J'ai appris il y a quelques jours que la moitié des habitants de Detroit (Etats-Unis) sont des illettrés fonctionnels. Par un curieux cheminement d'idées, je me suis dit que pour la plupart des immigrants à Dibadi, toute leur culture dibadienne c'est
Eikanem ye Tlatayetgo, le Récit du Voyageur, le livre qui leur sert aussi de manuel de langue, et rien d'autre, et que beaucoup de ces immigrants seraient quasiment illettrés même dans leur langue maternelle.
Pavel Korda, étudiant en doctorat de linguistique, et Vincent Chafrichetaine, bachelier, sont des exceptions. L'immigrant moyen à Dibadi est très peu cultivé. Les femmes sont souvent illettrées, car beaucoup moins de femmes que d'hommes sont intéressées par un aller simple vers Dibadi. Les conditions d'entrée sont donc très assouplies pour elles, on leur demande simplement de connaître quelques dizaines ou centaines de mots et de savoir lire l'alphabet dibadien. Ce qui ne leur sert pas à grand-chose, à cause des ligatures : dans la plupart des polices de caractères utilisées à Dibadi, une voyelle est liée à la consonne qui la précède. Par exemple :
Le mot Dibadi, écrit en alphabet Deseret "normal" :
Le même mot, manuscrit, avec les ligatures :
Ou bien :
On voit que la lecture en dibadien demande une certaine pratique, comme l'écriture cursive de l'alphabet latin. Il faut s'habituer à reconnaître 180 signes. Le signe "di" par exemple, est constitué des lettres "d" et "i" accolées, mais il est préférable de l'apprendre comme s'il s'agissait d'un signe distinct. On s'y fait : 180 signes, ce n'est pas insurmontable.
Les femmes illettrées apprennent à dessiner les lettres accolées, et à y associer une syllabe. Cela leur permet au moins de lire les noms des rues et les devantures des magasins. Si elles se perdent dans le métro, elles savent que les grandes flèches blanches non marquées indiquent toujours la sortie.
Eikanem ye Tlatayetgo explique notamment comment utiliser une cabine téléphonique, ouvrir un compte bancaire, envoyer un colis par la poste, saluer les gens, etc. C'est aussi un manuel de la religion konachoustaï, bien qu'il puisse sembler paradoxal de résumer toute une religion en un chapitre et quelques phrases dispersées dans un livre conçu pour être lu comme un roman.
Heureusement, la religion konachoustaï est simple. Le konachoustaï est un panthéisme : Dieu et l'Univers ne font qu'un, et après la mort l'âme des êtres vivants se dissout dans la grande âme cosmique dont elle était issue,
comme une goutte d'eau retourne à l'océan (formule qui apparaît au moins deux fois dans le livre). La méditation et la contemplation de la nature permettent de percevoir le divin. Le Voyageur, héros du livre, a une expérience mystique lorsqu'il contemple une forêt au petit matin. Le même jour, il a une conversation avec un religieux, qui lui dit :
Où étais-tu avant ta naissance ? Nulle part. Tu n'existais pas. Quand tu seras mort, ce sera pareil.En dibadien :
- Citation :
- Ka tlët mitlait, chul tlët nayet? Kopa bitu. Ang wek tlët shub. Kansis mimlus, alki kaqua.
Le prêtre parle en segments de quatre syllabes, ce qui donne un rythme particulier à son discours, comme s'il récitait des vers. Ce chapitre du livre est conçu pour être joué comme une pièce de théâtre.
Le konachoustaï c'est aussi une conception du monde (l'univers n'a ni commencement ni fin, il meurt et renaît, se contracte et se dilate) une morale de vie (il faut être bon envers autrui, ne pas voler, ne pas mentir, ne pas s'intoxiquer, pour rester en harmonie avec l'univers), un clergé, des rituels et une tradition.
Le Récit du Voyageur est rempli de moines (qui vivent dans des monastères avec d'autres moines, ou seuls dans des maisons isolées), de retraitants (laïcs qui font une retraite dans un monastère), prêtres (sortes de fonctionnaires de la religion, généralement mariés, payés par l'Etat, qui gèrent les temples et célèbrent les cérémonies), et de diacres (assistants des prêtres, souvent bénévoles). Le Voyageur, héros du livre, assiste à des offices religieux, qui sont décrits en détail et où l'encens joue un grand rôle. Il assiste notamment à un mariage et à des funérailles.
Dans le konachoustaï, la tradition chinook, c'est la religion pour les superstitieux. On y trouve l'idée que l'encens fait fuir les démons, et la croyance aux êtres surnaturels, démons, fantômes et divinités, auxquels ont peut s'adresser puisque l'Univers ne répond pas aux prières des hommes. Le Récit du Voyageur parle de tout cela, décrit brièvement les dieux chinooks, comme Taïa, le dieu de la mort, et Ichani, la bienveillante déesse des eaux, mais se garde bien d'affirmer que cela fait partie du dogme.
Avec autant de précision qu'il explique comment s'y prendre pour aller en métro d'un point à un autre, comment acheter un ticket, etc, le Récit du Voyageur explique comment méditer. Le Voyageur pratique la méditation, presque quotidiennement mais rarement plus de quelques minutes à la fois. Dans le konachoustaï, la méditation, c'est l'équivalent de la prière.
L'immigrant qui arrive à Dibadi en ne connaissant que le Récit du Voyageur ne connaît rien de l'histoire du Niémélaga, et il ne sait pas comment fonctionne le gouvernement. Il sait que les klelwaks sont des androïdes à la peau verte qui vivent à la campagne, et que les cyborgs sont des humains dont les organes ont été remplacés par des équivalents artificiels (mais un cyborg, c'est bien plus que cela). Il connaît les mots qui signifient ministre, sénateur, roi et président en dibadien, mais pour lui ce sont des notions assez floues. Le citoyen de base qu'il est n'ayant aucun pouvoir politique, il n'a pas besoin d'en savoir plus.
En revanche, il sait comment fonctionne le système judiciaire, le Récit du Voyageur expliquant à l'aide d'exemples la différence entre les procédures judiciaires et civiles, et décrivant le rôle respectif de la police et de la milice, ainsi que leurs uniformes.
Beaucoup de lecteurs du Récit du Voyageur regrettent qu'il ne parle pas suffisamment de démocratie. Dans le livre, les personnages disent franchement ce qu'ils pensent, mais respectent la loi. Les voleurs, les blasphémateurs et les apostats sont sévèrement punis. En revanche, les seules élections mentionnées sont celle du président d'un club sportif et de la présidente d'une association de parents d'élèves. Seule l'élection du président d'un club sportif est décrite en détail, avec les bulletins déposés dans une boîte fermée munie d'une fente, le dépouillement des votes, etc. Mais il ne faut pas trop en demander au Niémélaga sur ce plan...
Chaque édition du Récit du Voyageur est un peu différente de la précédente : petites améliorations du texte, voire réécriture complète de certains chapitres. Mais l'objectif reste toujours le même : donner au lecteur un vocabulaire de cinq mille mots soigneusement choisis (chaque mot étant utilisé au moins deux fois dans le livre) et une description suffisamment complète de la vie locale pour que quelqu'un connaissant bien le livre puisse travailler et vivre à Dibadi dès le jour de son arrivée.