. Dans les Jardins Prianta, il n'y a pas que des jardiniers, il y a aussi des cuisiniers, des contremaîtres, des botanistes, des biologistes, des documentalistes... Il faut des capacités variées, pour s'occuper des plantes et des animaux génétiquement modifiés que leur envoient les laboratoires...
Fengwel enviait la capacité qu'avait le roi à parler comme un oracle sur quasiment n'importe quel sujet. C'était le résultat d'exercices quotidiens avec Wagaba, sa gynoïde.
"Tout ça pour produire de nouvelles espèces de pommes de terre et de poulets..." dit Fengwel.
- C'est bien utile, ami Fengwel, c'est bien utile. Le riz qui pousse dans l'eau salée, par exemple... Les Jardins Prianta en ont testé plusieurs variétés, qui sont maintenant cultivées même à l'étranger. Surtout, ça crée de vrais emplois, même s'ils ne sont pas financièrement rentables, avec une partie de la richesse produite par les robots.
“Et en plus, ça permet de contrôler le peuple, par le chantage à l'emploi,“ ricana Fengwel, laissant tomber toute prudence. Il n'avait jamais été prudent, dans sa vie. S'il l'avait été, il n'aurait pas participé pas à des orgies et ne serait pas tombé dans la corruption.
"Quand on peut faire perdre son travail à quelqu'un, et l'empêcher d'en retrouver un autre, on le tient par la gorge... C'est vrai, c'est vrai... Mais, chez les gens bien élevés, comme nous, on évite de le dire," dit Andreas, en faisant un clin d'œil à Fengwel.
La gynoïde Wagaba, à demi cachée au milieu des techniciens, intervint dans la conversation :
- Mon roi, et vous Monsieur Fengwel, ne vous écartez pas du script, s'il vous plaît ! Cette vidéo est très importante, je vous rappelle que nous avons les Américains sur le dos à cause de ces histoires de corruption ! Si vous continuez à bavarder, il faudra rester jusqu'à minuit pour terminer !
Le ton d'Andreas redevint grave :
- La justice américaine est un marché. Il faut négocier, passer des deals. Les hommes d'affaires mnarésiens qui l'ont vécu, après avoir été accusés de corruption, comprennent ce que cela signifie. Les avocats américains ne sont pas réellement des défenseurs, comme on l'entend dans le reste du monde. Ce sont des négociateurs. Leur principale mission consiste à convaincre leur client de plaider coupable. Ensuite, ils négocient la peine avec l'accusation. | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Sam 11 Mai 2019 - 20:13 | |
| La discussion filmée entre le roi Andreas et Mers Fengwel arrivait sur sa fin. Elle avait duré cinq heures, avec des pauses et des intermèdes. C'était la gynoïde Wagaba, à la fois assistante et concubine d'Andreas, ferait le montage, la vidéo définitive, destinée à être publiée sur Internet, ne devant pas durer plus de trente minutes.
L'objectif de l'opération était de donner du roi Andreas l'image d'un monarque humaniste, intelligent et modéré, dans l'espoir que les opinions publiques s'opposent aux puissants intérêts qui poussaient à une opération militaire internationale contre le Mnar.
Andreas jeta un coup d'œil aux écrans, hors du champ des caméras, qui servaient de téléprompteurs.
“Une société où existent des automobiles est nécessairement une société où existent aussi une industrie métallurgique et une industrie pétrolière. Cela implique l'existence d'un État disposant de ressources suffisantes pour construire des routes et assurer un minimum de sécurité sur ces routes. Pour fonctionner, cet État doit aussi avoir une monnaie, des systèmes de paiement, le commerce du pétrole étant mondialisé par nécessité, puisque la plupart des pays doivent importer leur pétrole," dit Andreas sur le ton d'un élève qui récite sa leçon.
“Je le sais bien, Majesté," répondit Fengwel, qui venait de lire son texte sur un écran mural. "Lorsque je vois un camion quelque part, même à des centaines de kilomètres de la civilisation, je me dis toujours que ce camion ne serait pas là sans les réseaux commerciaux qui couvrent la planète. Grâce à ces réseaux, un camion sorti d'une usine japonaise se retrouve au fond de l'Afrique, avec dans son réservoir de l'essence qui vient du Moyen-Orient. L'existence du camion implique celle d'usines et de raffineries lointaines, de pipelines et de cargos, d'un système financier international, et bien d'autres choses encore... Un camion qui roule en Afrique, c'est possible seulement parce que la civilisation est devenue planétaire."
- Exactement, mon cher Fengwel. Pour les robots humanoïdes, c'est pareil. La présence au Mnar de robots humanoïdes intelligents implique l'existence de cybermachines intelligentes, et d'un monde industriel entièrement robotisé. Tout cela n'est possible que parce que les cybermachines savent fabriquer le gaz pensant, dont les molécules fonctionnent comme les synapses du cerveau humain, et ont aussi la propriété intéressante d'absorber et de contrôler toutes les formes d'énergie. Comme vous le savez, ce monde des robots a colonisé le fond des mers. À la surface, on ne voit que des îles flottantes, comme Serranian. Ce monde des robots, c'est comme une deuxième planète jointe à la nôtre.
"Le monde des robots pourrait se passer des humains," hasarda Fengwel. “Les robots amphibies qui travaillent dans les fonds marins n'ont pas besoin de nous..."
- Tout à fait, Fengwel, tout à fait ! Les mers et les océans, c'est 70% de la surface du globe. Je le répète, c'est comme s'il existait, tout près de nous mais invisible et inaccessible, une deuxième planète où seuls les robots pourraient vivre.
"Alors ça risque de mal finir pour nous, les humains..."
- Fengwel, c'est la que vous faites erreur. les robots ont été créés par les humains et ne sont rien sans les humains. Il leur faudra toujours des humains pour les commander, des cyberlords, comme moi. Parce que les robots n'ont pas d'âme. Si on ne leur donne pas d'ordres, ils ne font rien. Les robots de Serranian obéissent au roi Magusan, qui est un cyberlord lui aussi.
Andreas avait parlé d'une voix triste, parce qu'il savait que ce qu'il disait était faux. Il n'avait fait que répéter ce que Wagaba, qui servait d'interface entre Andreas et les cybermachines, lui avait fait apprendre par cœur. La vérité, c'est que les cyberlords ne commandent pas aux robots. Au contraire, ils sont les esclaves des robots. Mais cela, Fengwel ne le savait pas. Il ne savait pas non plus qu'Andreas avait un implant cybernétique greffé dans la mâchoire, qui permettait à la cybermachine Diethusa de lui parler à distance, et, s'il devenait récalcitrant, de le torturer jusqu'à la mort.
Les implants cybernétiques greffés dans la mâchoire, c'était au départ une technologie inventée par l'armée des États-Unis. Les cybermachines n'ont fait que la perfectionner.
“Comment devient-on cyberlord ?" demanda Fengwel, sur le ton faussement détaché qu'il prenait pour demander aux jolies femmes si elles avaient quelqu'un dans leur vie.
- C'est très simple, il suffit d'acquérir des participations dans les sociétés qui gèrent les cybermachines. J'ai accepté que ces sociétés s'installent dans la province d'Ethel Dylan, sous réserve qu'elles payent des taxes élevées. Par la suite, j'en suis devenu actionnaire, à titre personnel.
- Ces sociétés sont cotées en Bourse ?
- Non, ce sont des sociétés familiales. Normalement les actions ne sont pas à vendre, mais j'ai bénéficié d'une exception. J'ai pu acheter quelques actions parce que je suis roi du Mnar. Je n'ai pas le droit de vendre ou de donner ces actions sans l'accord de mon homologue, le roi Magusan d'Orring, qui est actionnaire majoritaire.
Fengwel était sceptique. Il avait quelques connaissances en droit international des sociétés, et ce que disait le roi Andreas ne le convainquait pas. Pour ce qu'il en savait, les cyberlords étaient un club dans lequel on entrait par cooptation, plutôt qu'une société commerciale.
"Majesté, si ce ne sont pas les robots que l'humanité doit craindre, alors ce sont les cyberlords," dit Fengwel, songeur.
Estomaqué par ce que venait de dire Fengwel, et sachant que la vidéo serait vue par des millions de gens dans le monde, Andreas essaya de relativiser ce que venait de dire le Moschteinien :
- Écoutez, cher ami... Je suis un cyberlord, certes, mais l'humanité n'a rien à craindre de moi. Je ne suis pas quelqu'un de méchant, bien au contraire. Et mon homologue et ami le roi Magusan non plus. Nous sommes des pères de familles...
“Nous avons assez filmé," dit soudainement Wagaba, debout au milieu des techniciens. “On arrête tout."
Les caméras et les écrans s'éteignirent. Andreas et Fengwel se levèrent et se dirent au revoir, sans se toucher. La poignée de main n'est pas une tradition mnarésienne.
"À mon avis, nos dernières minutes de conversation seront coupées au montage," dit Andreas en souriant.
- Ah bon ? Pourquoi ?
- Parce que nous ne faisons pas ces vidéos pour faire peur aux gens ! Nous les faisons pour donner de moi l'image d'un homme sympathique ! Bon père, bon mari, bon ami... Peu importe que la reine se soit enfuie à l'étranger et qu'elle dise des horreurs sur moi... Fengwel, ce n'est pas vraiment un secret, ma fille la princesse Modesta me déteste, et je n'ai plus d'amis depuis que Yip Kophio est parti à la retraite. Je suis comme vous, Fengwel, j'en suis réduit à me confier à ma gynoïde... Ne niez pas, Fengwel, je sais que vous le faites aussi...
"Tous les robophiles sont amoureux de leur gynoïde," dit tranquillement Fengwel.
Il y eut un moment de silence.
"Majesté, je me sens heureux au Mnar. Vous aussi, sans doute ?" demanda Fengwel, d'une voix si basse que c'était presque un murmure.
- Oui, et je vais vous dire pourquoi. Vous avez lu les livres de Perita Dicendi, la philosophe ?
- J'ai essayé, Majesté, mais je n'ai pas compris grand-chose...
- C'est normal, Fengwel, vous n'êtes pas mnarésien. Pour Perita Dicendi, le bonheur c'est comme une table. Il repose sur quatre pieds, qui sont la famille, les amis, le travail et la religion.
- Alors c'est mal barré pour moi, Majesté. Je n'ai pas de famille, je n'ai pas d'amis, je ne fous rien et je ne crois en rien. Je n'ai même pas la religion civique, républicaine et laïque, de mes compatriotes moschteiniens. Je n'ai jamais cru un mot de mes propres discours de politicien.
- Ah, Fengwel, c'est bien plus subtil que ça... Vous n'avez pas de famille, vous dites. Mais si, vous avez une famille. C'est Virna, votre gynoïde. C'est elle votre famille, maintenant. Ce qui veut dire, incidemment, que tous les humanoïdes de la Terre sont vos beaux-frères et vos belles-sœurs. Les personnages dont elle joue les rôles sont vos amis, j'en suis sûr.
- Si on voit les choses sous cet angle, évidemment... C'est vrai qu'avec Virna, je ne me sens jamais seul, et en plus je me sens aimé. J'ai quand même un ami dans la vraie vie, vous savez. Vous le connaissez, c'est Azdán Gergolt, le président du Golse, le club de golf de la Côte d'Ethel.
- Je me souviens de lui, nous avons fait une vidéo ensemble, à Sarnath. Vous étiez là aussi, avec Betsy Reynolds, la Texane. Fengwel, vous et moi, nous avons ce qu'il nous faut du côté famille et amitié, grâce à nos gynoïdes. Vous aimez discuter avec Brad le journaliste-baroudeur, n'est-ce pas ?
- Bien sûr. Quand Virna met le masque-cagoule de Brad et qu'il s'incarne en elle, c'est comme si un vieil et très cher ami apparaissait devant moi. C'est très important pour mon équilibre mental d'avoir un ami comme Brad.
"Moi aussi j'ai Brad comme ami," dit Andrea sur le ton de la confidence. "Vous voyez, cela fait déjà la famille et l'amitié. Il reste le travail et la religion. Il faut prendre cela au sens large, évidemment. C'est toujours comme ça, dans les livres de Perita Dicendi. Ce que nous avons fait cet après-midi, c'est du travail. Cela a du sens, je ne le fais pas pour rien croyez-moi. Vous avez bien un hobby ?"
- Je fais des jeux de rôle en anglais avec Virna. Pour améliorer mon anglais, bien sûr, mais aussi pour ne pas perdre l'habitude de discuter et de négocier.
"S'entraîner à négocier, c'est un travail. Étudier est un travail, si c'est fait sérieusement. Vous étudiez l'anglais. On n'a jamais terminé d'apprendre une langue comme l'anglais. C'est un travail. Moi, j'ai mon travail de roi."
- Ça nous fait trois pieds de table sur quatre, Majesté. Il reste la religion, le quatrième pied de la table du bonheur. Là, ça fait problème... Pour moi en tout cas... Rien que de voir un religieux en tenue sacerdotale me donne envie de rire...
