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 Une culture en un seul livre

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Vilko

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MessageSujet: Une culture en un seul livre   Une culture en un seul livre EmptySam 12 Jan 2013 - 10:38

J'ai appris il y a quelques jours que la moitié des habitants de Detroit (Etats-Unis) sont des illettrés fonctionnels. Par un curieux cheminement d'idées, je me suis dit que pour la plupart des immigrants à Dibadi, toute leur culture dibadienne c'est Eikanem ye Tlatayetgo, le Récit du Voyageur, le livre qui leur sert aussi de manuel de langue, et rien d'autre, et que beaucoup de ces immigrants seraient quasiment illettrés même dans leur langue maternelle.

Pavel Korda, étudiant en doctorat de linguistique, et Vincent Chafrichetaine, bachelier, sont des exceptions. L'immigrant moyen à Dibadi est très peu cultivé. Les femmes sont souvent illettrées, car beaucoup moins de femmes que d'hommes sont intéressées par un aller simple vers Dibadi. Les conditions d'entrée sont donc très assouplies pour elles, on leur demande simplement de connaître quelques dizaines ou centaines de mots et de savoir lire l'alphabet dibadien. Ce qui ne leur sert pas à grand-chose, à cause des ligatures : dans la plupart des polices de caractères utilisées à Dibadi, une voyelle est liée à la consonne qui la précède. Par exemple :

Le mot Dibadi, écrit en alphabet Deseret "normal" :
Une culture en un seul livre Dibadi10

Le même mot, manuscrit, avec les ligatures :
Une culture en un seul livre Dibadi13

Ou bien :
Une culture en un seul livre Dibadi15

On voit que la lecture en dibadien demande une certaine pratique, comme l'écriture cursive de l'alphabet latin. Il faut s'habituer à reconnaître 180 signes. Le signe "di" par exemple, est constitué des lettres "d" et "i" accolées, mais il est préférable de l'apprendre comme s'il s'agissait d'un signe distinct. On s'y fait : 180 signes, ce n'est pas insurmontable.

Les femmes illettrées apprennent à dessiner les lettres accolées, et à y associer une syllabe. Cela leur permet au moins de lire les noms des rues et les devantures des magasins. Si elles se perdent dans le métro, elles savent que les grandes flèches blanches non marquées indiquent toujours la sortie.

Eikanem ye Tlatayetgo explique notamment comment utiliser une cabine téléphonique, ouvrir un compte bancaire, envoyer un colis par la poste, saluer les gens, etc. C'est aussi un manuel de la religion konachoustaï, bien qu'il puisse sembler paradoxal de résumer toute une religion en un chapitre et quelques phrases dispersées dans un livre conçu pour être lu comme un roman.

Heureusement, la religion konachoustaï est simple. Le konachoustaï est un panthéisme : Dieu et l'Univers ne font qu'un, et après la mort l'âme des êtres vivants se dissout dans la grande âme cosmique dont elle était issue, comme une goutte d'eau retourne à l'océan (formule qui apparaît au moins deux fois dans le livre). La méditation et la contemplation de la nature permettent de percevoir le divin. Le Voyageur, héros du livre, a une expérience mystique lorsqu'il contemple une forêt au petit matin. Le même jour, il a une conversation avec un religieux, qui lui dit :

Où étais-tu avant ta naissance ? Nulle part. Tu n'existais pas. Quand tu seras mort, ce sera pareil.

En dibadien :
Citation :
Ka tlët mitlait, chul tlët nayet? Kopa bitu. Ang wek tlët shub. Kansis mimlus, alki kaqua.
Le prêtre parle en segments de quatre syllabes, ce qui donne un rythme particulier à son discours, comme s'il récitait des vers. Ce chapitre du livre est conçu pour être joué comme une pièce de théâtre.

Le konachoustaï c'est aussi une conception du monde (l'univers n'a ni commencement ni fin, il meurt et renaît, se contracte et se dilate) une morale de vie (il faut être bon envers autrui, ne pas voler, ne pas mentir, ne pas s'intoxiquer, pour rester en harmonie avec l'univers), un clergé, des rituels et une tradition.

Le Récit du Voyageur est rempli de moines (qui vivent dans des monastères avec d'autres moines, ou seuls dans des maisons isolées), de retraitants (laïcs qui font une retraite dans un monastère), prêtres (sortes de fonctionnaires de la religion, généralement mariés, payés par l'Etat, qui gèrent les temples et célèbrent les cérémonies), et de diacres (assistants des prêtres, souvent bénévoles). Le Voyageur, héros du livre, assiste à des offices religieux, qui sont décrits en détail et où l'encens joue un grand rôle. Il assiste notamment à un mariage et à des funérailles.

