Interstellarien

Depuis que les bipèdes lisses avaient commencé à maîtriser le feu, les spectateurs affluaient de toutes les étoiles à la ronde, et le veilleur avait toutes les peines du monde à leur faire respecter les consignes de discrétion. Lorsque les bipèdes lisses se mirent à farfouiller sur la lune de leur planète, puis sur la planète rouge, il fallut déménager pour la ceinture d'astéroïdes, un havre parfait pour camoufler tout le barda scientifique.

On collectait fébrilement les données par tous les moyens non-invasifs possibles, on argumentait en long et en large et on faisait des paris. Compte tenu de la configuration locale et des statistiques galactiques, les autochtones avaient 53% de chances de survivre à leur premier choc biosphérique et 16% de survivre au suivant; cette espèce, du fait de son brutal saut évolutif, se situait dans la catégorie du grand écart mortel entre intelligence élevée et sagesse indigente.

La grande mode en ce moment était de se donner des surnoms d'animaux de la planète. Ornithorynque et Hirondelle, qui venaient de débarquer dans le système, jouaient à produire des sons buccaux glabribipédiques dans l'atmosphère reconstituée du labo biosphérique. Le veilleur avait collecté une quantité impressionnante d'enregistrements depuis les premiers balbutiements de l'espèce.

Ornithorynque: (vocal) Bhaaaadaaaaaa.
Hirondelle: (vocal) Yuuuuuuruuuuuuu.
Ornithorynque: C'est poilant.
Hirondelle: C'est... linéaire. Impossible de superposer les informations.
Ornithorynque: Il y a les intonations. Voyons ça. (vocal) Uuuaaaauuusiiiii.
Hirondelle: Ouais. C'est mieux que rien. (vocal) Ton thé t'a-t-il ôté ta toux?
Ornithorynque: Intonation interrogative du pays des fromages qui puent?
Hirondelle: Tout juste. Et aussi du pays de la boisson psychotropique à levure.
Ornithorynque: Et de celui du sang d'arbre sucré.

Ils réajustèrent leur organisme pour tester différents accents de tout autour de la planète et de différentes époques depuis les tréfonds du pléistocène, et quand ils furent rassasiés ils devinrent soudain sérieux.

Hirondelle: Et si on inventait une langue glabribipédique? Ce serait puissamment romantique, comme un retour aux sources.
Ornithorynque: (vocal) De acuerdo. It'll be fun!

Et ils se mirent à choisir des phonèmes rugissants et des concepts sauvages et assemblèrent le tout en de rauques chants de chasse des âges farouches. Le veilleur, qui se promenait dans les écotopes du labo, perçut les chaotiques vibrations gaseuses et vint s'enquérir de ce qui se passait.

Veilleur: Ha, ça me rappelle le bon vieux temps où je me baladais sur la planète parmi les cuirassés à trois cornes, où je migrais avec les ailés qui pincent avec leur bec.
Hirondelle: Tu prenais les formes des animaux?
Veilleur: Bien sûr. Impact minimal, c'est la règle de tous les veilleurs.

Le veilleur s'absorba dans de profondes pensées, et dit:

Veilleur: Si les langues vous amusent tant, je vous confierais bien une mission.
Ornithorynque: Ce serait un grand honneur.
Veilleur: Ces pseudosapiens, s'ils survivent, risquent tout de même de garder longtemps leur esprit de balourds. Il faudrait leur enseigner une langue simple qui leur ouvre les portes de nos connaissances.
Hirondelle: Une langue linéaire?
Veilleur: Oui, quelque chose de basique.
Ornithorynque: On pourrait s'inspirer de l'interstellarien auxiliaire, mais en mille fois plus neuneu.
Veilleur: Bonne idée! Je vous fais confiance.

Et ils se mirent au travail...

 

En fait ce sera le récit d'une création linguistique

Leo a écrit:

Depuis que les bipèdes lisses avaient commencé à maîtriser le feu [...]