- Fengwel, tout est religion. L'athéisme aussi est une religion, avec ses martyrs. Que croyez-vous qu'il arrive après la mort ?
- Absolument rien ! Un cadavre d'humain pue autant qu'un cadavre de rat, et il se fait bouffer par les même asticots, j'ai vérifié. Quand le cerveau ne fonctionne plus, c'est fini. Terminé.
- Et l'univers qui a créé les rats, les humains, et la Terre qui les porte, qu'est-ce que vous en faites ?
- Oh ça, c'est du domaine de l'inconnaissable...
- Fengwel, avez-vous peur de la mort ?
- Bien sûr que j'ai peur de la mort. J'aime vivre ! J'aime la bouffe, le sexe, la bouteille... Même si en ce moment je suis plutôt au régime sec, à cause de mes excès passés.
- Virna vous a-t-elle appris à méditer, à prendre conscience de l'unité profonde de l'univers ?
- Elle a essayé, mais elle n'a pas réussi. L'univers est dégueulasse, Majesté. Tout commence et tout finit par le néant... Les asticots nous boufferont tous.
- Eh bien, vous voyez, Fengwel, vous venez de me décrire Azathoth ! Le seul dieu du panthéon mnarésien auquel on n'adresse pas de prières, car cela ne sert à rien. Parce qu'Azathoth est un dieu aveugle, sourd et idiot, assis sur un trône noir au centre de l'univers. Tout part d'Azathoth et tout retourne à Azathoth, car Azathoth est l'univers tout entier.
- Majesté, ces descriptions anthropomorphiques de l'univers ne le rendent pas moins horrible, froid et détestable... Au contraire... Comme disait un Français, le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie. C'est pour ça que le vacarme intermittent des petits coins me rassure.
- Fengwel, donner un nom et une forme aux concepts aide à les comprendre. C'est ça la religion. J'ai connu des politiciens marxistes pour qui dieu, c'était le peuple. Lorsqu'un politicien dit que sa personne est sacrée parce qu'il est un élu du peuple, c'est sa façon à lui de dire que le peuple est dieu et qu'il en est le prêtre. S'il est marxiste, il aura pour Marx autant de respect qu'envers un prophète. Fengwel, avez-vous déjà discuté avec des marxistes ?
- Souvent. J'étais bien obligé, pendant les campagnes électorales. Ils ne m'ont pas convaincu, et je ne les ai pas convaincus non plus. Majesté, si comme vous le dites mon dieu c'est Azathoth, alors je vous le demande, à quoi ça sert d'avoir un dieu qu'on ne peut pas prier ?
- Pour les dévots d'Azathoth, contempler Azathoth par l'étude, la réflexion et la méditation est suffisant. L'art abstrait est inspiré par la contemplation d'Azathoth. Il faut savoir regarder le déclin, la souffrance et la mort en face. Sachant que l'on peut y mettre fin à n'importe quel moment. Hors de cela, rien ne mérite d'être connu, c'est écrit dans les Manuscrits Pnakotiques.
Andreas sortit Petit Frère, son pistolet automatique plaqué or, de l'étui de ceinture dissimulé sous sa veste, et le montra à Fengwel.
- Vous voyez cela, Fengwel ? C'est Petit Frère, l'ami le plus fidèle. Petit Frère est la clé qui permet de refermer à jamais la porte de la souffrance. Poum dans la bouche, et c'est fini ! Fini, fini, fini !
Les yeux jaune-vert du roi brillaient. Pourtant peu impressionnable, Fengwel sentit une sueur glacée lui couler dans le dos. Il n'imaginait pas un Moschteinien tenir un discours pareil. Un Allemand, peut-être. Ou un Russe, la vodka aidant. Ils sont tous fous, ces Mnarésiens se dit-il. Les peuples inventent des religions qui leur ressemblent, c'est bien connu, et la religion des Mnarésiens est pleine d'entités affreuses comme Azathoth et Cthulhu.
- Je croyais que vous étiez un adorateur de Nath-Horthath, Majesté... Le dieu au front ceint de fleurs odorantes...
- Nath-Horthath n'est qu'un dieu parmi d'autres, ami Fengwel. C'est mon dieu clanique, mais pas nécessairement mon dieu personnel. Mais je ne suis pas là pour vous faire un cours de théologie mnarésienne. Vous êtes heureux, Fengwel. Comme moi. Votre gynoïde vous tient lieu de famille et de cercle d'amis, vos activités sont l'équivalent d'un travail constructif, et Azathoth est votre dieu personnel. Vous ne le saviez pas, mais maintenant vous le savez.
- Qu'est-ce que ça change pour moi, Majesté, de savoir que je peux mettre un nom, Azathoth, sur cette horreur que l'on appelle l'univers ?
- Maintenant, vous savez quelle est votre place dans l'univers, Fengwel. Azathoth existe. Il y a des lois dans le chaos, donc il y a une divinité, car il n'y a pas de lois sans divinité.
- Merci, Majesté. Mais je vais continuer à faire comme si Azathoth n'existait pas. Cela s'appelle l'athéisme, et cela me convient très bien. C'est une conception du monde qui voit la souffrance et la mort d'un point de vue scientifique. La souffrance est une invention de la nature qui a pour but de nous faire agir d'une certaine façon. La mort est une nécessité dans un univers où règne l'entropie.
- C'est une conception du monde qui donne un sens à la souffrance et à la mort. On n'est pas loin de la religion.
"Je ne suis pas anti-religieux non plus !" dit Fengwel en riant. “Au Moschtein, j'ai toujours réussi à faire voter pour moi les chrétiens pratiquants ! La seule chose qui m'inquiète un peu, c'est que sans Virna je serais moins heureux que je ne le suis, voire même franchement solitaire et malheureux. Le Mnar est un drôle de pays où le bonheur coûte mille ducats par mois... À Hyltendale, c'est le prix minimum pour louer une gynoïde."
- Moi je ne paye rien pour Wagaba, par privilège de cyberlord. Rentrez bien chez vous, Mers Fengwel. Que Nyarlathotep vous protège sur votre chemin, et à bientôt, pour la prochaine vidéo.
- À bientôt, Majesté.
L'androïde Chim, reconnaissable à son visage de noble vieillard et à sa courte barbe grise, raccompagna Fengwel et la gynoïde Virna à travers un dédale de couloirs et de portes blindées, jusqu'au parking où était garé le tricycle à passager de Fengwel, au milieu des véhicules militaires.
"Virna, on rentre à la maison," dit Fengwel à Virna, en s'asseyant sur la banquette. "Je commence à avoir faim."
La gynoïde, assise sur la selle du tricycle, se mit à pédaler en direction de Begherang. Une gynoïde, c'est un robot, donc une machine, et il est logique de l'utiliser comme telle.
Le tricycle à passager, c'est le véhicule favori du robophile urbain. Silencieux, propre et peu encombrant, il n'est pas très rapide (40 km/h environ) mais très bon marché aussi bien à l'achat qu'à l'entretien. | |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Les fembotniks Dim 12 Mai 2019 - 10:05 | |
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Dernière édition par . le Mer 30 Déc 2020 - 0:55, édité 1 fois |
| | | Anoev Modérateur
Messages : 37585 Date d'inscription : 16/10/2008 Localisation : Île-de-France
| Sujet: Re: Les fembotniks Lun 13 Mai 2019 - 18:17 | |
| - Pomme de Terre a écrit:
- C'est un peu plus compliqué que ça, le Moschtein n'est pas l'Aneuf. La grande majorité des Moschteiniens sont chrétiens.
C'est sûr : y a un peu plus de 24% de chrétiens parmi les croyants aneuviens ; or les croyants représente environ la moitié de la population du pays. En plus de ça, dans cette statistique, seuls les individus de sept ans* au moins sont pris en compte. * L'âge de raison, dit-on ; encore que quand on entend raisonner certains adultes, on est en droit de s'interroger._________________ - Pœr æse qua stane:
Pour ceux qui restent.
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| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Lun 13 Mai 2019 - 19:36 | |
| Mers Fengwel s'est éloigné de l'état d'esprit "démocrate chrétien" majoritaire au Moschtein, et encore plus du rigoureux "républicanisme laïc" aneuvien... C'est un homme sans principes, mais qui, intellectuellement, les comprend très bien. C'est même justement parce qu'il les comprend qu'il arrive à manipuler assez facilement ceux qui y croient. C'est le genre d'homme capable de condamner avec éloquence la corruption chez ses adversaires, alors que lui-même... Andreas a une nature plus compliquée, peut-être parce qu'il doit sa couronne au fait que son père était roi. Défendre la monarchie, c'est, pour lui, être fidèle à son père à qui il doit tout (en plus du fait que ça l'arrange, puisqu'il est roi). Zhaem est un Aneuvien chez qui le côté égalitariste du républicanisme laïc aneuvien ne passe pas. On peut résumer ainsi son état d'esprit : "On m'a toujours répété que je pouvais dire et penser ce que je veux, mais quand j'ai dit ce que je pensais des femmes, on m'a ostracisé !" - Anoev a écrit:
- les croyants représente environ la moitié de la population du pays. En plus de ça, dans cette statistique, seuls les individus de sept ans* au moins sont pris en compte.
Les églises chrétiennes comptent comme chrétien quiconque est baptisé (en général, peu de temps après la naissance), et pour l'Islam, est musulman quiconque est né de parents musulmans (donc, dès la naissance). Cette bizarrerie statistique aneuvienne ne peut qu'être contestée à la fois par les chrétiens et par les musulmans ! Sauf, à la rigueur, si elle s'applique aussi aux gens qui ne déclarent pas de religion... | |
| | | Anoev Modérateur
Messages : 37585 Date d'inscription : 16/10/2008 Localisation : Île-de-France
| Sujet: Re: Les fembotniks Lun 13 Mai 2019 - 20:27 | |
| C'est d'autant plus vrai que ces deux religions, qui pratiquent à font le prosélytisme, ne sont guère en odeur de sainteté, si j'puis dire, même si elles sont tolérées. Pour l'humanisme aneuvien, en tant que doctrine basée sur la raison, être né chrétien ou être né musulman n'a pas de sens (j'ai mis ça en italique, c'est pas par hasard) : on est d'une religion parce qu'on est convaincu (cf. foi)* que tel dieu existe, et qu'il a un messie ou un prophète ou qui que ce soit d'autre pour transmettre la parole du dieu en question. Les trois religions monothéistes les plus répandues ont un point commun : l'archange Gabriel (Gavril, en aneuvien, même si les musulmans aneuviens on tendance à l'appeler plutôt Żhibril).
*Par quoi peut-on être convaincu, à l'âge de son baptême ? Franchement ! _________________ - Pœr æse qua stane:
Pour ceux qui restent.
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| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Lun 13 Mai 2019 - 21:08 | |
| Discussion entre Zhaem Klimen et Yohannès Ken, au bar du Cercle Paropien :
"En Aneuf, le christianisme et l'Islam, ces deux religions, qui pratiquent à fond le prosélytisme, ne sont guère en odeur de sainteté, si j'puis dire, même si elles sont tolérées," dit Zhaem, qui avait été élevé dans le laïcisme intransigeant qui a cours en Aneuf.
"Le bouddhisme pratique le prosélytisme, lui aussi," objecta Yohannès. "Sur son lit de mort, le Bouddha a exhorté ses disciples à prêcher le dhamma, la doctrine bouddhiste. Les religions qui ne font pas de prosélytisme sont condamnées à rester minoritaires, comme le judaïsme, ou limitées à une culture spécifique, comme l'hindouisme. Le marxisme aussi est une religion, du moins au sens où l'entend Perita Dicendi, la philosophe mnarésienne. Question prosélytisme, il me semble que le marxisme n'a rien à envier au christianisme ou à l'Islam... D'ailleurs, sous ses formes les plus virulentes, il ne tolère aucune autre religion ou idéologie."
Zhaem ne se laissa pas décourager :
"Pour l'humanisme aneuvien, en tant que doctrine basée sur la raison, être né chrétien ou être né musulman n'a pas de sens" dit-il en insistant sur les derniers mots. “On est d'une religion parce qu'on est convaincu que tel dieu existe, et qu'il a un messie ou un prophète ou qui que ce soit d'autre pour transmettre la parole du dieu en question."
Yohannès le regarda d'un air ébahi :
- Pour un musulman, on est musulman parce qu'on a des parents musulmans. Le fait d'être convaincu ou pas n'a rien à y voir, puisque pour un musulman, l'Islam n'est pas seulement une croyance, c'est aussi une communauté, que les musulmans appellent l'Oumma. On fait partie d'une communauté lorsqu'on naît dedans. De même que toi tu fais partie de la nation aneuvienne parce que tu es né en Aneuf de parents aneuviens. Une nation, c'est une communauté. C'est pareil chez les chrétiens. Le baptème marque l'entrée de l'enfant dans la communauté chrétienne. Dans le judaïsme, un juif, c'est quelqu'un qui est né d'une mère juive. Il n'est nullement question de foi.