Dans le konachoustaï, la tradition chinook, c'est la religion pour les superstitieux. On y trouve l'idée que l'encens fait fuir les démons, et la croyance aux êtres surnaturels, démons, fantômes et divinités, auxquels ont peut s'adresser puisque l'Univers ne répond pas aux prières des hommes. Le Récit du Voyageur parle de tout cela, décrit brièvement les dieux chinooks, comme Taïa, le dieu de la mort, et Ichani, la bienveillante déesse des eaux, mais se garde bien d'affirmer que cela fait partie du dogme.

Avec autant de précision qu'il explique comment s'y prendre pour aller en métro d'un point à un autre, comment acheter un ticket, etc, le Récit du Voyageur explique comment méditer. Le Voyageur pratique la méditation, presque quotidiennement mais rarement plus de quelques minutes à la fois. Dans le konachoustaï, la méditation, c'est l'équivalent de la prière.

L'immigrant qui arrive à Dibadi en ne connaissant que le Récit du Voyageur ne connaît rien de l'histoire du Niémélaga, et il ne sait pas comment fonctionne le gouvernement. Il sait que les klelwaks sont des androïdes à la peau verte qui vivent à la campagne, et que les cyborgs sont des humains dont les organes ont été remplacés par des équivalents artificiels (mais un cyborg, c'est bien plus que cela). Il connaît les mots qui signifient ministre, sénateur, roi et président en dibadien, mais pour lui ce sont des notions assez floues. Le citoyen de base qu'il est n'ayant aucun pouvoir politique, il n'a pas besoin d'en savoir plus.

En revanche, il sait comment fonctionne le système judiciaire, le Récit du Voyageur expliquant à l'aide d'exemples la différence entre les procédures judiciaires et civiles, et décrivant le rôle respectif de la police et de la milice, ainsi que leurs uniformes.

Beaucoup de lecteurs du Récit du Voyageur regrettent qu'il ne parle pas suffisamment de démocratie. Dans le livre, les personnages disent franchement ce qu'ils pensent, mais respectent la loi. Les voleurs, les blasphémateurs et les apostats sont sévèrement punis. En revanche, les seules élections mentionnées sont celle du président d'un club sportif et de la présidente d'une association de parents d'élèves. Seule l'élection du président d'un club sportif est décrite en détail, avec les bulletins déposés dans une boîte fermée munie d'une fente, le dépouillement des votes, etc. Mais il ne faut pas trop en demander au Niémélaga sur ce plan... Very Happy

Chaque édition du Récit du Voyageur est un peu différente de la précédente : petites améliorations du texte, voire réécriture complète de certains chapitres. Mais l'objectif reste toujours le même : donner au lecteur un vocabulaire de cinq mille mots soigneusement choisis (chaque mot étant utilisé au moins deux fois dans le livre) et une description suffisamment complète de la vie locale pour que quelqu'un connaissant bien le livre puisse travailler et vivre à Dibadi dès le jour de son arrivée.
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Vilko

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MessageSujet: Re: Une culture en un seul livre   Une culture en un seul livre EmptySam 12 Jan 2013 - 11:34

Le Récit du Voyageur est aussi un guide des bonnes manières. A Dibadi, c'est assez simple, le même mot, chetenche, signifie monsieur, madame, mademoiselle, citoyen, citoyenne... Patlisztada signifie à la fois bonjour, au revoir, bienvenue, bon voyage... Hau est à peu près l'équivalent de "salut" . Le dibadien ne manque pas de mots pour exprimer les grades et les fonctions, et savoir si on doit appeler quelqu'un par son nom, son prénom, sa fonction ou simplement chetenche dépend des circonstances... Un religieux sera surpris et un peu vexé qu'on l'appelle chetenche - il est d'usage d'appeler tout religieux de sexe masculin liplet - on dira umliplet si c'est une femme - mais un(e) réceptionniste dans un hôtel trouvera cela normal.

La poignée de main est rare, dans le Récit du Voyageur elle n'est mentionnée que deux fois : pour marquer une réconciliation, et une autre fois pour sceller un accord.

Les embrassades et les bises ne sont mentionnées que pour les bébés et les très jeunes enfants. Le tutoiement (pronom ati) n'est utilisé qu'entre époux, entre amants, entre parents et enfants, entre enfants, et avec les animaux de compagnie, si on en est propriétaire. Le pronom tlët (souvent prononcé tlë, avec élision du t final) est utilisé dans tous les autres cas.