Et que sont devenus leurs cousins bipèdes poilus ?

Leo, je ne puis qu'admirer ton imagination.

>> Sab - En fait au début le veilleur appelait tous les hominidés humanoïdes les tape-cailloux, le terme de bipèdes lisses n'est venu que plus tard et a fini par désigner toutes les lignées, poilues ou non, dans les archives galactiques. Lisses est d'ailleurs une mauvaise traduction d'un terme à chevauchement trefflé qu'on pourrait rendre maladroitement par l'intérieur alize l'extérieur.
Mais si ta question signifie "Que sait le veilleur des lignées disparues?" je crains que nous n'aurons aucune réponse. A chaque fois qu'un veilleur fait l'erreur d'apporter la vérité à une planète, les fanatiques religieux se mettent à massacrer tout le monde.

>> lodrana - Mais... mais... je n'ai rien inventé!

J'aime beaucoup le style, ça promet d'être prenant. La suite !

 

>> Grufidh - Ca risque de virer au n'importe quoi si je me lasse en cours de route

>> lsd - Je ne pense pas. Le background n'est qu'un prétexte à décortiquer la création d'une langue.


Vieux de presque 18 héliocrases (NdT: soit environ 3 milliards et demi d'années terrestres), le coeur ancien de l'interstellaire auxiliaire comportait 4.389.102 concepts de base portés sur 87 canaux combinables en 4.038 modes élémentaires. C'était la langue des spatioports et des résumés superficiels d'informations. Au dessus du coeur ancien, une deuxième couche, révisable, 300 fois plus épaisse, variait énormément selon les régions de la galaxie vu que les nouveaux concepts apparaissaient à chaque dzit (NdT: environ 13 millisecondes) et qu'il fallait cent mille ans pour envoyer un signal à l'autre bout de la galaxie.

Ornithorynque: Bon, on pourrait trancher dans le cœur et se contenter de 216.000 concepts de base?
Hirondelle: Et comment on va exprimer les autres concepts de base du cœur?
Ornithorynque: Ben, par superp... ah non, par composition linéaire.
Hirondelle: C'est nul, il va falloir faire des choix complètement arbitraires. Pourquoi, par exemple, un [mot intraduisible] (NdT: renversement plastorémanent d'harmonique cognitif, ou quelque chose dans le genre) devrait-il être défini en fonction de deux autres concepts? C'est du lavage de cerveau! C'est du massacre!
Ornithorynque: Bon, et si on commençait par étudier quels sont les concepts centraux dans l'esprit des sauvages de la planète?

Alors ils compulsèrent quelques millions d'heures d'enregistrements et d'études (NdT: je fais désormais des substitutions d'unités directement dans le texte), puis ils se tournèrent vers les étoiles avec une expression de désespoir. C'est alors que le veilleur revint de son inspection routinière du mégatélescope.

Veilleur: Alors, ça avance?
Hirondelle: Nous envisageons de nous inspirer du langage phéromonal des fourmis de la planète: trois signaux: à manger par là-bas, nourrir les larves, attaquer tout ce qui bouge.
Veilleur: C'est un bon début. J'ose espérer que les bipèdes auront un peu évolué après leur auto-cataclysme, sans quoi nous n'établirons pas le contact.

Le veilleur s'en fut faire une partie de billard astéroïdal avec Wiwaxia, un natif de Balbutrix. Chaque astéroïde balancé sur Jupiter gagnait un point, et Wiwaxia se débrouillait toujours pour en envoyer des chapelets entiers, c'était rageant.

Pendant ce temps, Ornithorynque suggérait qu'on utilise tout bêtement les langues humaines qui auront survécu au moment du contact, et qu'on exprime les choses à l'aide d'interminables périphrases que les humains eux-mêmes se chargeraient d'abréger. Mais Hirondelle jugeait qu'un tel processus prendrait des millénaires alors qu'ils n'étaient pas là pour faire du baby-sitting.