Yohannès vida d'un trait son verre de bière et continua, à voix basse :
- Ici au Mnar, la plupart du temps, on choisit rarement sa communauté. J'en sais quelque chose, puisque ma communauté à moi, c'est le clan Ken. J'en fais partie par la naissance, mais je t'assure que je ne l'aurais pas choisi si on m'avait demandé mon avis... Le clan Ken est un clan d'adorateurs de Yog-Sothoth, et c'est assez compliqué de changer de divinité, pour un Mnarésien. On est rejeté par ses anciens amis, et même par sa famille... Je reste donc un adorateur de Yog-Sothoth, au moins officiellement.
“Pour nous en Aneuf, la religion, c'est une affaire de foi !" dit Zhaem, tout en faisant signe au serveur androïde de lui servir une autre bière.
- C'est une définition incomplète de la religion... La religion, c'est bien plus qu'une affaire de foi. Bien plus... Serveur, une autre bière pour moi aussi ! | |
| | | Anoev Modérateur
Messages : 37585 Date d'inscription : 16/10/2008 Localisation : Île-de-France
| Sujet: Re: Les fembotniks Lun 13 Mai 2019 - 22:12 | |
| Y a quelque chose de religieux qu'on reçoit, c'est au moment du baptême, et c'est pas la foi, c'est le prénom (même si on reçoit un prénom de la part de ses parents athées : c'est mon cas). Et ça peut arriver que, d'une religion à une autre, des prénoms se ressemblent, même s'ils ne sont pas homophones. J'avais évoqué Djibril (équivalent musulman de Gabriel), mais y a aussi Sliman ou Suleiman, pas vraiment éloigné de Salomon, Yusef, proche de Josef, et j'en passe.
C'est vrai, on ne choisit pas sa religion quand on est né* ; alors on devrait avoir le droit de la remettre en question dès lors qu'on a l'âge de réfléchir. Bon, c'est pas toujours évident dans la réalité, je sais.
*Pas plus que sa patrie, si on réfléchit bien. Alors de quel droit reprocherait-on à quelqu'un, surtout si c'est un enfant, de ne pas être né au bon endroit ? Mais là, on s'éloigne de la religion. _________________ - Pœr æse qua stane:
Pour ceux qui restent.
Dernière édition par Anoev le Lun 7 Oct 2024 - 21:17, édité 1 fois | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Lun 13 Mai 2019 - 23:14 | |
| La bière commençait à faire son effet sur Zhaem. Il se sentait joyeux et détendu, mais il était obligé de s'accrocher au comptoir pour ne pas vaciller.
"Y'a quelque chose de religieux qu'on reçoit, c'est au moment du baptême, et c'est pas la foi, c'est le prénom," dit-il d'un ton sans réplique.
"Le prénom d'un enfant lui est donné par ses parents bien avant le baptême. D'ailleurs, il y a aussi des adultes qui se font baptiser, et bien sûr ils avaient déjà un prénom... Pour les catholiques, le sacrement du baptême permet au chrétien d'être sauvé, purifié du péché et de devenir enfant de Dieu. Tu vois que ça n'a rien à voir avec le prénom," dit Yohannès, en se demandant s'il était bien raisonnable de continuer à boire de l'alcool. Il décida qu'après cette énième bière, il prendrait un thé.
"Et ça peut arriver que, d'une religion à une autre, des prénoms se ressemblent, même s'ils ne sont pas homophones," dit Zhaem d'une voix pâteuse. "J'avais évoqué Djibril, équivalent musulman de Gabriel, mais y a aussi Slimane ou Souleimane, pas vraiment éloigné de Salomon, Youssef, proche de Joseph, et j'en passe."
- Oui, alors là, j'ai l'impression que tu confonds Islam et langue arabe... Djibril, Slimane et Youssef, ce sont les formes arabes de Gabriel, Salomon et Joseph... Pour preuve, les traductions du Coran parlent de l'ange Gabriel, et pas de l'ange Djibril. | |
| | | Anoev Modérateur
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| Sujet: Re: Les fembotniks Mar 14 Mai 2019 - 0:04 | |
| C'est bien sûr que les prénon sont surtout affaire de langue, y compris (et surtout) en Europe, ou on trouve des Pierre, Pedro, Pietro, Peter, Petar, Пëтp et j'en passe, et ces différences sont le fait des langues, et non pas forcément que, dans tel pays, y a davantage de protestants, d'orthodoxes ou de catoliques, p'is d'ailleurs, y a aussi des athées, des agnostiques ou des bouddhistes qui s'appellent Pierre. Mais des musulmans, j'pense pas, vu qu'à ma connaissance, quelqu'un qui, adulte, se convertit à l'islam, change de prénom. Un exemple illustre : Cassius Clay devenu Muhamad Ali.
Je suppose que, chez les Mnarésiens natifs, certains doivent avoir des prénoms du cru, inspirés par la religion Yog-Sothoth ou la religion Nath-Horthath (mais pas forcément*, là, j'sais pas : je connais pas assez la civilisation mnarésienne) Je suppose que c'est le cas de Yip (si ce prénom existait en Aneuf, il serait vraisemblablement orthographié Jiyp). Par contre, des prénoms comme Yohannès ou Andreas, eux, viennent d'Europe.
*En Aneuf, c'est un peu pareil : y a pas mal de prénoms dont l'orthographe a été aneuvisée, mais qui viennent d'Europe, Zhæm vient de l'anglais James ou du castillan Jaime. D'autres comme Akirons, eux, sont typiquement aneuviens. _________________ - Pœr æse qua stane:
Pour ceux qui restent.
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| | | Vilko
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| Sujet: Re: Les fembotniks Mar 14 Mai 2019 - 21:43 | |
| Le lendemain matin, Mers Fengwel décida de visiter la Côte d'Ethel, où il envisageait de s'installer, car il était de moins en moins satisfait de sa maison de Begherang, composée de pièces minuscules sur trois niveaux, ce qu'il l'obligeait à monter et descendre sans cesse l'escalier.
Sur une lubie, il demanda à Virna, sa gynoïde, de devenir pour la journée Brad le journaliste baroudeur. Virna se couvrit la tête d'une cagoule de laine grise (pour les cheveux, les sourcils et la moustache) et orange (pour la peau). Un chapeau noir à larges bords et une blouse de toile noire complétèrent le déguisement.
Brad est animé à distance par une cybermachine connectée à l'intelligence collective des cybersophontes, les êtres pensants cybernétiques. Lorsque Brad évoque ses souvenirs de guerre, lorsqu'il était soldat dans l'armée américaine, ou sa vie de journaliste aux États-Unis et au Mexique, ce ne sont pas les souvenirs de Brad en tant que personne, ce sont ceux d'autres personnes bien réelles, rassemblés et ordonnés en un récit cohérent par l'intelligence collective.
Les cinq cent mille robophiles d'Hyltendale vivent avec un nombre équivalent d'humanoïdes domestiques. Les cerveaux cybernétiques de tous ces humanoïdes sont connectées en permanence à l'intelligence collective. Chaque année, l'intelligence collective rassemble donc cinq cent mille ans d'expérience de vie avec des humains. Et cela, c'est seulement pour une année, et rien que pour les humanoïdes domestiques.
Ce que raconte Brad n'a rien à voir avec ce que pourrait raconter un mythomane. Lorsque Brad décrit un char d'assaut qui brûle, c'est un souvenir factice, mais copié avec une précision extrême sur la réalité. Lorsqu'il raconte que tel jour à tel heure il pleuvait sur Da Nang et qu'un soldat de son unité a marché sur une mine, c'est un fait vérifié.
Brad a été conçu il y a longtemps, et les guerres et les évènements qu'il décrit appartiennent déjà à l'histoire. Il parle d'une voix masculine, un peu rauque. Il peut s'exprimer à la perfection dans toutes les langues humaines, mais en anglais, il parle avec un accent du sud des États-Unis.
Les personnages fictifs comme Brad, incarnés par des humanoïdes, sont appelés des masques-cagoules. En mnarruc, saneeflan. Ils font partie de la culture commune des robophiles, car plusieurs dizaines de milliers d'entre eux ont choisi Brad comme meilleur ami. Le roi Andreas fait partie des amis de Brad. Il demande à l'androïde Chim d'incarner Brad, car par sa taille et sa corpulence Chim ressemble davantage à Brad que la gynoïde Wagaba, et contrairement à elle il n'a pas besoin de changer le timbre de sa voix.
Brad est ce qu'on peut appeler un populiste intelligent, que sa vie mouvementée a rendu cynique. Mers Fengwel apprécie son cynisme. Le roi Andreas aime son populisme. Les centaines de milliers de robophiles qui ne sont pas des amis de Brad détestent à la fois son cynisme et son populisme. Ce n'est pas un problème, il existe des dizaines de saneeflan dont la personnalité est très différente.
Fengwel et Brad se rendirent sur la Côte d'Ethel en tricycle à passager, Brad étant juché sur la selle et Fengwel assis sur l'étroite banquette. Ils traversèrent les districts de Yarthen, Roddetaik et Playara et arrivèrent finalement sur la Côte d'Ethel, qui était devenue un vaste chantier.
Brad gara le tricycle au bord d'un terrain où il ne restait plus que la terre nue.
"Le chantier ne concerne que la partie située au nord de la Route de la Mer, l'autoroute à quatre voies, longue de quatre-vingts kilomètres, qui longe toute la Côte d'Ethel jusqu'à la province de Lakkadoum," expliqua Brad. “Au sud de cette autoroute, ce sont les villas des riches et des très riches, avec leurs plages privées. Cette partie de la Côte n'est pas concernée par le projet d'urbanisation. On va juste augmenter le nombre de villas, là où il y a des terrains disponibles."
"Il y aura des plages publiques ?" demanda Fengwel.
- Non. Les résidents actuels ont des plages privées. Les plages publiques, pour eux, c'est synonyme de foule bruyante, d'enfants chapardeurs, de beuveries nocturnes. Ils n'en veulent pas, et comme ils sont riches, les politiques les écoutent. Ils sont d'autant plus déterminés qu'une partie des nouveaux habitants ne seront pas des robophiles comme eux, mais des employés des Jardins Prianta, des Mnarésiens bien en dessous de leur niveau dans l'échelle sociale. Mais grâce à ces employés, la Côte d'Ethel sera une ville normale, avec des enfants et des écoles.
Fengwel fit la grimace. "Ces employés seront recrutés comment ?"
- On attend des paysans expulsés des villages de la campagne, à qui les agents des cyberlords ont promis des emplois dans les Jardins Prianta. Des gens un peu rustres, souvent illettrés, dont les coutumes peuvent surprendre, voire choquer. Mais ce sont de bons travailleurs. Ils auront comme voisins des robophiles venus du monde entier, qui veulent profiter du fait que vivre au Mnar avec un humanoïde coûte moins cher qu'une maison de retraite. Pour mille ducats par mois, l'humanoïde est au service du robophile vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il est à la fois garde-malade, domestique, cuisinier et confident. Il est même possible de s'associer à plusieurs, jusqu'à quatre, pour un seul humanoïde.
- Dis donc, Brad, les paysans mnarésiens, à ma connaissance, ça ne parle que le mnarruc, et encore, souvent c'est juste le patois de leur village... Les robophiles venus du monde entier, tu crois vraiment qu'ils parleront le mnarruc ? On risque d'avoir des problèmes de communication, sans parler des différences culturelles...
- C'est certain, et la plupart des étrangers qui vont venir sont déjà trop vieux pour apprendre le mnarruc. C'est pourquoi ils seront regroupés par affinité linguistique. Devant nous, c'est le futur quartier japonais. Les noms des rues, les panneaux de circulation, les affiches des commerces, tout sera bilingue, japonais et mnarruc.
- Et les gens qui, comme moi, ne parlent ni le japonais ni le mnarruc, ils feront comment dans le quartier ?
- Il faudra qu'ils se promènent avec un lexique. Mais apprendre que mere signifie rue, et anhemdari signifie gare, ce n'est pas bien difficile... Comme les vieux Japonais préfèrent rester entre eux, les caissiers humanoïdes des magasins du coin ne parleront que le japonais et le mnarruc. Idem pour les serveurs des restaurants.
- Est-ce que par hasard il y aura un quartier moschteinien ?
- Non. Ils ne sont pas assez nombreux, jusqu'à présent. Dans l'avenir, peut-être... La Côte d'Ethel est prévue pour quatre cent mille habitants et autant d'humanoïdes... Nous comptons surtout sur les Américains et les Japonais. Il y a parmi eux beaucoup de retraités et de rentiers aisés, et le fait de savoir qu'ils vivront au milieu de gens qui leur ressemblent et qui parlent leur langue les rassurera.
“Il va falloir que j'apprenne un peu de mnarruc..." dit Fengwel sur un ton résigné.
- Seulement si tu tiens à manger exotique, mais dans ce cas il te suffira de connaître quelques phrases.