La vie étant plus compliquée que la littérature, l'étranger en visite à Dibadi s'apercevra vite que les Dibadiens ne parlent pas tous comme dans le Récit du Voyageur. Cela va de la matriarche patronne de bar qui utilise ati avec ses clients, même ceux qu'elle voit pour la première fois, aux amis proches qui se donnent du ati dans les moments de vive émotion. Ainsi, dans le roman de Ferenc Karinthy, l'un des chefs des rebelles dit ati à ses hommes avant un combat où ils vont tous risquer leur vie.
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MessageSujet: Re: Une culture en un seul livre   Une culture en un seul livre EmptySam 12 Jan 2013 - 18:56

Plus de détails sur le konachoustaï :

Les "dieux" sont purement symboliques. Ce n'est pas parce qu'au château de Versailles ont voit des statues de Neptune et d'autres divinités gréco-romaines que Louis XIV était polythéiste... Les dieux chinooks conservés dans la tradition dibadienne ont un rôle de symboles, comme Hercule dans l'une des fables de la Fontaine (un paysan dont la charrette s'est renversée adresse une prière à Hercule). Il y a des Dibadiens particulièrement crédules qui croient en l'existence d'être surnaturels, mais ils sont rarement membres du clergé.

Les principaux dieux sont les suivants, tous mentionnés dans le Récit du Voyageur :

Sëquachikhach, "l'Esprit du Monde". C'est le dieu du panthéisme. On ne lui rend pas de culte et on ne lui adresse pas de prières. Il n'a pas de statue, ni de représentation graphique. On peut simplement avoir, de temps à autre, l'intuition de son existence. Ce n'est pas un dieu chinook, mais une création des fondateurs du konachoustaï.

Talapas, le dieu créateur, maître de la magie.

Ilahi, la Terre-Mère.

Otlakh, le Dieu-Soleil.

Ilëchi, la déesse de la Lune.

Ichani, la Déesse des Eaux, bienveillante envers les humains, à qui elle a appris à fabriquer des canots, des pagaies et des filets.

Matsu, le dieu du tonnerre, maître des éléments et du climat.

Taia, le dieu de la mort, symbolisé par un homme tenant sa tête coupée dans les mains.

Sakhali Choch, dont le nom vient du "Saint Georges" des missionnaires catholiques qui faisaient de leur mieux pour évangéliser les Amérindiens. C'est le dieu de l'effort personnel, un tueur de démons. Il est représenté en armure sur un cheval, combattant un serpent-démon.

Les démons (tsaiazskoda). Ils sont multiformes. Leur aura est maléfique, c'est pourquoi, contrairement aux dieux et aux déesses, ils n'ont ni statues ni images dans les temples, sauf le serpent-démon que Sakhali Choch transperce de sa lance ou décapite à coup d'épée. Les fantômes des défunts sont aussi des démons. La croyance populaire veut qu'avec le temps les fantômes finissent par se dissoudre dans l'atmosphère, surtout lorsqu'ils sont surpris par la lumière, bien qu'ils puissent survivre parfois pendant des siècles. Divers rituels permettent d'accélérer leur dissolution.

Les prêtres konachoustaï, qui sont généralement des hommes cultivés, n'ont pas le droit de se faire payer pour chasser les démons. Les nombreux charlatans qui pullulent à Dibadi n'ont pas ces scrupules.

Les hommes sauvages velus censés vivre au fond des bois et capturer les voyageurs égarés, pour les manger ou en faire leurs esclaves, sont aussi assimilés aux démons. La légende bizarre selon laquelle les klelwaks ne seraient pas des androïdes, mais des démons, est confortée par le fait qu'on n'a jamais vu un klelwak à Dibadi même, ou dans l'une des autres villes du Niémélaga, et qu'il est extrêmement rare qu'ils se laissent filmer de près.

On pourrait écrire un livre sur les charlatans qui vivent de la crédulité des Dibadiens. Cela va des tireuses de cartes aux pseudo-chamanes, dont l'âme sort du corps pour aller à la rencontre des dieux et des démons. Leur activité n'est pas sans risques : ils peuvent être poursuivis pour escroquerie, voire pour apostasie s'ils répandent des croyances contraires à la religion officielle.

Curieusement, le fait que de nombreux chamanes souffrent de troubles psychiques est considéré par certains comme une "preuve" de l'existence et de la puissance des démons.
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