Le veilleur riait dans sa vénérable barbe (NdT: le veilleur n'a pas de barbe, ni de mâchoires; il s'agit là d'une adaptation traductive). Il avait assisté à bien des éclosions, et il avait formé bien des veilleurs. Il avait toujours vécu loin des planètes à la mode, et s'amusait toujours de l'ignorance des touristes issus des grands centres culturels de la galaxie.

Hirondelle: Il faut une langue pédagogique. Il faut commencer par exprimer l'essence première de l'univers: le mouvement et l'énergie!
Ornithorynque: C'est beau, ce que tu dis. Quel mot tu proposes?
Hirondelle: Quel est le phonème le plus répandu sur la planète?
Ornithorynque: Le plus répandu parmi les langues? Ou bien le plus utilisé dans le discours, toutes langues confondues?
Hirondelle: Non, attends. Plutôt celui qui bouge le plus. Un phonème qui vibre.
Ornithorynque: Je verrais bien le r, mais il change tout le temps de prononciation selon les régions et les siècles.
Hirondelle: Le s! Il ne vibre pas autant, mais il a de la tenue, et on le trouve presque partout. Ssssssssssssssss. Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur ces saucisses en sauce?
Ornithorynque: Bien, et que fait-on de ce s?
Hirondelle: On en fait le pilier de la création.

Le veilleur guettait du coin de l'œil (NdT: façon de parler) tout en faisant valser une dizaine d'astéroïdes à la chaîne.

 

Bon ben si ça te dérange, si un modo passe par là il peut déplacer le fil en section Métalinguistique Inappliquée.

 

La suite, la suite !

Merci de tes encouragements, Napishtim, mais le Veilleur m'a fait comprendre que je risquais d'accélérer la destruction de la biosphère en dévoilant certaines informations, notamment sur les origines du langksrshhshshshhhhshshhhshshhshhshblam---biiiiip

Plus sérieusement, je ne trouve plus de temps libre, ayant été repris de la folle ambition de devenir scénariste/dessinateur, ramant à contre-courant du flot de tous ceux qui décrochent de leur planche à dessin pour trouver un vrai travail qui permet de payer le loyer et de nourrir les enfants, avec congés payés, congés maladie, tout ça pour à peine 35h de travail.

Mais dis-moi, ça fait longtemps que tu n'as pas mis à jour le fil du Laramin!

Ah oui, je connais un peu ces symptômes...

Laramin se porte bien, il s'exprime depuis quelques mois dans un scripte idéographique qui lui va comme un gant ! La construction de ces idéogrammes est aussi l'occasion de diviser encore plus loin les idées fondamentales, en fragments graphiques encore plus basiques... Bientôt à paraître !

Leo a écrit:

les origines du langksrshhshshshhhhshshhhshshhshhshblam---biiiiip

Tes idéolangues sont décidément d'une complexité extrême.

On peut avoir un aperçu de tes bandes-dessinés ?

 

>> Napishtim - J'ai comme l'intuition que ce script aura un rapport avec le paradigme de l'émergence que tu as présenté récemment
>> Nemszev - LOL.

Pour les BDs, je suis en cours de défrichage des projets avec des collaborateurs, donc je n'ai rien de concret à montrer pour l'instant. Et c'est sans rapport avec les idéolangues, malheureusement. L'un des projets est une série sur les sciences pour les 10-12 ans. Un autre est pour adultes, sur la question de savoir si, quand on est immortel au milieu de mortels à courte vue, on peut quand même faire des projets à long terme (traité de manière comique).

Comme l'interstellarien des peau-lisse est en panne, je vais résumer quelle était mon intention de départ: Je voulais passer en revue diverses façons de percevoir-concevoir les langues, comme un résumé de toutes les "affres épistémologiques" par lesquelles je suis passé notamment dans l'adolescence, pour embrayer sur l'élaboration de certaine langue qui est en train de fermenter au fond de ma tête et conclure sur un épigramme-épitaphe sur le cadavre de la planète. C'est gai, hein?