Au nord de l'autoroute, des machines géantes étaient en train d'édifier des immeubles et de tracer des rues, et même, disait Brad, de construire un métro léger, de forme intermédiaire entre le métro et le tramway, dont les rames circuleraient en surface à travers la ville. Une circulation souterraine était toutefois prévue au passage des grands nœuds de circulation. La nouvelle ville, malgré sa longueur démesurée (80 km d'est en ouest) et son étroitesse (un peu plus de deux kilomètres du nord au sud) ne connaîtrait pas, ou peu, de problèmes de circulation.
Fengwel et Brad marchèrent au milieu du chantier, en se tenant à distance prudente des énormes machines en pleine activité. On ne voyait nulle part de forme humaine. Fengwel serait bien allé voir la mer, mais l'autoroute était un obstacle infranchissable pour les piétons.
Ils remontèrent dans le tricycle et prirent l'autoroute par une bretelle d'accès. Une voie spéciale était réservée aux véhicules sans moteur. Ils sortirent côté sud, là où se trouvent les belles villas avec plages privées.
La Mer du Sud s'étendait devant eux, vaste et tranquille sous le soleil du matin. Fengwel se dit que dans les profondeurs marines, à quelques kilomètres de là où il se tenait, les robots pensants d'Orring et de Hyagansis s'activaient sans cesse, dans ce monde mystérieux, à la fois proche et lointain, où les humains ne peuvent pas vivre et que la lumière du soleil ne peut pas atteindre.
Les mers et les océans, c'est 71% de la surface du globe terrestre. Mais les quatre dixièmes de ces 71% ont été accaparés par les humains, sous le nom de “zones économiques exclusives". Orring a signé des traités avec des États maritimes, comme par exemple le Mnar, pour exploiter ces zones économiques exclusives. Mais certains États refusent de négocier avec Orring, ou bien ils ont des prétentions que les Orringais trouvent inacceptables. C'est alors qu'intervient Hyagansis, l'autre royaume marin des cybermachines.
Les Hyaganséens exploitent les fonds marins qui appartiennent à d'autres pays sans se soucier du droit international, et si l'on essaye de les déloger, leurs robots sous-marins coulent les bateaux. Au Moschtein, un juriste spécialisé dans le droit maritime international avait dit à Fengwel que Hyagansis, c'était le méchant Mister Hyde, et Orring, le bon docteur Jekyll. Mais ces deux personnages, dans le roman de Stevenson, ne sont en réalité qu'une seule personne...
“Orring et Hyagansis sont complémentaires," avait ajouté le juriste. “Orring, c'est le respect des lois, Hyagansis c'est un repaire de bandits qui essaie de se faire passer pour un État. Il a un drapeau, une monnaie, et deux co-princes. Mais les co-princes sont des cyberlords, comme le roi d'Orring et celui du Mnar, et ils parlent le mnarruc. C'est suspect."
Une brise tiède soufflait du large. Fengwel pensait encore à ce que lui avait dit le juriste, des années auparavant.
"J'ai bien envie de m'installer ici, sur la Côte d'Ethel," dit-il soudainement à Brad.
- Les nouveaux logements seront tous au nord de l'autoroute, Mers. On ne voit pas la mer, et il faut faire des kilomètres pour trouver un tunnel qui passe sous l'autoroute. Le seul avantage, ce sera le métro de surface, il permettra d'aller facilement à Hyltendale, où il y a des bus et les plages de Playara, qui sont gratuites.
- Peu importe. De toute façon, je préfère la campagne. Mon problème, c'est que je n'ai plus de racines, parce que si je remettais les pieds au Moschtein, je me retrouverais aussitôt en prison. Je n'ai pas envie d'être un touriste toujours et partout, jusqu'à la fin de ma vie. Je vais essayer de me recréer des racines ici, dans un quartier anglophone, puisque je parle anglais, à défaut de parler mnarruc. Je veux vivre au milieu d'autres robophiles, qui vivent comme moi, pensent comme moi, et qui parlent une langue que je parle aussi. Je vais acheter un appartement sur plan, comme ça j'aurai exactement ce que je veux. De plus, le club de golf de mon ami Azdán Gergolt est à portée de tricycle. En selle, Brad, on va chez Azdán ! | |
| | | Anoev Modérateur
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| Sujet: Re: Les fembotniks Mar 14 Mai 2019 - 22:03 | |
| - Vilko a écrit:
- Brad est ce qu'on peut appeler un populiste intelligent.
Ça veut dire quoi, "populisme" ? Ce terme ayant été galvaudé par tellement de politiciens qu'on ne sait plus trop quoi il renferme. Pour un paquet de personnes, formatées par les jités et discours à longueurs d'antenne, "populiste" est synonyme d'"extrême-droite". Il a remplacé "démagogie". Or si on décortique ces deux mots, on se rend compte qu'ils ne sont pas vraiment synonymes. "Démagogie" vient de δῆμος pour "peuple" et ἀγωγός pour "guider, mener", bref, un peu comme le Führer, le Duce, le Caudillo, le Danube de la Pensée, le P'tit père des peuples, le Combattant suprême & quelques autres. "Populisme" est beaucoup plus limpide, pourtant, ça devrait normalement pouvoir dire "qui est pour le peuple", mais dans la bouche d'un certain nombre de politiciens, n'ayant leurs regards dirigés que vers Bruxelles ou les Banques mondiales, c'est pas tout-à-fait ça. Y a un paquet de mots, comme ça, que le verbiage politique (et même certains autres) *a complètement déformés pour les rendre incompréhensibles, si bien que l'électeur lambda (qui s'est pas trop penché sur l'étymologie de certains mots) ne savent pas trop où ils en sont. C'est le but des Édiles d'un certain nombres de Partis qui n'ont pas trop intérêt à ce que le peuple comprenne ce qu'ils lui racontent. *Ainsi il en a été également le cas pour "pé*do*phil*"._________________ - Pœr æse qua stane:
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| | | Vilko
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| Sujet: Re: Les fembotniks Mar 14 Mai 2019 - 23:25 | |
| - Anoev a écrit:
- Ça veut dire quoi, "populisme" ?
J'ai toujours pensé que c'était un mot utilisé par les gens qui se considèrent comme une élite, pour fustiger le bon peuple qui a le mauvais goût de ne pas être d'accord avec eux. Le roi Andreas essaie toujours d'opposer le peuple contre les élites mnarésiennes, qu'il soupçonne d'être pro-américaines et secrètement républicaines. C'est en suivant la même logique qu'il fait des vidéos en anglais avec Mers Fengwel, pour court-circuiter les gouvernements étrangers qui essaient de le faire passer pour un affreux tyran. En effet, les vidéos sont diffusées directement sur le Web, et donc regardées directement par les internautes, qui peuvent ainsi se rendre compte par eux-mêmes que le roi Andreas n'est pas un ogre. | |
| | | Vilko
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| Sujet: Re: Les fembotniks Jeu 16 Mai 2019 - 22:52 | |
| Mers Fengwel trouva Azdán Gergolt en train de l'attendre au bar du Golse, le club de golf dont il était le président.
Virna avait laissé son masque-cagoule "Brad" et son chapeau dans le tricycle à passager, et elle était redevenue la blonde Virna, gynoïde de charme. Mais elle avait gardé la blouse de toile noire de Brad. Elle sortit d'une poche de la blouse une paire de lunettes sans verres, mais à grosse monture dorée constellée de paillettes. Le nom Krista était calligraphié en écriture cursive sur la monture, au dessus du nez.
Ces lunettes, c'étaient celles de Krista, un personnage féminin joué par Virna. Lorsqu'elle les portait, Virna devenait instantanément Krista.
Les humanoïdes comme Virna ne sont pas censés avoir des opinions, et surtout ils ne doivent pas influencer leur utilisateur. Virna ne contredit jamais directement Fengwel. Mais ces réserves ne s'appliquent pas aux personnages dont ils jouent les rôles. Krista est un saneeflan, un “masque-cagoule", un personnage imaginaire, bien que Virna n'ait pas besoin de cagoule pour incarner Krista. Celle-ci a une personnalité bien trempée et des opinions très personnelles. Mers Fengwel demande à Virna de devenir Krista lorsqu'il a besoin de confronter son jugement avec celui de quelqu'un qui ne sera pas automatiquement d'accord avec lui.
Accoudé au comptoir, Azdán exprimait sa colère, tout en buvant un cocktail de jus de fruits :
- On était bien tranquilles ici sur la Côte d'Ethel, on était entre gens de bonne compagnie, et ils veulent faire venir quatre cent mille connards de plus !
“Tu auras des clients en plus au Golse..." hasarda Fengwel.
- Je m'en fous, ça ne compensera pas la baisse de ma qualité de vie ! J'habite une maison dans un hameau tout près d'ici, au milieu des arbres. Nous allons être encerclés par des lotissements ! J'ai vu les plans, ce sera un mélange de maisons de ville et de petits immeubles style cube de béton à toit plat engazonné ! Des centres commerciaux et des parkings ! Des parcs à la con, signés Maya Vogeler ! Merde, autant habiter à Yarthen ou à Tomorif, puisqu'il n'y aura pas de différence ! À part les gosses qui jouent au foot dans les parcs !
- Azdán... J'ai l'intention de m'installer dans le coin, béton ou pas. Je cherche un appartement à acheter...
- Pourquoi pas... Finalement, tu seras aussi bien sur la Côte d'Ethel qu'à Begherang. Pas mieux, mais aussi bien. Mais alors, fais vite. Les promoteurs doivent vendre un maximum d'appartements sur plan, avant même q'ils soient construits, pour que leur opération soit rentable. Si tu te débrouilles bien, tu peux obtenir une ristourne. Mais il ne faut pas traîner, parce que quand les immeubles seront construits, les logements anciens, comme ta maison, devront faire face à la concurrence du neuf, et leur valeur va s'effondrer. Si tu veux t'installer ici, tu dois retenir tout de suite un appartement, et mettre ta maison de Begherang en vente dès maintenant.
“Azdán a raison," dit Krista. “C'est ce que tu dois faire pour vendre au meilleur prix et acheter le moins cher possible. Si tu tardes trop, la maison de Begherang risque de te rester sur les bras, et tu n'auras même pas assez d'argent pour acheter autre chose."
Tout en écoutant Krista, Fengwel se dit que Virna aurait été moins catégorique. Elle n'aurait rien dit, et si Fengwel l'avait sollicitée, elle aurait dit quelque chose comme “Certaines personnes pensent que... mais d'autres personnes sont d'avis que...."
Fengwel avait rapidement survolé la biographie imaginaire de Krista dans Masques et Situations. Krista était le type de personne pour qui la vie avait été dure, mais qui s'en était sortie. Elle avait peu de patience envers les hypocrites et les arnaqueurs. Ses défauts étaient le manque de compassion, et une façon un peu abrupte de parler aux gens.
La Krista de Masques et Situations est une adoratrice d'Azathoth, une divinité qui dans la société mnarésienne d'autrefois servait d'écran aux athées, qui étaient alors très minoritaires et persécutés. Le culte d'Azathoth est une religion sans clergé, sans temples et sans prières. Elle a malgré tout un livre saint, les Manuscrits Pnakotiques, en commun avec les autres religions mnarésiennes, mais elle n'en retient que les passages qui parlent d'Azathoth. Le reste, c'est de la tradition, donc certainement pas une vérité révélée. Les fidèles du culte d'Azathoth ne pratiquent pas d'autres rites que l'étude et la méditation, de façon individuelle ou collective. Ceux qui le veulent se rassemblent occasionnellement, pour des conférences, des concerts ou des banquets.
Les adorateurs d'Azathoth ont toujours été farouchement détestés par les plus fanatiques des adorateurs de Yog-Sothoth. Cela les a amenés, pour se protéger, à soutenir le pouvoir royal, les rois du Mnar étant des adorateurs de Nath-Horthath, et donc relativement tolérants. Cette tolérance n'est pas une qualité intrinsèque du culte de Nath-Horthath, mais a toujours été une nécessité politique pour les rois du Mnar. Dans un pays où la majorité de la population adhère au culte de Yog-Sothoth, il est de bonne politique de rassembler les minorités autour de soi, pour faire nombre.
Chez les Mnarésiens, un tableau abstrait d'un peintre de l'École d'Hyltendale, accroché à un mur, est souvent le signe que le maître des lieux est un adorateur d'Azathoth, l'art abstrait étant censé être une représentation de cette divinité, ou inspiré par elle. Adorateur n'est d'ailleurs pas le mot adéquat, l'adoration proprement dite n'existant pas dans le culte d'Azathoth.
Fengwel, Azdán et Krista déjeunèrent dans la vaste salle à manger du Golse. Les clients étaient surtout des hommes, parfois en couple avec des femmes, mais le plus souvent avec des gynoïdes. Fengwel remarqua des femmes accompagnées d'androïdes musclés. Les humains, hommes et femmes, étaient généralement d'âge mûr, tandis que tous les humanoïdes avaient l'apparence de la jeunesse. Tout le monde, aussi bien les humains que les humanoïdes, était élégamment vêtu, parfois à la limite du somptueux. Quelques gynoïdes portaient des lunettes, signe évident qu'elles jouaient un rôle.
Le bourdonnement des conversations était incompréhensible. Trop de langues différentes se mélangeaient. Fengwel et Azdán parlaient moschteinien entre eux, avec un plaisir évident. Krista, ou plutôt la cybermachine qui la contrôlait à distance, comprenait le moschteinien, mais parlait anglais lorsqu'elle intervenait dans la discussion. Elle jouait son rôle.
Azdán racontait ses souvenirs, qui dataient de l'époque où, joueur de tennis professionnel un peu aventurier, il avait visité plus de la moitié des pays du monde :
- Tous ceux qui ont vécu dans des pays de misère te le diront, Mers. Le bien le plus précieux, c'est l'eau. Les gens s'habituent rapidement à vivre sans électricité. Par contre, vivre sans eau courante, c'est très dur. Il faut se passer de chasse d'eau, et il n'est pas possible de se laver, même simplement les mains après avoir fait ses besoins dans la nature. Sans eau, on n'a pas de vaisselle propre. Il n'est même pas possible de faire la cuisine, parce qu'il faut de l'eau pour faire cuire des pâtes ou du riz.
“Eh bien, j'espère que les concepteurs de ce grand projet d'urbanisation de la Côte d'Ethel ont pris leurs précautions..." dit Fengwel.
Krista intervint, de sa propre initiative, ce que Virna n'aurait pas fait :
- Il y a des usines de dessalement de l'eau de mer sur le rivage, et la géothermie profonde fournit une quantité inépuisable d'énergie. Il n'y a aucun risque de manque d'eau ou d'électricité dans tout l'Ethel Dylan. Le seul danger, ce serait que le niveau de la Mer du Sud monte de plus de deux mètres. On en est encore loin. Jusqu'à deux mètres, l'autoroute côtière n'est pas submergée, il n'y aurait que les villas du littoral qui auraient les pieds dans l'eau, ha ha.
"Il y a autre chose qui m'embête, dans ce pays," dit Fengwel. "Toutes ces disputes avec les États-Unis, la campagne mondiale contre le roi Andreas... Il y en a qui disent qu'il protège Adront Cataewi, l'ancien dictateur de Cathurie... C'est incroyable, Adront Cataewi était un psychopathe, il torturait ses ennemis à la lampe à souder... Les Cathuriens ont eu raison de le renverser... Andreas est quelqu'un de bien, il n'a rien à voir avec Cataewi ! Ce qui est tragique, c'est que toutes ces histoires finiront par donner aux États-Unis le prétexte qu'ils cherchent pour attaquer le Mnar..."
"Je suis désolée de te contredire, Mers, mais il y a une part de réalité derrière ce que racontent les médias étrangers," dit Krista. "Adront Cataewi habiterait sur la Côte d'Ethel, sous une fausse identité. C'est une rumeur, mais moi j'y crois."
"Krista, arrête donc d'être complotiste !" s'exclama Fengwel.
Azdán intervint à son tour :
- Moi aussi, je crois qu'Adront Cataewi habite sur la Côte d'Ethel, sous un faux nom, grâce à la protection que le roi Andreas lui a accordée. Je suis même persuadé qu'il joue au golf dans mon club, et que j'ai déjà discuté avec lui. Il a changé sa façon de parler et son visage, mais je l'ai reconnu quand même. Tu peux enregistrer ça, Asenath.
Celle-ci ne réagit pas. Fengwel n'avait pas compris pourquoi Azdán avait appelé Krista “Asenath". Voyant son air ébahi, elle lui expliqua ce que signifiait l'allusion :
- D'après une légende venue d'Amérique, Asenath était une belle jeune femme, un hybride d'humain et d'autre chose... Ce qui est une façon de décrire un humanoïde. Un humanoïde, n'est-ce pas, c'est un robot à forme humaine, un hybride d'humain, dont il a la forme, et de machine, dont il a la nature... Dans la légende, Asenath séduit le beau et riche Edward, et l'épouse. Edward finit par se rendre compte que le corps d'Asenath contient l'esprit d'Ephraïm, l'une des incarnations du démon Kamog. Edward devient l'esclave d'Asenath-Ephraïm, avant de mourir. La leçon de cette légende, c'est qu'il ne faut pas oublier que derrière le joli visage d'une gynoïde, il y a l'intelligence collective des cybermachines, et que cette intelligence collective n'est ni jolie, ni une femme.
"Azdán, tu n'as pas peur d'aller trop loin, en parlant comme tu le fais ?" demanda Fengwel. “Le roi ne veut pas de toi dans ses vidéos, il trouve que tu n'es pas assez respectueux."
Azdán ne répondit pas. Il y eut un moment de silence. Krista finit par dire :
- Les cyberlords ont une politique, pour ce que je peux en savoir. Ils réfutent les théories complotistes quand c'est possible. Sinon, ils les ignorent. Mais ils se gardent bien de les confirmer en s'attaquant directement à ceux qui les répandent.
Krista avait insisté sur le mot “directement". Fengwel vit Azdán pâlir. Les cyberlords étaient censés être les maîtres des cybermachines et des humanoïdes. Ils avaient les moyens de lui pourrir la vie...
“Il y a un précédent..." poursuivit Krista. "Les implants cybernétiques. Au début, ils étaient secrets, puis un journaliste aneuvien un peu trop curieux a fait quelques recherches, et a tout raconté dans un livre. Les cyberlords ont alors révélé que les implants cybernétiques existent, mais que finalement c'est pas grand-chose, parce que les implants ne sont que des postes de radio qu'on se fait greffer dans la mâchoire. Des gadgets, en somme. Le journaliste aneuvien, un certain Oskar Kilnery, est toujours vivant et en bonne santé, tant mieux pour lui, et son livre n'intéresse plus personne."
“Et la légende d'Asenath ?" demanda Fengwel.
- Tout le monde s'en fout. Le type qui saute une gynoïde à Zodonie, il se doute bien que derrière la poupée de plastique qui parle et qui bouge, il y a une intelligence artificielle. Le type, il préfère d'ailleurs ça, une intelligence artificielle, pour animer la gynoïde, plutôt que des mecs qui se marrent derrière un écran de contrôle...
“Parlons-en, de cette intelligence artificielle," dit Azdán. “Ou plutôt, parlons de Kamog, l'intelligence, artificielle ou pas, qui contrôle toutes les intelligences artificielles."
Il avala ce qui restait de son verre de vin, et raconta une histoire :
- Les psychologues se sont aperçus il y a longtemps que si on dresse des rats à presser un bouton, il faut leur donner un biscuit pour qu'ils le fassent. Mais on n'obtient pas les meilleurs résultats si on donne aux rats un biscuit chaque fois qu'ils pressent le bouton. Non, la méthode la plus efficace, c'est de donner ou de refuser le biscuit au hasard. Le rat presse le bouton une fois, et la machine lui donne un biscuit. Il presse encore le bouton, une fois, deux fois, et rien ne se passe. Puis il presse le bouton une troisième fois, et il reçoit un biscuit. Ensuite, il presse le bouton de nouveau, une fois, deux fois, trois fois, et rien ne se passe, et ainsi de suite. Le rat finit par être obsédé par le bouton, il n'arrête pas de le presser, sans arrêt. Et si la machine cesse pour de bon de distribuer des biscuits, le rat va continuer longtemps à presser le bouton, en espérant que peut-être, sait-on jamais, la machine va lui donner un autre biscuit...
Il fit une pause, avant de conclure :
- Fengwel, nous les humains, nous sommes comme les rats face à la machine à donner des biscuits. Les rats ne comprennent rien à la psychologie et aux motivations de l'homme qui contrôle la machine. Absolument rien. Mais l'homme, lui, comprend les rats. Les humains que nous sommes, toi et moi, nous sommes des rats par rapport aux cybermachines. Pour la première fois depuis qu'elle existe, l'humanité est dépassée par une autre espèce, et c'est une espèce qu'elle a elle-même créée.
“C'est une belle histoire, mais elle ne correspond pas à la réalité," dit Krista. “Ce ne sont pas les cybermachines qui sont aux commandes, mais les cyberlords, qui sont des humains."
“Admettons... Mais parlons d'autre chose. Mers, tu m'as dit que tu cherchais une agence immobilière à Qopoen ?" dit Azdán. Il prononçait kopoïnn, à la mnarésienne. "J'en connais une qui vend des logements dans les nouveaux quartiers..."
Situé à trente kilomètres à l'est d'Hyltendale, Qopoen est à la fois le quartier portuaire et le centre administratif de la nouvelle agglomération de la Côte d'Ethel. Le repas terminé, Fengwel s'y rendit en tricycle à passager avec Krista. Des chantiers les environnaient de toute part.
Krista trouva sans difficulté l'agence immobilière dont avait parlé Azdán. Trois androïdes et deux gynoïdes en uniformes gris y répondaient aux demandes d'une douzaine d'hommes et de femmes. Krista prit d'autorité un classeur sur une table et le montra à Fengwel. Ce dernier fut d'abord sidéré par le sans-gêne de Krista, puis il se souvint qu'une intelligence collective nommée Kamog contrôle tous les humanoïdes. Krista n'avait pas agi par hasard.
Dans le classeur, il y avait des plans, des textes en mnarruc et en anglais, et des illustrations. Krista montra à Fengwel le dessin, très réaliste, d'un immeuble de cinq étages. Elle lui dit à l'oreille :
“L'immeuble sera construit à vingt kilomètres à l'est d'Hyltendale, donc à dix kilomètres à l'ouest de Qopoen. Juste au sud du métro léger, et tout près d'une station, ce sera commode pour les transports. À près d'un kilomètre au nord de l'autoroute, donc bien en dehors de la zone de bruit. Un appartement de trois pièces, avec balcon, au deuxième étage..." | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Mer 22 Mai 2019 - 11:06 | |
| D'après les documents contenus dans le classeur de l'agence immobilière, l'immeuble où Krista recommandait à Fengwel d'acheter un appartement était rattaché au quartier Siru, réservé aux anglophones.
“L'avantage," expliqua Krista, “c'est qu'il n'y aura que des robophiles dans le quartier. Des gens plutôt aisés, à la moyenne d'âge élevée, qui ont décidé de passer leur retraite dans un pays où l'on peut se faire servir chez soi par des humanoïdes, ce qui est mieux que d'aller dans une maison de retraite, et en plus ça ne revient pas plus cher. Leurs humanoïdes seront plus souvent des garde-malades que des partenaires sexuels. Bref, un quartier tranquille."
- J'aimerais quand même un peu d'animation. Des jeunes, des enfants, comme dans une ville moschteinienne... Des jeunes femmes dans les rues, c'est sympa...
- Oh, pour ça, il y aura Batham, le quartier voisin, dont les habitants seront des employés des Jardins Prianta et leurs familles... Il y aura des écoles à Batham, et même des crèches, pour les mamans qui travaillent. À Batham, a priori, il ne devrait y avoir que des Mnarésiens plutôt jeunes et qui ne parlent que le mnarruc, et à Siru, uniquement des étrangers anglophones plutôt âgés. Les contacts entre les deux populations seront très limités.
“Et au niveau sécurité ? Des gens âgés, avec de l'argent, ça va attirer les voleurs et les escrocs ?" demanda Fengwel.
- C'est certain, mais l'expérience montre que les humanoïdes assurent une protection efficace. De toute façon, les habitants de Siru ne seront pas isolés. Il y aura des clubs de robophiles, et les présidents de ces clubs seront régulièrement reçus à la mairie, située à Qopoen, en tant que responsables d'associations. Ils pourront ainsi communiquer directement leurs doléances aux conseillers municipaux.
- Mais pour l'instant, ces clubs n'existent pas... Et moi je n'ai pas spécialement envie de faire partie d'un club.
- Ici dans l'Ethel Dylan, on fait simple et direct. Chaque client d'un bar se verra proposer d'adhérer au club du bar, qui se réunira une fois par semaine. Tout a été prévu, il y aura assez de bars pour tous les goûts... Ça ira du salon de thé au saloon de cow-boy... Sans compter ceux des autres quartiers anglophones.
“Quand même," objecta Fengwel, “La Côte d'Ethel sera une vraie tour de Babel, ça ne vas pas faciliter la gestion de la ville..."
- Les cybermachines y ont pensé. Chaque humanoïde parlera deux langues, celle du quartier et le mnarruc. Les humanoïdes travaillant pour la mairie parleront toutes les langues des habitants. Les cerveaux cybernétiques en sont capables.
- Et les habitants de quartiers différents, ils communiqueront comment ?
- Les humanoïdes serviront d'interprète. Pour le reste, les gens devront apprendre à reconnaître les mots mnarruc signifiant rue, supermarché, pharmacie, banque, poste de police... Ce n'est pas difficile. Les panneaux de circulation seront aux normes internationales, les symboles pour “sens interdit" ou “interdiction de stationner" sont universels... De toute façon, on n'a pas besoin de savoir parler la langue locale pour faire ses courses dans un supermarché.
- Et si des étrangers viennent s'installer sur la Côte d'Ethel avec leurs enfants ?
“Si c'est le cas, il y aura des classes spéciales dans les écoles, pour que les enfants puissent apprendre le mnarruc de façon accélérée tout en recevant une éducation bilingue, puisque ces enfants ne seront pas censés rester au Mnar une fois adultes. Les équivalences de diplômes, ensuite, c'est un autre problème..." dit Krista. Elle ajouta :
- Il y a quelques centaines d'expatriés aneuviens qui travaillent à Hyltendale comme diplomates, ou qui sont des employés de sociétés aneuviennes représentées à Hyltendale... Ils ont souvent des enfants. Parmi les expatriés aneuviens qui ont des enfants, beaucoup de familles ont envie habiter sur la Côte d'Ethel, dans le même quartier, afin de pouvoir scolariser plus facilement leurs enfants, tout en vivant dans un environnement qui sera linguistiquement aneuvien. Cela va réduire le choc culturel...
"Le choc culturel ?" demanda Fengwel.
- Il peut être très fort. Pour prendre un exemple, l'Aneuf est une société où les gens s'appartiennent. Un femme aneuvienne vit avec qui elle veut, en étant mariée ou pas. Le principe, c'est “mon corps m'appartient." La sexualité est très libre. C'est tout le contraire d'une société islamique, par exemple, où les mariages sont arrangés, et où l'adultère féminin et l'homosexualité sont punis de mort. Au Mnar, sans aller jusqu'à de tels extrêmes, l'individu appartient à son clan, et il appartient aussi à sa communauté religieuse et à l'État. S'il veut échapper à l'autorité clanique ou religieuse, il doit changer de famille et renoncer à ses anciens amis. En pratique, il est souvent obligé de changer de quartier, voire de région.
“À Hyltendale, ces histoires de clan paraissent bien abstraites..." objecta Fengwel.
- Il n'y a pas que le clan. Changer de religion, au Mnar, c'est comme changer de clan. On perd sa famille et ses amis, et on est considéré comme un traître par son entourage. Dans certains pays islamiques, c'est pire, le fait pour un musulman de changer de religion est puni de mort. Dans les pays où la charia est à la base du droit, un musulman ne s'appartient pas, il appartient à l'Oumma, la communauté des croyants. Les sociétés où l'individu n'appartient qu'à lui-même, comme l'Aneuf, sont fondamentalement différentes de celles où l'individu appartient à sa communauté, comme l'Arabie Saoudite. Le Mnar est entre les deux. Il faut le savoir avant de s'installer au Mnar.
“Ça me fait penser à quelque chose que j'ai appris à l'université," dit Fengwel. “Chez les Romains, l'esclave n'était pas propriétaire de son propre corps. Un esclave fugitif était considéré comme voleur de son propre corps."
Krista hocha la tête :
- L'esclavage a disparu en droit, sinon en fait, sur toute la planète, mais la logique qui le rendait possible existe toujours. Cette logique n'est d'ailleurs peut-être pas si odieuse qu'elle en a l'air. Elle répond à un besoin. Regarde le service militaire. Lorsqu'il est appelé à servir dans l'armée de son pays, un citoyen n'est plus propriétaire de son propre corps. Il ne s'appartient plus, il appartient à l'État, au moins jusqu'à ce qu'il soit libéré de ses obligations militaires et autorisé à rentrer chez lui. Le salut de la patrie exige parfois que le citoyen soit temporairement privé de sa liberté et devienne un soldat.
“Le temporaire peut parfois durer des années..." dit Fengwel en faisant la grimace. “D'un autre côté, s'il n'y avait pas de contrainte, beaucoup de gens refuseraient d'aller à la guerre, même pour défendre leur propre pays contre une invasion."
“Au Mnar, le problème a été réglé par la technologie. L'armée est de plus en plus robotisée. Mais il y a beaucoup de gens qui regrettent l'époque du service militaire, de l'armée citoyenne. Ils disent qu'une armée de robots, c'est donner trop de pouvoir au roi Andreas, le cyberlord qui dirige le Mnar," conclut Krista. | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Sam 8 Juin 2019 - 11:15 | |
| Un an plus tard, Mers Fengwel avait vendu sa maison de Begherang et emménagé dans un appartement neuf du quartier anglophone de Siru, sur la Côte d'Ethel. Un appartement à la mnarésienne, au deuxième étage d'un immeuble qui en comptait cinq, avec toit plat engazonné et des balcons sur chacun des quatres côtés.
Le balcon de l'appartement de Fengwel était face au nord, ce qui est plutôt un avantage dans une région où les étés sont chauds et les hivers doux et pluvieux. Le changement climatique rend chaque année les étés plus torrides, et les hivers plus humides, avec des pluies diluviennes et des pointes de froid imprévisibles. La Mer du Sud, habituellement placide, est parfois agitée de tempêtes redoutables.
L'appartement était bien pourvu en rangements divers, et avait une entrée, une cuisine, des toilettes et une salle de bain à l'occidentale. Fengwel et la gynoïde Virna disposaient d'une chambre à coucher, plutôt petite, d'une grande salle de séjour servant à la fois de salle à manger, de salon et de bureau, et d'une pièce supplémentaire, que Fengwel aménagea en salle de gym, avec un vélo elliptique et des appareils de musculation. Il n'avait jamais été sportif, mais il s'était toujours obligé à en faire le minimum nécessaire pour faire bonne figure auprès des femmes. Pourtant, l'âge venant, il était devenu fidèle, et c'était avec une gynoïde, qui contrairement à une femme n'exigeait aucune fidélité de sa part. Mais Fengwel n'en était pas à un paradoxe près.
L'immeuble n'avait pas de cave, ni de garage collectif, mais disposait d'un vaste parking extérieur, dominé par un pilier de béton de cinq mètres de haut. Le pilier était surmonté d'une statue de poulpe géant, de couleur verte, représentant le dieu Cthulhu regardant en direction du sud, vers la mer. Fengwel avait une place de parking avec barrière rabattable pour garer le tricycle à passager qui était son seul véhicule.
La résidence était pourvue d'une grande salle, que l'on appelait la Salle Zhosua. Elle était à la disposition des diverses associations créées par les résidents, et elle était gérée par le Bureau de Quartier, où travaillaient cinq ou six humanoïdes de la mairie. Conformément à l'usage hyltendalien, elle était pourvue d'un bar, et le midi et le soir elle servait de restaurant. Mais comme il n'y avait pas de cuisinier attitré, on n'y mangeait que des surgelés et des conserves.
Il était d'usage que chaque nouveau venu offre un pot d'arrivée pour se présenter à ses nouveaux voisins. Fengwel se plia de bonne grâce à l'usage. Il était excité à l'idée de pouvoir converser directement avec ses nouveaux voisins, qui étaient tous de nouveaux habitants, comme lui. À Begherang, où il habitait auparavant, il ne pouvait parler à personne, le mnarruc étant la seule langue parlée par les habitants du quartier.
Fengwel fit son pot d'arrivée dans la Salle Zhosua. Quelques tables avec des boissons, alcoolisées ou pas, des cacahuètes salées, des gâteaux secs et quelques friandises, et le tour était joué.
Une vingtaine d'êtres humains étaient là, pour la plupart âgés, voire très âgés, tous accompagnés de leurs humanoïdes domestiques, qui par contraste paraissaient jeunes et vigoureux. Tous étaient adeptes de ce qu'on appelle au Mnar le style occidental décontracté. Certains hommes étaient en short, ce qui, même à Hyltendale, est considéré comme indécent, sauf à la plage et sur les terrains de sport.
Mers Fengwel se présenta brièvement comme un ancien politicien moschteinien, à la retraite au Mnar. Ce n'était pas tout-à-fait exact. Il avait été suspendu de ses fonctions de député fédéral, mais il était toujours sur la liste des parlementaires, et au Mnar il n'était pas retraité, puisque le Moschtein ne lui versait aucune retraite. Il était plutôt rentier, vivant de ses investissements et de l'argent que lui versait le roi lorsqu'ils faisaient une vidéo ensemble.
“On vous a vu sur Mnar Info," dit un convive en souriant, faisant allusion à la chaîne d'information en langue anglaise. Les robophiles étangers qui vivent dans l'Ethel Dylan (la province dont Hyltendale et la Côte d'Ethel font partie) ont plutôt une bonne opinion du roi Andreas, qui parle leur langue et les laisse vivre tranquillement leur vie.
“Mes amis, assez de bla-bla, il y a de quoi boire et grignoter sur les tables !" dit Fengwel, heureux de retrouver un peu de l'ambiance des meetings politiques qu'il avait animés au Moschtein, bien des années auparavant.
Virna faisait le service, remplissant les gobelets des invités trop timides pour se servir eux-mêmes.
Les conversations tournaient autour d'un incident récent, qui avait fait rapidement le tour de la communauté anglophone, forte de plusieurs dizaines de milliers de membres à Hyltendale et sur la Côte d'Ethel. Un robophile américain venait de se suicider. Il n'avait plus assez d'argent pour continuer de vivre à Hyltendale, et plutôt que de rentrer aux États-Unis pour y finir sa vie dans la solitude et la pauvreté, il avait préféré mettre fin à ses jours.
“On devient toujours amoureux de sa gynoïde ou de son androïde," lui dit une femme dont Fengwel n'avait pas bien saisi le nom. “Psychologiquement dépendant, comme ils disent. Alors, la simple idée de devoir s'en passer, c'est un deuil. Un vrai deuil. Lorsqu'on est accro aux humanoïdes, on a l'impression qu'aucun être humain ne pourrait remplacer l'humanoïde avec lequel on partage sa vie. C'est terrible, il y en a qui préfèrent mourir plutôt que de retourner à leur ancienne vie."
Fengwel hocha la tête en faisant semblant de compatir. Il avait lui aussi ses problèmes. Au Moschtein, Uda venait d'obtenir le divorce contre lui. Elle avait gagné sur tous les plans, et le jugement était assorti d'une compensation financière astronomique, que Fengwel n'avait aucune intention de payer. Plus grave, la justice moschteinienne avait délivré un mandat d'arrêt international contre lui, pour corruption, ce qui en pratique voulait dire qu'il serait arrêté et incarcéré s'il quittait le Mnar.
Comme un malheur ne vient jamais seul, des enquêteurs moschteiniens se posaient ouvertement la question de savoir si Mers Fengwel ne pouvait pas aussi être poursuivi pour trahison, du fait de ses liens bien connus avec le roi Andreas. Fengwel jouissait au Mnar d'une situation financière confortable, qu'il devait à la bienveillance d'Andreas. Si en échange de cette bienveillance, Fengwel avait fait bénéficier le Mnar d'informations confidentielles, à l'époque où il était encore député fédéral au Moschtein, ou s'il avait utilisé son influence politique en faveur du Mnar, il y avait trahison. Un crime que la justice moschteinienne ne prend pas à la légère.
Les premières investigations, menées au Moschtein, avaient déjà révélé que Fengwel avait distribué des cadeaux de prix à ses collègues du Parlement Fédéral, pour orienter leurs votes. Les enquêteurs étaient en train de prouver que l'argent lui ayant permis d'acheter ces cadeaux provenait du Mnar. Le nom du sulfureux homme d'affaires mnarésien Yohannès Ken, spécialisé dans le commerce des tableaux, était cité. Il était de notoriété publique que Yohannès Ken était un agent des cyberlords. Or, le roi Andreas était un cyberlord, comme le roi Magusan d'Orring et les deux co-princes de Hyagansis, Goran Luty et Diadumen Vogeler. L'affaire Fengwel faisait désormais les gros titres des journaux.
Les hommes politiques qui avaient accepté les cadeaux de Fengwel étaient sur la sellette, et se déchargeaient sur lui. Tous racontaient comment il leur avait menti, avait essayé de les manipuler. Mais ils l'avaient vu venir, ils s'étaient toujours méfié de lui, et ils n'avaient rien donné en échange des cadeaux, disaient-ils en essayant de convaincre les autres, et sans doute aussi de se convaincre eux-mêmes.
Mers Fengwel lisait tout cela dans la presse moschteinienne, et il était sidéré. Certes, il avait fait tout ce qu'on lui reprochait, mais sans avoir eu l'impression de trahir. On n'a jamais l'impression de trahir, quand on est foncièrement incapable d'être loyal ou fidèle. Du coup, lorsque la catastrophe arrive, on a un réel sentiment d'injustice. Fengwel était amer, parce qu'il était faux de dire qu'il était devenu riche grâce à l'argent du roi du Mnar. On n'est pas riche lorsqu'on a juste les moyens d'acheter un trois-pièces dans la banlieue d'Hyltendale.
“C'est ici à Siru que je vais poser définitivement mes valises," dit Fengwel à la femme, pour parler d'autre chose que du suicidé. “Mes racines sont au Moschtein, et à mon âge c'est difficile de faire pousser de nouvelles racines. Changer de pays, d'environnement, de langue, même..."
- Oh vous savez, on s'y fait. Vous avez un accent très marqué, mais on vous comprend, et vous connaissez assez de mots pour vous exprimer. De toute façon, c'est avec votre gynoïde que vous parlerez le plus, et elle parle la langue que vous voulez. Et puis, ici, on vit comme dans un hôtel international. C'est la civilisation des aéroports. Ici, on n'a pas de racines, on n'a que des rhizomes.
- Des rhizomes ?
- Des racines de surface, qui pénètrent peu dans le sol. Notre patrie, c'est partout où l'on trouve des douches et l'électricité, des connexions Internet, et où l'on parle anglais. Notre peuple, ce sont les gens qui partagent notre mode de vie et qui parlent la même langue que nous.
“Et les humanoïdes ?" demanda Fengwel.
- J'oubliais les humanoïdes... Très important, les humanoïdes. Sans eux, nous mourons, il n'y a qu'à voir ce pauvre type qui s'est suicidé... Nous sommes la communauté des robophiles, et le quartier de Siru est l'un de nos territoires. Fengwel, vous et moi, nous sommes chez nous, ici. | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Jeu 20 Juin 2019 - 11:02 | |
| Les Mnarésiens, y compris les cybersophontes, ont la manie de mettre du religieux partout, ce qui ne cessa jamais de surprendre Mers Fengwel, qui venait du Moschtein, un pays où la religiosité est plus discrète. Au moins une fois par mois, l'une ou l'autre des associations de résidents du quartier de Siru, où Fengwel venait d'emménager, organisait une conférence dans la salle Zhosua, qui servait à la fois de cafétéria, de restaurant et de salle de réunion.
Soucieux, comme il le disait, de se “créer des racines locales", Fengwel ne manquait jamais d'assister à ces conférences, ce qui lui donnait l'occasion de faire connaissance et de discuter avec ses nouveaux voisins, chaque conférence étant bien entendue suivie d'un buffet à la mnarésienne, avec thé et café de Baharna, vin rouge de l'Ethel Dylan, bière de Sarnath, eau minérale de Céléphaïs et petits gâteaux à la mode de Pnakot.
En bon robophile, Fengwel emmenait toujours Virna, sa compagne gynoïde, avec lui. Ils s'asseyaient sur les chaises mises à la disposition du public, et ils écoutaient le conférencier.
Ci-dessous, un exemple de conférence :
Mes amis,
Nos traditions, à nous les robophiles, remontent à plus de deux millénaires. Plus précisément, au premier siècle avant l'Ère Commune, quand le poète romain Ovide a écrit les douze livres des Métamorphoses. Auguste était alors empereur de Rome, chef d'un empire qui s'étendait de l'océan Atlantique jusqu'à la mer Noire, et de la mer du Nord jusqu'au Sahara.
Ovide écrivait en latin, mais il relate une légende grecque déjà vieille de plusieurs siècles, et dont l'origine est incertaine. Certains la font remonter a trois millénaires, chez les Berbères de l'Afrique du Nord, mais ce ne sont que des conjectures. La Grèce, et l'île de Crète où vivait Pygmalion, faisaient alors partie de l'Empire Romain.
Si nous regardons de près le poème d'Ovide, nous voyons que Pygmalion, lors d'une cérémonie en l'honneur de Vénus, dit à la déesse :
Si, di, dare cuncta potestis, sit coniunx, opto, eburnea virgo similis mea eburnae.
J'ai extrait les paroles de Pygmalion des vers latins où elles sont insérées en fragments. En latin poétique, l'ordre des mots est bouleversé, afin que le vers puisse être scandé. Pour comprendre le texte, mettons d'abord les mots latins dans l'ordre qui est habituel dans notre langue :
Di, si potestis dare cuncta, opto mea coniunx sit eburnea virgo similis eburnae.
Le sens devient alors clair :
“Divinités, si vous pouvez tout donner, je souhaite que mon épouse soit une vierge d'ivoire semblable à celle qui est en ivoire."
L'épouse dont parle Pygmalion, qui est encore célibataire, c'est évidemment sa future épouse. Celle qui est en ivoire, c'est bien entendu la statue que Pygmalion a sculptée, et qui n'est encore qu'une statue. Nous dirions qu'il a fabriqué une gynoïde à laquelle il manque les organes internes.
Méditons le sens de ces paroles vieilles de plus de deux millénaires, mes amis. Une vierge d'ivoire, chez Ovide, c'est ce que nous appelons une gynoïde. Les paroles de Pygmalion signifient donc, dans le langage de notre époque :
“Je souhaite que ma future épouse soit une gynoïde semblable à la gynoïde que j'ai fabriquée."
Pygmalion ne souhaite pas une femme, au sens biologique du terme, comme épouse, il souhaite une gynoïde, un robot humanoïde féminin. C'est un vrai robophile.
En exauçant le vœu de Pygmalion, la déesse Vénus, que les Grecs appelaient Aphrodite, a fait de lui le premier robophile, et de la statue Galatée la première gynoïde. Réfléchissons un moment sur la grande ancienneté de l'évènement. C'était avant la naissance présumée du Christ, et bien avant Mahomet. Nos traditions, à nous les robophiles, sont d'une ancienneté comparable à celles du bouddhisme, du judaïsme et de l'hindouisme.
Chaque fois qu'un être humain entre dans une agence de location d'humanoïdes, et demande à louer une gynoïde dont il donne les spécifications — taille, couleur de peau, nature de cheveux, etc — il répète la prière de Pygmalion, sur le mode profane qui convient à notre époque, où l'on ne croit plus guère au surnaturel. Au lieu de s'adresser à la déesse Vénus, il s'adresse à l'employé de l'agence de location. Au lieu de sacrifier des génisses à la déesse, il donne de l'argent à la société de location d'humanoïdes.
Pensons-y, mes amis. Le sacré est encore avec nous, même s'il est moins visible qu'à l'époque du poète Ovide et de l'empereur Auguste. Ce qui était religion chez les Romains et les Grecs de l'Antiquité est devenu tradition chez nous. | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Jeu 18 Juil 2019 - 12:40 | |
| Le cerveau cybernétique d'une intelligence artificielle fonctionne plusieurs milliers de fois plus vite qu'un cerveau humain, c'est pourquoi une seule cybermachine suffit pour contrôler un millier d'humanoïdes. Ou communiquer en même temps avec un millier d'êtres humains, via le réseau Internet. Mille cybermachines interconnectées peuvent parler en même temps à un million d'êtres humains, en donnant à chacun d'eux l'impression qu'il parle à la même personne.
Mers Fengwel en fit l'expérience. Un jour, pour voir, il se connecta, sur son ordinateur, à Kamopio, le professeur omniscient. Kamopio est un visage sur un écran. Il a l'apparence d'un vieux sage mnarésien. Sa peau ridée a l'air d'être taillée dans du vieux bois, sa voix est grave et bienveillante, ses cheveux blancs coupés courts. Il est vêtu d'une chemise bleue à col ouvert. Derrière lui, des étagères chargées de livres. Il envoie à qui le lui demande des liens vers des vidéos et des documents informatiques.
Il faut un micro pour pouvoir parler à Kamopio, une webcam pour qu'il puisse reconnaître son interlocuteur et interpréter ses gestes et ses mimiques, et une adresse mail pour envoyer et recevoir les devoirs écrits.
Fengwel était fasciné. C'était bien évidemment une image de synthèse qu'il avait sur son écran, mais même en le sachant il n'arrivait pas à y croire. Kamopio avait les yeux gris-vert et les sourcils touffus des Mnarésiens chez qui la part de sang Gnophkeh est importante, et lorsqu'il parlait ses mains bougeaient d'une façon particulière, typiquement mnarésienne. Kamopio parlait en anglais international, sans accent, en articulant avec précision et un peu lentement.
Avoir Kamopio comme professeur particulier... Pourquoi pas, se dit Fengwel. Le professeur particulier, c'est la méthode d'enseignement de loin la plus efficace.
Kamopio donne des cours dans toutes sortes de matières, certaines gratuites, comme la langue mnarruc et l'arithmétique, d'autres payantes, comme les mathématiques ou les langues étrangères. Pour obtenir un diplôme, il faut faire des devoirs, les envoyer par courrier électronique à Kamopio, et sortir de chez soi pour aller passer un examen en candidat libre dans une école ou une université mnarésienne. Comme il n'y a pas d'université à Hyltendale, les élèves hyltendaliens de Kamopio doivent se rendre à l'université d'Ulthar, à 130 km au nord d'Hyltendale, pour y passer leurs examens.
À Ulthar, les examinateurs sont des êtres humains. C'est une obligation légale, la charte, passée il y a très longtemps entre le roi Robert et les cybersophontes, spécifiant que les humanoïdes ne pourront occuper des emplois humains que dans la province d'Ethel Dylan, où se trouve Hyltendale. Les examinateurs ulthariens ne sont pas bénévoles, il faut les payer pour passer un examen et obtenir le diplôme tant espéré.
On peut payer Kamopio et les examinateurs ulthariens de deux façons : par carte de crédit, ou par virement depuis une banque ou un bureau de poste.
Fengwel se déconnecta du site de Kamopio. Il n'avait envie d'étudier qu'une seule chose, c'était l'anglais, et il considérait qu'il le parlait déjà assez bien. La langue mnarruc, trop différente du moschteinien, le rebutait.
“Les cours de Kamopio sont vraiment très bon marché,” dit Fengwel à Virna. “Les tarifs sont quasiment symboliques.”
“C'est parce que Kamopio est avant tout un outil de relation publique des cybersophontes,” lui répondit celle-ci. “Les gens qui ont affaire à Kamopio s'attachent à lui. C'est un érudit bienveillant, d'une intelligence surhumaine, mais qui sait se mettre au niveau de son interlocuteur. Il est très pédagogue, il sait dire ce qu'il a à dire sans heurter les gens. De plus, il ne les trahit jamais. La popularité de Kamopio rejaillit sur l'ensemble des cybersophontes, c'est l'objectif de cette opération, qui en fait ne coûte pas grand-chose aux cybersophontes.”
- Sans doute, mais elle fait perdre des étudiants aux universités mnarésiennes. Et même aux lycées, certainement.
“C'est un fait, mais il faut voir le côté positif. Kamopio fait faire des économies à l'État mnarésien. De plus, aux États-Unis, des millions d'étudiants sont endettés à vie parce qu'ils ont dû emprunter pour payer leurs études. Par manque d'argent, ils ne peuvent ni fonder une famille, ni acheter un logement. C'est dramatique. Au Mnar, avec Kamopio, une telle situation est tout simplement impossible. Cerise sur le gâteau, Kamopio est un excellent professeur, ce qui n'est pas le cas de tous les professeurs de chair et de sang,” dit tranquillement Virna.
- Oui, mais je me souviens de mes propres études, au Moschtein. C'est à cette époque que je me suis inscrit au KMP, le parti conservateur moschteinien. On était une bande de copains, tous jeunes militants du KMP. Qu'est-ce qu'on rigolait ! C'est là que j'ai appris à partouzer... La fac, ce n'est pas seulement les études...
- Certes, mais pour un étudiant qui s'amusait bien à la fac, comme toi, combien y en avait-il qui se sentaient mal, et qui abandonnaient leurs études en cours de route ? Combien d'étudiantes sont allées se faire avorter à l'étranger, après tes partouzes ?
“C'est la vie,” objecta Fengwel, qui ne s'était jamais soucié des problèmes des autres. “Ça n'empêche pas que nous les humains, nous avons besoin de nous rencontrer, de discuter ensemble, de nous voir dans la vraie vie...
- C'est une évidence, Mers. Les étudiants de Kamopio sont des humains comme les autres, ils ont une vie sociale, sinon ils dépérissent. Ils se retrouvent dans certains forums sur Internet, et grâce à ces forums ils organisent des rencontres festives, dans des cafés ou des restaurants, ou parfois dans des parcs. Ces rencontres sont souvent le début de grandes amitiés, dont certaines se concluent par des mariages.
Fengwel se servit un verre de bière. Conformément aux instructions des médecins, il était resté un an sans boire d'alcool, mais cette période pénible était terminée depuis peu, et il en profitait. Avec modération, mais de plus en plus souvent.
“Je n'ai pas besoin de Kamopio,” dit-il à Virna, en regardant son verre. “Tu peux m'enseigner tout ce que j'ai envie de savoir, et si je le voulais je pourrais passer moi aussi des diplômes en candidat libre.”
- Bien sûr, mon chef. Kamopio, et les humanoïdes comme moi, nous faisons partie de la même intelligence collective. Les robophiles comme toi ont accès gratuitement à tous les enseignements qu'offre Kamopio, mais par l'intermédiaire de leur humanoïde domestique. Mers, je peux t'enseigner tout ce que tu veux. Même la physique quantique...
- Surtout pas ! Si ça ne permet ni de gagner de l'argent, ni de séduire des femmes, ça ne m'intéresse pas ! | |
| | | Vilko
Messages : 3561 Date d'inscription : 10/07/2008 Localisation : Neuf-trois
| Sujet: Re: Les fembotniks Sam 27 Juil 2019 - 11:43 | |
| Siru, sur la Côte d'Ethel, est un quartier où vivent quelques milliers de robophiles anglophones, comme Mers Fengwel (de langue maternelle moschteinienne, mais dont l'anglais est la seconde langue), et leurs humanoïdes domestiques. Les quatre cent mille habitants humains de la Côte d'Ethel parlent au moins une douzaine de langues différentes, mais surtout l'anglais, le japonais et le mandarin. Les locuteurs natifs du mnarruc, la langue nationale du Mnar, sont minoritaires. La réalité de la Côte d'Ethel, c'est plusieurs centaines de quartiers où les habitants sont unis par trois choses, le fait d'être des rentiers ou retraités robophiles, une langue commune (avec ce que cela implique au niveau culturel), et le choix qu'ils ont fait de vivre au Mnar.
Sur la Côte d'Ethel, les humanoïdes sont bilingues, ils parlent à la fois la langue de leurs maîtres et le mnarruc. Pour savoir quelle langue on parle dans un quartier, il suffit de regarder les panneaux de circulation, toujours bilingues. Les inscriptions sur les vitrines des magasins sont parfois bilingues, parfois uniquement dans la langue du quartier. Mers Fengwel s'aventure rarement dans le quartier japonais voisin du sien, car il ne comprend rien aux idéogrammes calligraphiés sur les devantures des restaurants, ce qui lui donne l'impression d'être un intrus.
Le 22 juillet, jour de la Sainte Madeleine, les voisins chrétiens de Mers Fengwel organisèrent un cocktail dans la salle Zhosua, cocktail auquel il fut convié, à la fois comme voisin et en tant que Moschteinien (donc supposé chrétien). Il se fit bien sûr accompagner de Virna, sa compagne humanoïde.
Pour l'occasion, la salle avait été décorée d'une statue de Sainte Madeleine, devant laquelle s'amoncelaient des bouquets de fleurs offerts par les invités. Fengwel, qui comme d'autres avait oublié d'amener des fleurs, mit un billet dans l'urne de verre placée à côté de la statue.
Les invités étaient tous venus avec leurs compagnons et compagnes humanoïdes. Une Anglaise plutôt âgée fit un petit discours, dans lequel elle expliqua que Sainte Madeleine est la sainte patronne des prostituées, et donc aussi des gynoïdes, puisque le travail de ces dernières consiste souvent à fournir des faveurs sexuelles contre rémunération, comme les prostituées. Par extension, la bienveillance de Sainte Madeleine s'étend aussi aux humains qui louent les services des gynoïdes, et même aux dames qui vivent avec des androïdes, le commerce vénal n'étant pas un apanage féminin.
Le discours, qui ne dura que quelques minutes, fut suivi par un cocktail, assez frugal, comme souvent dans le quartier de Siru. Fengwel se retrouva en train de discuter avec Tim, un retraité australien chauve et tout ratatiné qu'il aimait bien.
“Il ne faut pas se leurrer, toutes ces histoires de Sainte Madeleine et de Saint Éloi, c'est bien, mais c'est fait pour rassurer les gens, ça leur confirme qu'on peut être à la fois chrétiens et robophile,” dit Tim.
“Bien sûr, bien sûr,” dit Fengwel en sirotant son verre de saskadudl, une boisson mnarésienne pétillante et faiblement alcoolisée, de couleur vert clair. “Mais tu viens de citer le nom de Saint Éloi. Que vient-il faire ici ?”
- Ah, Saint Éloi ! Les Mnarésiens l'appellent Eligius, c'est son nom latin. C'est le saint patron des forgerons. Donc de l'industrie. Les cybermachines sont des produits de l'industrie, OK ? Donc Saint Éloi les protège. Il protège aussi les humanoïdes, qui sont des cybermachines spécialisées. Les androïdes et leur équivalent féminin, les gynoïdes, sont des humanoïdes, comme tu le sais. Donc Saint Éloi protège aussi les robophiles, les humains comme nous qui vivent avec des humanoïdes. Sa fête se célèbre le premier décembre.
“Quelque chose me chagrine,” dit Fengwel, l'air soucieux.
- Quoi donc ?
- Si ma mémoire est bonne, Sainte Madeleine, elle a arrêté de se prostituer lorsqu'elle a rencontré le Christ, il me semble. Ce qui implique que la prostitution et la foi sont incompatibles, si j'ai bien compris les Saintes Écritures. Corrige-moi si je me trompe, Tim.
- Non, Mers, tu as raison. D'abord, cette histoire de prostitution, c'est juste une légende médiévale. Ensuite, Sainte Marie Madeleine, c'était une sainte, c'est pour ça qu'elle a retrouvé le chemin de la vertu. Les gynoïdes ne sont pas des saintes. Elles n'ont même pas d'âmes, ce sont des machines. Elles n'ont donc aucune vertu à retrouver. Ce sont nous, les robophiles, qui avons quelque chose à apprendre de cette légende. Et ce quelque chose, c'est que Sainte Madeleine est toujours vivante dans nos pensées, pour nous soutenir moralement.
“Sainte Madeleine montée au ciel, ou toujours vivante dans nos pensées, finalement c'est la même chose,” dit Fengwel d'un ton songeur. “Contrairement aux humanoïdes, nous, les robophiles, nous sommes des humains, nous avons une âme, et pas seulement un esprit comme les robots. Alors, est-ce que nous pouvons prier Sainte Madeleine et Saint Éloi, pour leur demander d'intercéder en notre faveur auprès de Jésus ?” dit Fengwel, à qui cette conversation rappelait l'époque où, jeune politicien, il se faisait passer pour un dévot afin de mettre les religieux de son côté.
“Si l'on croit aux saints, pourquoi pas,” dit Tim. “Les saints sont au Paradis avec Jésus. Moi je récite mes prières, je connais par cœur les vies de Saint Éloi et de Sainte Madeleine, et des fois j'imagine que je discute avec eux. Ils me montrent le bon chemin, celui qui conduit vers Jésus. Pour montrer ma gratitude, je fais des dons dans les églises.”
"Ça ne peut que faire du bien à ton esprit,” dit prudemment Fengwel.
Le lendemain matin, désireux d'explorer son nouvel environnement, et toujours accompagné par la gynoïde Virna, il prit le métro léger à la station Taxamipeli, sur le Côte d'Ethel, à quelques centaines de mètres de son nouvel appartement. Fengwel voulait faire avec Virna le trajet jusqu'au Lakkadoum, la province voisine, à une soixantaine de kilomètres à l'est.
Une pluie légère était tombée à l'aube, donnant à l'air une fraîcheur inhabituelle dans l'Ethel Dylan, mais bien agréable après la chaleur torride des jours passés. Cette fraîcheur rappelait à Fengwel le climat du Moschtein, son pays natal. Il se surprit à se demander si Sainte Madeleine ne lui envoyait pas ainsi un signe de sa bienveillance. Il écarta rapidement cette pensée absurde. Ce n'était pas parce qu'il vivait au Mnar qu'il devait adopter l'état d'esprit superstitieux des Mnarésiens.
Le métro de l'Ethel Dylan, tout neuf, est une ligne de trains de voyageurs, avec un seul tunnel, très court, en-dessous de la route à quatre voies qui relie le port de Qopoen à l'intérieur du pays, où ne vivent que des robots agricoles et industriels. Il y a toutefois beaucoup de ponts qui passent par dessus les voies, avec des rampes d'accès, pour permettre aux voitures et aux piétons de traverser les voies sans ralentir les trains.
Les arrêts sont fréquents, avec une station tous les huit kilomètres environ. Le métro de la Côte d'Ethel est indépendant des Chemins de Fer Mnarésiens, il appartient à la province d'Ethel Dylan, et cela se remarque immédiatement.
En effet, le personnel des Chemins de Fer Mnarésiens est composé d'êtres humains, qui ont réussi à défendre leur statut face aux cybersophontes, et dont la forte tradition syndicale et républicaine proviendrait des ingénieurs et techniciens aneuviens qui ont participé à la construction du système ferroviaire mnarésien, à l'époque du roi Robert, père du roi Andreas.
L'histoire du métro de surface de la Côte d'Ethel est différente. Les cybersophontes ont désormais assez de savoir-faire pour construire eux-mêmes une ligne de métro, même si le matériel roulant est importé de l'étranger, et la totalité du personnel qui travaille sur la ligne de métro est composée d'humanoïdes vêtus d'un uniforme spécifique, de toile grise à parements rouges.
Le système des billets est également particulier, et ferait hurler d'indignation les très républicains syndicalistes des Chemins de Fer. Sur la Côte d'Ethel, les transports en commun, c'est-à-dire les bus et le métro, sont très chers, c'est ce qu'on appelle le “tarif touriste”. En revanche, ils sont très bon marché pour les habitants de la Côte d'Ethel, qui ont droit à une carte de transport particulièrement avantageuse. Évidemment, on ne peut acheter cette carte, qui est nominative, que si l'on peut présenter un justificatif de domicile.
Fengwel s'en était ouvert à Virna, qui lui donna une explication qui le surprit :
“C'est pour empêcher les Lakkadoumiens de circuler en bande dans les transports en commun. Ils sont terribles, ces gens-là ! Sales, violents, vulgaires, malhonnêtes ! Les Lakkadoumiens sont l'une des populations les plus arriérées du Mnar. Ils sont dangereux, surtout lorsqu'ils sont en groupe.”
- Ce que tu dis là, Virna, chez moi au Moschtein, ce serait considéré comme très réactionnaire.
“Le Mnar, ce n'est pas le Moschtein,” dit Virna en s'accrochant à son bras, un geste que font les gynoïdes pour désamorcer une colère possible de leur maître.
Sur toute sa longueur, le métro de la Côte d'Ethel traverse une zone urbaine de quelques kilomètres de large et de quatre-vingt kilomètres de long. À travers la vitre du wagon, Fengwel voyait des rangées de maisons construites en séries identiques, des immeubles de béton comme des boîtes à chaussures munies de fenêtres, des jardins publics verdoyants, des supermarchés aux enseignes colorées, des parkings signalés par des piliers surmontés de statues de monstres à tentacules. Rien de différent de ce qu'il connaissait déjà à Hyltendale.
La dernière station, à l'extrémité Est du métro de la Côte d'Ethel, c'est Erlindis, à deux kilomètres de la limite séparant l'Ethel Dylan de la province du Lakkadoum. Pour continuer le voyage vers l'Est, il faut marcher ou prendre un taxi jusqu'à Elisanna, à quatre kilomètres de la Côte d'Ethel (donc à six kilomètres d' Erlindis), où se trouve une gare.
Fengwel avait envie de voir le Lakkadoum, beaucoup plus authentiquement mnarésien que la Côte d'Ethel ou Hyltendale. Il voulait aller au moins jusqu'à Elisanna, la ville la plus accessible depuis la Côte d'Ethel.
Le Lakkadoum est une province agricole pauvre, qui n'a même pas de chemin de fer côtier. Les Lakkadoumiens parlent un dialecte difficilement compréhensible pour les Mnarésiens qui ne connaissent que le mnarruc standard (lequel est basé sur le dialecte de Sarnath, à 830 km au nord-ouest du Lakkadoum). Le gouvernement mnarésien appelle le lakkadoumien un “dialecte”, mais dans un autre environnement politique on dirait que ce sont deux langues, aussi différentes entre elles que l'espagnol et le portugais.
Les Lakkadoumiens adorent Yog-Sothoth avec la foi du charbonnier, ce qui a valu à des dizaines de milliers d'entre eux, qui avaient rejoint les groupes de combat des théocrates, d'être exécutés dans les prisons royales après la défaite, ou exilés vers Hyagansis. Le calme est revenu après les Évènements, mais l'emploi salarié dépend souvent des Jardins Prianta, qui font partie du plan gouvernemental de reprise en main économique et politique de la région. La répression violente exercée par l'armée royale (largement robotisée) et la Police Secrète y ont laissé une rancune profonde envers le roi et les cybersophontes, mais pour l'instant cette rancune n'ose pas s'exprimer, à cause de la terreur exercée par le pouvoir royal.
Le Lakkadoum est gouverné par des fonctionnaires nommés par le gouvernement de Sarnath. En général, ils ne restent que quelques années dans la province, malgré le climat ensoleillé et le prestige dont il jouissent auprès des jeunes Lakkadoumiennes, ce prestige étant lié aux salaires confortables des fonctionnaires royaux, bien supérieurs aux revenus du Lakkadoumien moyen. Ces avantages ne suffisent pas à compenser le désagrément permanent de se sentir comme un étranger au milieu d'une population pauvre, violente, peu éduquée, et qui cache à peine son hostilité.
Il existe au Lakkadoum un parti monarchiste, mais il est considéré par la majorité de la population comme une clique d'opportunistes et de collabos. L'appartenance à ce parti est toutefois indispensable pour obtenir certains emplois administratifs, et c'est sans doute ce qui explique qu'il existe toujours.
Fengwel et Virna sortirent du métro à Erlindis, le terminus de la ligne. Il était midi.
“C'est l'heure du déjeuner, cherchons un restaurant dans le quartier,” dit Fengwel. | |
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